La maladie
"Le grand écart ! J'aurais été stupéfaite qu'on me dise, la dernière fois où j'ai écrit dans ce journal, le 7 juin, que je serais au lit une semaine plus tard pour m'en relever -- & pas complètement -- le 6 août -- deux mois entiers totalement rayés de la carte -- Ces mots, ce matin, sont les premiers que j'écris, enfin, écrire...depuis 60 jours ; & toutes ces journées passées à souffrir d'une épuisante migraine, palpitations, insomnies, mal au dos, de l'agitation, de l'énervement, des somnifères, des calmants, de la digitaline, faire quelques pas avant de me replonger au fond du lit -- une fois encore, toutes les horreurs sorties du placard noir de la maladie pour me bouleverser. Je vais faire ici le voeu que cela ne m'arrive plus jamais, jamais ! Après quoi, j'avouerai qu'il y a eu quelques compensations. Être lasse et avoir l'autorisation de rester au lit est agréable ; et puis, griffonnant 365 jours par an comme je le fais, observer passivement sans plus avoir à m'activer de la main droite, m'est salutaire. Je jouis d'avoir tout mon temps pour enregistrer. D'ailleurs, les sombres bas-fonds sont terrorisants mais fascinants aussi ; et il m'arrive de comparer la sécurité fondamentale de ma vie au milieu de toutes [...] les tempêtes (enfin peut-être)... avec ce qu'elle avait de précaire et d'effrayant autrefois..."
[Notez bien : j'ai exceptionnellement mené une recherche concernant la maladie dont Virginia était atteinte. Il est évidemment impossible de poser un diagnostique a posteriori. Les experts se basent sur ses écrits et les témoignages de son entourage. Selon les auteurs, j'ai trouvé soit un trouble bipolaire, soit une psychose maniaco-dépressive. N'étant pas psychiatre, je vous laisse investiguer vous-même les détails de ces maladies.]
Deux mois entiers totalement rayés de la carte : c'est l'impression que me laissent les derniers 18 mois. C'est long, 18 mois. Et cela me demande un effort de regarder le chemin parcouru, de me dire que non, ce temps n'a pas été foutu en l'air. Mais rien n'y fait. Mon impression reste un grand vide. Un tissu social délité. Des projets toujours nombreux, mais à l'arrêt. Des pistes en friche, sans énergie pour les explorer et les transformer. Et toujours l'accablante solitude des trop nombreux départs en mer de mon époux.
Difficile aussi de ne pas voir dans mes sentiments un caprice de femme au foyer bien entretenue. En effet, je ne manque de rien, et je n'ai pas l'impératif de gagner un salaire quelconque pour que notre famille vive confortablement. Je suis en sécurité, matériellement parlant, à l'abri du besoin.
Mais je ne suis pas à l'abri de mes propres besoins.
Obtenir un minimum de reconnaissance sociale. Sortir de chez moi, aller vers les autres, rencontrer mes semblables. Alléger ma charge mentale pour monter des projets qui ne concernent pas le foyer. Bosser sans compter mes heures, me perdre dans le travail sans m'inquiéter de mon état de fatigue, ne pas être la seule à assurer le jour et la nuit auprès de mon enfant.
Non, je n'étais pas à l'abri de tomber dans la détresse la plus sombre. Maison, jardin, budget. Rien n'y fait quand la nourriture dont on dépend vraiment vient à manquer.
Par ailleurs, j'ai peiné, pendant toute cette période par trop obscure, à résister à cette injonction purement contemporaine et capitaliste à la productivité, et aux paradoxes qui y sont liés.
Pour être vu et reconnu, il faut alimenter des algorithmes, produire du contenu, abreuver notre audience. Les remplir comme des contenants sans fond (idée reprise en substance du Fossoyeur de Film dans son essai vidéo "Le dernier vrai nanar", allez voir sa chaîne, ça déboite).
Mais est-ce bien compatible avec la fonction même de l'art et de la création, qui n'est pas tant de remplir que de nourrir ?
L'autre pendant de la productivité, concerne l'optimisation du temps, le minutage des plannings, le cadrage de chaque activité. Cependant, si je ne parviens pas à fonctionner comme ça, est-ce bien normal ? Vais-je seulement arriver à sortir ce qui doit l'être ?
La création a besoin de vide, d'ennui, de calme. Mon esprit, très actif, a souvent besoin de se poser, et n'y parvient pas toujours, dans le système actuel, dans ce monde de technologies numériques et de sur-stimulation, et dans l'anticipation permanente de la vie du foyer : repas, lessives, vaisselle, rendez-vous médicaux...
Plus que jamais, il me semble utile de me demander ce que je veux représenter en tant qu'autrice, ce que je veux porter au monde, ce que je défends. Au-delà du plaisir d'écrire. Au-delà de la notoriété.
Je ne veux pas produire de contenu.
Je ne veux pas copier stérilement des recettes éculées.
Et pourquoi pas, marcher dans les pas de Virginia, et imaginer d'autres façons de raconter.
Tordre le bras aux habitudes de narration. Réformer les tropes les plus défraîchis.
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