Chapitre 2 : La décision
— J'ai manqué de discrétion, une fois de plus...
Feignant l'embarras, la créature leva les yeux en direction de l'astre lunaire dont les reflets rougeâtres s'accordaient parfaitement à ceux de ses pupilles. Elle réarrangea ses cheveux d'un geste de la main avant de poursuivre :
— Pourquoi ne dis-tu rien, as-tu peur ?! me demanda-t-elle avec enthousiasme. Tu n'as pas à t'en faire, je ne vais pas te tuer.
Je restai silencieux, un homme était mort et j'ignorai à quoi j'avais à faire. Devais-je prendre mes jambes à mon cou ? La curiosité l'emporta.
— Je suis Steve Marshall ! dis-je d'une voix qui se voulait assurée. Je suis psychologue. Que se passe-t-il ici ? Qui êtes-vous ?
Elle dut percevoir que mon intérêt portait davantage sur la seconde question puisqu'elle ne répondit qu'à celle-ci.
— Je m'appelle Amy, je suis un démon. Enchanté !
— Un démon vous dites ?
— C'est exact.
— Le macchabée à vos pieds...
— C'est Boby, il connaissait les risques.
— Qu'y a-t-il après la vie ?
— La mort haha, mais je ne connais que la moitié de l'histoire et je ne te dirai rien aujourd'hui.
— Que faites-vous ici ?
À mesure que je l'interrogeai, elle s'avançait. Lentement, méthodiquement, le sourire aux lèvres.
— Je pourrais te répondre mais il me faudrait te tuer. Je n'en ai pas envie. Tu es amusant Steve. Tu n'as pas fui, tu n'as pas appelé la police et tu parles avec moi comme tu le ferais avec une vieille amie. Je serais curieuse de savoir ce que tu fais ici, toi. Qu'espérais-tu trouver en te précipitant dans cette sombre ruelle ?
Je maintenais mon mutisme. Face à cette absence de réponse, elle éclata de rire avant de se mettre à faire la moue, prétextant un manque d'honnêteté et d'engagement de ma part. Elle s'approcha davantage, posa ses doigts sur mon visage, j'amorçai un mouvement de recul.
— Zut, déjà ? Je suis désolée, mais je dois partir. Que dirais-tu de me retrouver demain au parc ? J'y serai avant le lever du soleil, sûrement à proximité du lac. Elle semblait légèrement contrariée, mais s'efforçait de ne pas le laisser paraître. Nageant en plein brouillard, j'estimai plus sage de me taire.
Elle s'en alla. Une partie de moi s'attendait à la voir disparaître dans un écran de fumée ou s'envoler dans les cieux, mais cette nuit, je n'eus droit qu'à une simple marche. Il me fallut attendre qu'elle soit hors de vue pour que je puisse enfin reprendre mon souffle, je n'avais plus que Boby pour seule compagnie. J'observai le corps à distance raisonnable. Il était allongé, face contre terre. Le sang semblait provenir d'une plaie localisée à proximité de la cage thoracique, mais impossible de m'en assurer. Je rentrai chez moi.
— Miaou
— Je sais Luffy, je suis en retard. Voilà pour toi, tu ne me laisses même pas le temps de me mettre à l'aise hein ?
À peine rentré, je retirai ma veste, nourris mon chat, saisis un stylo et entrepris de tenir un journal. C'est une idée qui me trottait dans la tête depuis un moment, seulement, j'avais à présent une raison valable de m'y mettre. J'allais la revoir, je devais noter tous les éléments hors du commun en lien avec cet être extraordinaire. Inutile d'appeler la police, ce serait ennuyeux. Si elle avait voulu me tuer, je ne serais déjà plus de ce monde, il n'était donc pas exclu de la côtoyer pour le moment. Des questions subsistaient. Pourquoi etait-elle partie si précipitamment ? Qui était-elle exactement et qu'attendait-elle de moi ? Je préférais garder mes hypothèses en tête et me concentrer sur les faits.
Nous sommes le 20 décembre, il est 23h06 quand j'écris ses lignes. Hier, j'ai rencontré Amy "le démon" pour la première fois. Aujourd'hui... Et bien on peut dire que la journée fut longue.
— J'ai besoin que tu supprimes quelqu'un pour moi.
C'est la première chose qu'elle me dit lorsqu'elle me revît au lieu de rendez-vous. Elle était assise sur un banc, face au lac et semblait prendre plaisir à nourrir les canards qui le peuplaient. Le soleil était encore endormi et d'épais nuages dissimulaient l'éclat de la lune, mais j'en distinguai assez pour deviner qu'elle était vêtue de la même façon. S'était-elle rendue au parc immédiatement après notre rencontre ?
— Vous plaisantez ? Je ne suis pas un tueur et encore moins votre larbin. Trouvez-vous quelqu'un d'autre.
Elle ne semblait pas s'inquiéter de mon refus. En fait, elle n'eut aucune réaction, consacrant toute son attention aux canards qu'elle nourrissait.
— Alors c'est ok ?
— Vous n'avez pas entendu ce que je viens de dire ?
— Si bien sûr, mais c'était une réponse ennuyante. Tout être peut tuer s'il est mis dans de bonnes dispositions.
— De bonnes dispositions ? Je ne vois pas la chose aussi positivement que vous.
— Tu sais bien que certaines personnes abusent impunément de la chance qui leur est offerte, mettant en péril la vie d'autrui par pur égoïsme.
En effet, je le savais.
— Combien de temps comptes-tu encore rester les bras ballants ? Combien de vols, de meurtres, de tragédies vont encore se dérouler sous tes yeux sans que tu ne bouges le petit doigt ? Combien de Maria ?
Je ne pus cacher ma surprise.
— Comment êtes-vous...
— J'en sais plus encore que tu ne le penses. Écoute Steve, dit-elle avant de se lever et de plonger son intense regard cramoisi dans le mien. Ce que je t'offre, c'est le pouvoir de changer les choses, le contrôle. Réfléchis-y.
Elle m'informa qu'elle viendrait rendre visite à ses amis à plume tous les jours avant l'aube et me laissa sept jours pour lui faire part de ma décision.
— Monsieur Grey, nous en avons déjà parlé à maintes reprises. Vous êtes venu ici même, avec votre fille le mois dernier. Vous vous en souvenez ?
— Bien sûr, je ne suis pas encore sénile !
— Personne n'a dit que...
— Mais c'est ce que vous insinuez. Je vous dis que ma fille complote contre moi, ils veulent ma peau pour obtenir l'héritage !
— Personne ne veut vous tuer, votre fille vous aime. Vous devriez lui dire ce que vous ressentez, notamment les raisons de votre défiance.
— C'est à cause de ce foutu George, il lui a monté la tête, je vous dis ! J'en suis certain, je ne l'ai jamais aimé celui-là.
Cela faisait plusieurs mois que je supportais les plaintes de cet homme, le genre de patient dont il ne faut pas attendre la moindre évolution, car trop têtu, trop borné, trop vieux. Il répétait inlassablement les mêmes propos dès l'instant où il posait le pied dans mon bureau.
— J'ai l'impression que vous n'aimez pas grand monde Monsieur Grey. Etes-vous certain de ne pas simplement vous ennuyer ?
— Ha ! Au moins vous êtes honnête, riez tant que vous le pouvez, mais sachez qu'un jour, vous aussi, vous serez trahi par ceux que vous aimez. Lorsqu'ils n'auront plus besoin de vous et qu'ils vous jetteront comme une vieille chaussette. C'est à peine si mes enfants viennent me rendre visite.
L'octogénaire avait prononcé cette dernière phrase avec émotion.
— Votre famille ne vous a pas abandonné, elle s'interroge simplement sur votre attitude, vous devriez appeler votre fille dès ce soir, vous n'avez rien à y perdre.
— Merci Monsieur Marshall.
— À vendredi prochain Monsieur Grey.
Moi, délaissé par mes proches ? Encore faudrait-il que j'en aie. Lorsque l'on s'attache, il faut s'attendre à ce que notre affection soit violemment piétinée par ceux-là même que l'on considère comme notre famille. Personne n'est indispensable, Nous ne côtoierons qu'un seul individu de façon certaine du début à la fin de notre existence, nous-même. Ce sont des leçons qu'il vaut mieux garder en mémoire, si on ne veut pas s'effondrer suite à l'abandon de ceux auxquels nous avons été dépendant.
Le temps était pluvieux, je souhaitais retrouver la chaleur de mon modeste foyer au plus vite, mais je pris le temps d'observer la ruelle de la veille. Le corps avait disparu et la zone était entièrement bouclée, évidemment. Je devais m'attendre à me faire interroger sur la victime dans peu de temps.
— Prends ça salope !
Le poing vint s'écraser sur la mâchoire du jeune homme qui s'écroula sur le bitume trempé, s'en suivit une pluie de coups de pieds désordonnés. Côtes brisées, multiples contusions, traumatisme crânien. Il se recroquevilla impuissant face aux assauts incessants de ses agresseurs. C'était une scène routinière du quartier, je n'y prêtais plus attention depuis un bon moment et j'aurais sans doute poursuivi mon chemin si je n'avais pas reconnu le visage de Julien.
— Arrêtez ! m'écriai-je.
Tous s'arrêtèrent, surpris sans doute d'avoir été interrompus.
— J'ai appelé la police. Vous pouvez vous en prendre à moi si vous le souhaitez, mais chaque seconde de perdue vous rapproche de l'habitacle que vous méritez.
C'était faux, je n'en avais pas eu le temps, mais ces individus n'étaient pas réputés pour leur bravoure. La bande sembla hésiter puis l'un des voyous, plus grand que les autres, se mit à courir. Les autres le suivirent aussitôt. J'appelai une ambulance.
— Je ne m'attendais pas à te revoir si tôt. Quelle est ta réponse ?!
— Je veux d'abord en apprendre davantage sur votre homme.
Elle sourit.
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