Essayez de nous voir tels que nous voulions paraître : nous étions audacieux et puissants, nous avions atteint le sommet de notre courbe ascendante, nous pensions affronter l’éternité ainsi, sans plus rien devoir changer. C’était une évidence, la fin de l’Histoire. Depuis quelques générations, nous avions tout : l’abondance à portée de chacun, la paix dans la sécurité, la force au service du bien, l’assurance de la justice, sinon de la justesse.

Ce n’était qu’une muselière. Nous trichions, mentions au besoin, cachions les égarés en les traitant comme déviants. En les rééduquant. En leur apprenant de force à prendre place dans notre grande course au progrès, à la richesse, au plaisir.

Nous parlions d’égalité et de compétition sans voir la contradiction. En nous aveuglant. Comme toute course, notre prospérité générait des gagnants, et donc des perdants. La richesse de quelques-uns ne s’appréciait qu’à la relative pauvreté des autres. Personne ne manquait de rien, mais certains avaient moins, étaient moins...

L’égalité avait plus de valeur que de sens pratique. Une chance de gagner pour chacun. Cela voulait dire ne rien laisser passer, exploiter toutes les opportunités, courir plus vite, plus loin, plus haut. Courir toujours. Cela ne pouvait cesser.

Ils se sont abattus comme une grêle qui a tout entraîné. Par leur seule présence, ces extraterrestres ont jeté notre harmonie par terre. Nous ne pouvions plus courir, ils encombraient la piste. Nous ne pouvions plus courir, donc nous risquions de tomber.

Nous avons tenté le contact, confiants et forts. Ils n’ont pas répondu et sont restés toujours muets. Mais vous aimez leur silencieuse présence, leur beauté. Elle vous est naturelle, comme celle d’une montagne ou d’une fleur.

Nous avons cherché à les connaître, à les comprendre, à les analyser. Ils sont demeurés opaques, hermétiques, inconnaissables. Ils étaient autres et le sont encore. Mais vous aimez aujourd’hui leur mystère, l’interrogation qu’ils suscitent, la réponse toujours fuyante qu’ils proposent.

Ils étaient là, immobiles, silencieux, comme les piquets d’une barrière érigée entre l’avant et l’après. Et vous aimez cet après qui est votre présent, votre cadeau.

Lorsqu’ils ont plongé leurs racines dans les profondeurs de la terre, nous avons commencé à ressentir la peur. Nous avons compris qu'ils étaient là pour rester. Lorsqu’ils on grandi, dépassé nos plus hauts bâtiments, notre colère a grandi avec eux.

On dit d’une plante qui s’épanouit qu’elle a trouvé sa terre. Ils avaient trouvé leur Terre, mais c’était la nôtre.

S’ils arrivaient aujourd’hui, vous accueilleriez l’énigme qu’ils constituent comme une bénédiction. Vous leur donneriez les noms drôles, ou tendres, ou majestueux qu’ils méritent. Vous danseriez sous leurs ramures nacrées, autour de leurs troncs miroitants. Vous aimeriez voir la lumière chanter en les contournant et leur ombre marquer les plus belles heures du jour. D'ailleurs vous le faites sans doute. Parce que vous êtes adultes et nous, vos pères et mères, n'étions que des enfants coléreux.

Ils prenaient trop de place. Ils ne servaient à rien. Nous ne pouvions rien apprendre d’eux. Nous savions seulement que nous n’étions plus seuls et que ces envahisseurs ne partageaient rien avec nous. Ils entravaient la course. Ils faisaient diversion et nous ralentissaient.

Que de questions ils ont soulevées. S’agissait-il d’une tête de pont ou d’une invasion finale ? Chaque pieu enraciné était-il autonome, le membre apparent d’un corps plus vaste, le relais d’un réseau ? Étaient-ils des machines ou des êtres vivants ? Conscients ou sans âme ? Même cela nous échappait. La peur et la colère ont grandi sur ce terreau d’ignorance.