I. La secte

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Dans le sombre fourmillement d’une cité humaine, un garçon suivait son maître. Leurs deux silhouettes recouvertes par de grandes capes anthracites se mouvaient en harmonie dans le chaos gigotant de la ville. Des humains et d’autres êtres plus bizarres marchaient, couraient, criaient, sifflaient et grognaient en tous sens. Le garçon glissait deux yeux noirs d’un côté et de l’autre, sans perdre de vue le vieil homme qui le précédait. Celui-ci avançait d’un bon pas dans la foule, se moquant de faciliter la tâche à son apprenti, bousculant les idiots qui avaient le malheur de se mettre sur son chemin, et le tout dans un silence de mort.

Ils prenaient des virages étranges, s’enfoncèrent dans des ruelles de plus en plus étroites, de plus en plus encombrées. Des quartiers résonnant des cris et des jurons de la populace crasseuse, des ruelles sombres malgré le soleil qui brillait à son zénith, et des recoins si étroits qu’ils devaient s’y faufiler l’un après l’autre pour passer dans un mince espace entre deux bâtiments.

Puis, au beau milieu d’un endroit qui n’avait visiblement rien de remarquable, juste derrière un bâtiment qui devait être une auberge, le maître se retourna enfin.

« Maintenant Davian, suis bien chacune de mes instructions et imite à la perfection chacun de mes gestes. Compris ? »

L’adolescent hocha la tête sans rien dire. Le maître se dirigea vers le mur du bâtiment et fouilla le sol à grands coups de botte jusqu’à retrouver la trace d’une trappe qui y était dissimulée. Il l’ouvrit et descendit une échelle. Son apprenti le suivit.

Ils débouchèrent dans un long couloir humide, haut de plafond, dont la pierre grisâtre paraissait suinter des gouttelettes d’eau. Le maître assassin fit un geste brusque et s’avança sans hésitation en levant le pied aussi haut que possible.

« Fais bien attention. Passe exactement là où je passe et lève la jambe assez haut pour ne pas toucher les fils. »

Davian comprit de suite de quel genre de piège il s’agissait, alors, sans discuter, il suivit scrupuleusement ces instructions, jusqu’à ce que son maître recommence à marcher normalement. Ils passèrent à une vive allure dans un couloir qui tournait sur lui même en descendant, et s’arrêtèrent devant un petit escalier.

Le maître prit son élan et bondit par dessus les marches sans les toucher. Il se retourna à peine pour lancer un regard à son apprenti. Davian n’eut pas besoin qu’on lui rappelle ses instructions : il imita son maître.

Sans hésiter, l’assassin reprit son mouvement, et arrivé à un croisement il se précipita dans le couloir de gauche sans une seconde de réflexion. Là, sans se retourner, il lança à l’apprenti :

« Ici, surtout, ne touche pas les murs avec tes mains. Sous aucun prétexte. »

Davian, au fruit de son entraînement, connaissait assez bien la myriade de poisons utilisés par les assassins pour savoir que cet avertissement n’était pas à prendre à la légère. Il prit bien garde de se placer au milieu du couloir et de garder les bras le long de son corps. Puis au bout de quelques mètres, son mentor lui lança une nouvelle instruction.

« À partir d’ici, arrête de respirer jusqu’à nouvel ordre. »

Davian retint aussitôt son souffle, mais son esprit se troubla. Quel genre de gaz pouvait être aggloméré suffisamment longtemps à hauteur d’homme et rester létal en permanence ? Ne devrait-il pas se dissiper, ou alors se retrouver agglutiné au sol ? À moins que ce ne soit quelque mécanisme qu’ils avaient activés, mais pourquoi son maitre aurait pris le risque de l’actionner ?

Davian resta, le souffle coupé, tandis que son tuteur avançait benoitement, presque trop calme. Davian commençait à sentir son sang pulser rageusement. Il aurait de la peine à retenir plus longtemps sa respiration.

C’est alors que le maitre assassin laissa échapper un rire cruel.

« Je te fais marcher, Davian. Il n’y a pas de gaz toxique ici. Comment crois-tu que les invités font pour accéder au sanctuaire ? »

Davian émit un long souffle, rassuré. Son maitre accéléra le pas sans se priver de quelques commentaires.

« Tu es très obéissant, Davian, mais tu en oublies d’observer et réfléchir. La moitié des pièges que je t’ai fait éviter n’existent pas. Tu aurais pu les repérer par toi même, ou repérer leur absence. Tu as choisi de me croire sur parole, un choix pertinent, c’est vrai, mais qui te confine dans un seul mouvement déterminé par autrui. Tu sacrifies de ta liberté pour un peu de sécurité, sans avoir de preuve concrète que tu gagnerais réellement au change. »

Davian se tut dans un premier temps. Ils parvenaient devant un long escalier, et son maitre se jeta dedans et en dévala les marches deux à deux. Davian s’approcha prudemment et fit grand attention à poser ses bottes uniquement sur les marches que son maitre avait touchées.

« J’apprendrais cette leçon, maitre. » fit-il dans un murmure. « Mais sauf votre respect, je crois qu’il est bien plus simple de prouver qu’untel est là que de prouver qu’untel n’est pas là. L’absence ne prouve rien, le fait de ne rien voir ne signifie pas que j’aie assez bien observé.

- Ce que je te reproche, Davian, c’est la paresse qui t’a fait oublier d’analyser l’environnement par toi même. À quel prétexte ? Tu me fais confiance peut-être ? Tu ne devrais pas. Et si je ne t’avais pas prévenu de certains pièges pour te laisser les repérer toi même ?

- Il aurait fallu pour cela que vous me fassiez passer devant, et je ne l’aurai pas permis. C’est vous qui me l’avez enseigné, maitre. »

Le mentor eut un rire caustique.

« Un jour je te ferai ouvrir la marche. Ce sera drôle. »

Ils parvinrent dans le dernier couloir. Un bassin d’eau profond d’une dizaine de centimètres occupait le centre de celui-ci. Au bout se trouvait une lourde porte.

« Traverse le bassin, Davian. Il t’est interdit de le contourner. C’est autant pour te laver avant d’entrer dans le sanctuaire que pour t’imprégner de sa sainte humidité. »

L’assassin marcha dans le pédiluve sans ménagement, et son apprenti, après quelques secondes d’hésitation, l’imita, projetant un peu d’eau jusque sur ses hauts de chausses.

Devant la porte, son mentor trifouilla dans un mécanisme de cadenas arrangés les uns sur les autres, défit la serrure, et fit pivoter une lourde poignée circulaire qu’il devait saisir des deux mains. Le processus se fit dans un fatras de râlements de fer rouillé, et quand la porte pivota, Davian remarqua une flaque d’eau se glisser par en dessous.

La porte glissa vers l’intérieur, ouvrant sur une salle immense. Les deux silhouettes grisâtres pénétrèrent dans l’antre, et Davian eut le souffle coupé durant une seconde, dans ce qui ressemblait à une sorte d’extase religieuse.

Tout était en mouvement. Dans une clarté moite, légèrement bleutée, projetée par des lanternes dont l’éclat iridescent glissait sur l’eau. Les mécanismes dantesques du sanctuaire de Launique se mouvaient avec grâce. Des ruisseaux coulaient en toutes directions dans un chaos à la précision mathématique. Chaque parcelle de sol était éclaboussée, d’eau, mais aussi d’autres fluides.

Autour de Davian, qui suivait désormais son maitre comme son ombre, une agitation assez similaire à celle de la ville se faisait sentir. Mais tout ici était embaumé de la clameur sacrée de Launique. Sur quelques fauteuils moisis d’humidité, des silhouettes éparses se livraient à des orgies. Plus près, des masses, humaines, équestres, ou verdâtres avachies sur des coussins s’abimaient dans toutes sortes de drogues et dardaient des yeux bovins sur les visiteurs. Quelques âmes errantes patrouillaient en récitant d’étranges psaumes qui sonnaient comme des glougloutements, d’autres plus exaltés encore s’agenouillaient devant des fontaines qui servaient d’autels et se flagellaient sous le flot de l’eau, mélangeant leur sang aux fluides qui couraient dans tout le précieux temple hypogé. Moins illuminés mais tout autant à leur place, des criminels, bandits, trafiquants et marchands en tout genre avaient dressés des étals immoraux dans chaque recoin du temple de Launique. On reconnaissait quelques tueurs à gage qui jouaient à des jeux de hasard entre deux fontaine, des marchands qui déployaient des barils entiers de poudres, d’herbes et de graines empoisonnées servant de drogues, et bien sûr les trafiquants d’esclaves qui lassaient trainer leur marchandise misérable partout. L’esclavage était bien sûr illégal dans cette ville, alors le refuge du culte de Launique permettait à ces contrebandiers d’échanger en toute quiétude toute sorte de gens et de créatures pour tous les usages, surtout les plus vils.

Dans ce capharnaüm où se mêlaient les mouvements de l’eau, les éclaboussures de sang, le vomi et les autres fluides innommables, Davian se sentait étrangement autant exalté qu’il était intimidé. Ses yeux furetaient partout avec une réelle curiosité, tant qu’il avait de la peine à rester sur les talons de son maitre. Au milieu de la horde de criminels, de barbares et de trafiquants, les deux assassins ne faisaient pas du tout tache. Le mentor de Davian souriait même, dans son élément.

« Cet endroit est merveilleux. J’aime voir ça comme étant un petit aperçu de ce à quoi ressemblera le monde, un jour, quand nous aurons fait le nécessaire pour y parvenir. J’espère que tu es à ton aise, Davian ? »

L’adolescent hocha vigoureusement la tête. Il était fasciné.

Un chuintement étrange détourna son attention. Devant, un petit être faisait irruption brusquement et se ruait sur eux, au point de presque les télescoper. Il s’arrêta juste à temps, et les dévisagea prestement, la tête penchée sur le côté.

Davian retint son souffle en le regardant, son esprit piqué par la bizarrerie. Il avait devant lui un elfe, il en était certain. Il avait suffisamment étudié la biologie de tous les êtres vivants de Pangué et les manières de les tuer. Cet elfe cependant devait être très jeune, ce qui par rapport à un humain ne voulait pas nécessairement dire grand chose. Il était un brin plus petit que Davian, et portait une sorte de chemise blanche et un long tablier en cuir noir, ou plutôt qui devrait l’être si sa teinte n’était pas totalement déformée par une myriade de taches étranges, de brûlures et de traces multicolores. Le tablier descendait jusqu’à ses chevilles, ne cachant pas deux petits souliers noirs imbibés d’eau.

En voyant le visage de l’elfe, Davian fut à la fois troublé et fasciné. Cet elfe était encore un bourgeon, son corps svelte était condensé, sans ride ni rien qui dépasse de sa peau lisse comme une jeune feuille et d’un verdâtre pâle, granuleux. Il n’y avait bien que deux grandes oreilles, là encore pas tout à fait développées, juste deux os raides qui dépassaient de chaque côté du crâne, perpendiculaires à son visage. Ses cheveux, eux, ressemblaient à de la mousse naissante, au vert si clair qu’il vous froissait les yeux, débordant dans un chaos mal entretenus, se froissant avec même ci et là des grumeaux bleuâtres qui devaient être des bouts de moisissure données par l’humidité. Il penchait la tête par dessus son épaule en dévisageant les inconnus, et son visage se para d’un magnifique sourire. Cependant, ce qui attira le plus le regard de Davian à ce moment là, c’étaient les deux yeux de l’elfe.

Ils étaient tous deux remplacés par de sordides objets en cuivre, jaillissant de ses orbites comme deux cylindres curieux. Ils avaient presque l’air de tinter sous ses fins sourcils de verdure, leur métal aussi cuivré que verdâtre par endroits. Davian reconnut le vert-de-gris, signe de rouille, mais aussi un poison efficace sur les humains. Les deux objets d’artisanat jaillissant du crâne du jeune elfe avaient à leur pointe une sorte de globe en verre, qui devait correspondre à une sorte de pupille. Ils se focalisèrent soudainement sur Davian. L’apprenti assassin resta difficilement impassible, mais se sentit envahi d’un sentiment étrange dans ses intestins en soutenant ce regard artificiel.

Puis l’elfe poussa un couinement joyeux et leva les deux bras dans les airs. Il parla avec une candeur presque enfantine, à moins que ce ne soit que l’effet de quelque drogue.

« Ah ! Mais vous êtes nos deux assassins !

- En effet. » fit le mentor de Davian avec un soupir. « Mais attention, je suis un assassin. Lui n’est que mon apprenti, il s’appelle Davian.

- Bien sûr, bien sûr… mais le patron m’a demandé de vous accueillir. Je suis enchanté de vous rencontrer. »

Il serra la main de l’assassin, mais Davian avait l’étrange impression que quel que soit l’angle, les cylindres qui servaient d’yeux à l’elfe ne le quittaient pas du regard. Il se tourna d’ailleurs vers Davian et lui tendit la main à lui aussi.

« Enchanté Davian. Je m’appelle Mahast’Hurbe Muhat, mais tu peux m’appeler Mahast. Si tu as des questions, n’hésite surtout pas, je serai ravi de te répondre. »

Davian n’était pas certain de savoir comment réagir. Il vérifia d’un coup d’œil que la main qu’on lui tendait ne cachait pas un dard empoisonné. Une méthode qu’il connaissait bien. Puis, comme l’avait fait son maitre, il attrapa la main de l’elfe.

« Enchanté, Mahast. » Il accompagna sa question d’un geste en portant la main vers ses paupières. « Si ce n’est pas indiscret, qu’est-ce que…

- Ces choses là ? Mes implants oculaires. Je les ai fait moi même ! »

À la grande surprise, et au grand désemparement de Davian, l’elfe ne lâcha pas sa main, la serrant au contraire très fort pour ne pas la laisser s’échapper. L’aspirant assassin ne sut trop quoi faire tandis que son interlocuteur partait dans une longue tangente.

« Ces yeux sont de ma confection, ils m’offrent plein de possibilités. C’est bête de simplement observer le monde avec des yeux normaux, quand on peut voir pleins de nouvelles choses. Moi, ces yeux me permettent de voir instantanément les choses telles qu’elles peuvent être améliorées. C’est mon truc ! Par exemple, toi, je te regarde… » il désigna d’un doigt diverses parties du corps de Davian « Je peux déceler des choses. Tu es très bien, mais tu serais encore mieux avec certaines parties de ton corps plus rigides. Si on changeait un peu le matériau on pourrait t’améliorer. »

Davian se contenta de battre des paupières avec anxiété. L’elfe était extrêmement proche, et paraissait à deux doigts de palper sa chair.

« Mais ce n’est pas tout tu sais ! » Mahast repliait maintenant son bras, tirant à lui la main de l’apprenti assassin qu’il tenait toujours. « Tiens, les autres elfes, en général, s’imaginent bêtement que la sagesse vient du sommeil et que c’est en dormant qu’on trouve les idées. Stupide ! Stupide ! Ces imbéciles s’égarent ! Le progrès technologique ne peut pas venir des rêves, il vient de notre action sur le monde ! Purement de nos actions, de tous nos actes pour influencer les choses qui sont. En observant les objet, je trouve les moyens de les améliorer ou de les convertir ! Dormir c’est pour les idiots ! Moi je me suis fait ces implants pour ne plus avoir de paupières. Un peu de sucrabyme, et voilà que je n’ai plus besoin de dormir, cette tare ! Les adorateurs de Cliclac me voient comme un apostat, mais moi j’ai compris comment être un vrai savant, tu vois ? La science c’est un mouvement ! Un mouvement ! L’opposé de la stagnation et du sommeil. Le tout avec les inventions, c’est de changer le monde et les objets, modifier, améliorer, mettre en mouvement, créer, détruire, faire exploser ! J’adore faire exploser des trucs ! »

À ces derniers mots, il rapprocha si vivement son visage de celui de Davian que leurs deux nez se touchèrent l’espace d’une fraction de seconde, le temps que Davian se recule, comme horrifié. Étonnamment, il retint son réflexe de défense qui aurait été de poignarder l’elfe dans la gorge. En fait, il se sentait étrangement inhibé par la proximité de Mahast’Hurbe Muhat.

« Tu as déjà fait exploser des trucs Davian ? Moi j’adore ! Je suis expert en matière d’explosions ! C’est juste, si beau ! C’est l’expression la plus pure et en même temps la plus sophistiquée du mouvement brut, de l’éclatement de la matière et des formes. C’est si parfait ! C’est ma manière favorite de rendre hommage à Launique ! Je crée, je détruis, je brûle, je liquéfie, et je fais exploser des trucs. On devrait faire exploser des trucs ensemble Davian ! Ça serait génial non ? »

Davian ne sut même pas quoi balbutier, alors il resta muet, cherchant désespérément la réaction qu’on attendait de lui. Était-ce un test ? Pourquoi se sentait-il tout bizarre dans ses intestins ? Est-ce qu’on l’avait drogué ? Est-ce que c’était l’odeur de l’elfe ?

Heureusement, son maitre intervint après avoir observé la scène avec amusement pendant un instant. Il interpella l’elfe en posant sa main gantée directement sur sa tête pour le forcer à regarder dans sa direction.

« Mahast, j’apprécie ton agitation, mais mets là à profit en nous menant devant le seigneur de ces lieux. Tu crois qu’il aurait la patience de nous attendre ?

- Non, bien sûr, le patron est impatient. Il attendait ses assassins depuis un moment. C’est un jour heureux !

- Sans doute. Et où est-il ?

- Oh, je vous y amène. Le groupe doit être prêt. »

L’elfe fit volte face, oubliant encore de lâcher la main de Davian jusqu’à ce que celui-ci se dégage finalement. Mahast’Hurbe Muhat les guida à travers les ruisseaux artificiels qui coulaient ci et là. Des mécanismes ingénieux faisaient se déplacer dans les airs des plate formes, suspendues au plafond par des chaines, et actionnées par le poids de l’eau qui se déversait dans un sens où dans l’autre. Le trio incohérent se plaça finalement sur une petite plateforme flottante qui se remplissait et se désemplissait de manière cyclique tout en se déplaçant le long d’un ruisseau. L’elfe ne tarit pas d’éloges sur le système de la structure, expliquant combien les miracles de Launique et l’ingéniosité de ses adorateurs étaient à saluer.

À la suite du guide, ils sautèrent de la plate forme pour se retrouver sur le rebord d’un dantesque bassin dont l’eau dense et bleutée coulait sur un fond de pierre noire. Dans ce bassin, un corps massif reposait ses muscles gargantuesques, à moitié porté par l’eau. Ses quatre pattes flottant dans le liquide, son ventre équestre immergé et seul son buste humanoïde jaillissant hors de l’eau comme un récif, un gigantesque centaure se détendait dans le bassin. Entouré d’esclaves nus qui se baignaient autour de son corps, il fumait un mélange de drogues avec un énorme appareil faisant de grosses bulles de fumées posé sur le rebord du bassin. De la fumée sortait de sa bouche et de ses narines bestiales. Malgré son extase, le centaure restait tendu, et c’est deux yeux vrillés par la un mélange de colère et d'anxiété qui se posèrent sur les assassins.

Ceux-ci se prosternèrent immédiatement. Le maitre salua en ces mots :

« Salut à vous, ô seigneur Aurgasm, grand hiérophante du temple… soient vos fluides bénis… »

Le centaure le dévisagea d’un air dur. Puis un mouvement dans l’eau trahit qu’il venait de vider sa vessie dedans. Le monstre équestre émit un râle de plaisir, puis reprit sa pipe à chicha.

« Tu en as mis du temps. J’attends depuis un moment mes deux assassins. Crois-tu que notre déesse se complaise à… attendre ?

- Ô grand seigneur Aurgasm, mon apprenti n’était pas encore prêt. Vous auriez pu faire appel à d’autres assassins, le temps que je finisse son éducation.

- J’avais besoin de toi. Notre projet cette fois ne se satisfera pas d’un travail d’amateur. J’ose espérer que ton apprenti est capable au moins de nous suivre ?

- Il est éclairé à presque tous les secrets des assassins de l’ordre, monseigneur. Un véritable tueur de Launique… Il ne lui manque que l’expérience concrète. »

Le centaure renâcla.

« Il sera servi. Nous aurons un groupe de six. Je vous accompagne, ainsi que Mahast’Hurbe Muhat, mon alchimiste. Il a participé à mettre au point le dispositif, et c’est lui qui le mettra en marche le moment venu. Vous deux, vous assassinerez plusieurs cibles. J’ai aussi ces deux compagnons d’armes qui nous accompagneront.

Il désigna deux êtres qui attendaient sur les rebords du bassin. L’un d’entre eux était un orc, assis sur un fauteuil en laissant ses pieds tremper dans l’eau. Il lisait un livre, et ne semblait pas le moins du monde prendre garde aux nouveaux arrivants. Ses yeux félins coulaient mollement sur les lignes de l’ouvrage. Ce n’est que quand le centaure prononça son nom que l’orc releva légèrement sa tête de derrière le livre.

« Zharat Ehcsztein d’Ustrat. Treizième, ou quatorzième du nom, je ne sais plus. Un fidèle un brin douteux. Ne lui faites pas confiance. »

L’orc écarta son livre, et Davian put voir d’autant mieux le masque épais qui recouvrait sa mâchoire. Une imposante muselière qui lui interdisait tout mouvement de la bouche, comme pour l’empêcher de parler… ou de mordre.

« C’est un philosophe. Un dangereux philosophe. Il doit garder ce masque pour au moins deux bonnes raisons. Je vous donnerai la clé du cadenas, et vous pourrez le lui retirer quand nous aurons besoin de ses… talents… pour neutraliser nos ennemis. »

Aurgasm cracha dans son bassin.

« Mais prenez garde, avec les philosophes, si vous leur donnez le droit de parler, ils vous assassineront de propos abscons et stupides. Je le connais bien. »

L’orc leva les yeux au ciel, et dans un geste très élégant se drapa dans sa dignité et reprit calmement la lecture de son livre, ignorant royalement les étrangers.

« Et pour finir nous avons ce guerrier qui nous accompagnera. »

Le centaure leva mollement un bras. Davian chercha l’espace d’une seconde à comprendre ce qu’il désignait. Puis il baissa les yeux, et le vit. Un guerrier halfelin, haut d’environ un mètre. Il ressemblait plus à un bloc grisâtre ou à une enclume vivante, engoncé qu’il était dans une épaisse cuirasse qui le recouvrait comme la carapace d’un insecte. Ses gantelets en écrevisses serraient un grand glaive effilé, tandis que son immense heaume ne laissait rien transparaitre d’un quelconque visage ou d’une expression. Une petite fente au niveau des yeux laissait peut-être deviner, derrière une ombre opaque, un regard vide. À sa ceinture on reconnaissait une sorte de besace caractéristique des guerriers halfelin, remplie de graines de sanguier.

« Il s’appelle Flake. C’est du moins ce que j’ai crus comprendre. Vous pouvez vous fier à lui, c’est un véritable dévot, mais inutile de chercher à savoir ce qui se passe dans sa tête, ou quelles visions ses graines lui font voir. »

Le halfelin se tenait droit, prostré, aussi immobile qu’une enclume. Le regard plongé dans des hallucinations. Là où sa drogue récompensait la plupart de ses semblables de la vision de leur dieu chimérique, lui voyait autre chose, quelque chose qui l’avait poussé à dédier son âme et son corps à Launique, à devenir l’un des plus fervents fanatiques de ce temple. Mais que voyait-il ? Chaque fois qu’il exprimait quoi que ce soit à ce propos, les seuls sons qui émanaient de lui et qu’il produisit à l’instant où le seigneur Aurgasm prononçait son nom étaient :

« Glouglou… »

Le centaure renâcla légèrement, et se repositionna dans sa baignoire, provoquant une vague qui força ses esclaves à se déplacer.

« Maintenant, assassin, nous ne devrions pas perdre plus de temps. L’opération doit commencer au plus tôt. Dis-moi, par quel nom veux-tu que je t’appelle pour cette fois ? »

Le mentor de Davian sourit de toutes ses dents. Sa barbe argentée parut luire dans l’éclat iridescent du temple.

« J’y ai réfléchi. Allons pour Ikhare.

- Une raison particulière ?

- Pas vraiment, mais j’essaye de faire preuve d’imagination.

- Bien. Et ton apprenti ?

- Il n’a pas encore été confirmé comme assassin à part entière, et n’a donc pas encore renoncé à son nom de naissance. Il s’appelle Davian.

- Bon. »

Le centaure se mit en mouvement. Spectacle impressionnant s’il en était. Chacun de ses muscles lourds se mettait en branle comme dans une machine, et la masse colossale émergea de l’eau dans un ruissellement dantesque qui avait quelque chose de divin.

« Qu’on m’apporte mon armure. Ce soir, du sang va couler dans les égouts. »

En parfaite synchronisation, Davian et son mentor se signèrent, murmurant tout bas des hommages religieux.

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