Chapitre 7 : Jusqu'à lui
Je n’avais pratiquement pas dormi cette nuit-là. L’excitation et le stress s’étaient livrés une bataille féroce dans mon esprit. Chaque fois que je fermais les yeux, des scénarios inépuisables envahissaient mon imagination : comment serait-il en vrai ? Est-ce qu’il sourirait en me voyant ? Et si rien ne se passait comme prévu ? Ces pensées tournaient en boucle, m’empêchant de trouver le sommeil. Malgré tout, une chose était certaine : j’avais hâte. Une hâte dévorante, presque incontrôlable.
Quand le matin s’est levé, je ne ressentais même pas la fatigue des quelques heures de sommeil volées. J’étais animée par une énergie nerveuse, comme si chaque cellule de mon corps avait été programmée pour ce jour précis. Pourtant, tout semblait chaotique. Le choix de mes vêtements, par exemple, avait été un véritable casse-tête. Je voulais être jolie, sans paraître trop apprêtée. Simple, mais marquante. La jeune ado de 16 ans que j’étais était tout sauf calme : mes pensées s’éparpillaient dans tous les sens, mon cœur battait à un rythme effréné.
Quand l’heure du départ a sonné, je me suis rendu compte que ma tête n’était plus connectée à mes gestes. J’étais à deux doigts d’oublier ma valise. Mon père, stoïque comme à son habitude, m’a fait signe de monter en voiture. Il était silencieux, son regard trahissant une certaine réserve. Je savais que ce trajet n’était pas de son goût. Me conduire à plus de deux heures de chez nous pour rencontrer un garçon que je n’avais jamais vu en personne – c’était loin d’être dans ses habitudes ou ses envies.
Le trajet, pourtant relativement court en comparaison à celui de son père, m’a semblé interminable. Deux heures et demie de route, mais chaque minute paraissait une éternité. Je sentais chaque kilomètre qui nous rapprochait comme une vague qui montait en moi, une émotion indescriptible entre euphorie et peur. Mes pensées allaient dans toutes les directions : comment serait-il ? Est-ce qu’il me reconnaîtrait tout de suite ? Et moi, est-ce que je saurais quoi dire ?
Je passais une bonne partie du trajet à lui écrire. Nous nous envoyions des messages frénétiques, comptant les kilomètres qui nous séparaient encore. “Plus que 100 km.” “Nous sommes presque à la sortie.” “Tu es déjà là ?” Je sentais son excitation à travers ses mots, et je crois que c’est ce qui m’a permis de tenir. Lui aussi devait être nerveux, lui aussi vivait cet instant avec une intensité presque irréelle.
Quand nous sommes finalement arrivés à Chantilly, je me souviens très clairement de ce moment. Le parking était déjà là, derrière cette rue que l'immeuble cachait, et je savais qu’il s’y trouvait. Mais juste avant d’y arriver, un feu rouge a décidé de nous bloquer. Ce feu, à cet instant précis, a semblé devenir mon ennemi juré. Il n’en finissait pas, chaque seconde immobile paraissant durer une heure. Et pourtant, c’était là : il était juste derrière, à quelques mètres, invisible mais présent.
Mon cœur battait si fort que j’en avais presque mal. Je fixais ce feu rouge comme si j’allais pouvoir le faire changer par la force de ma volonté. Puis, finalement, il a cédé. Nous avons avancé, lentement, mais assez pour que je puisse apercevoir sa silhouette. Il était là. C’était réel.
On arrivait sur le parking, et je l’ai vu. Il était là, entouré de son père et de sa sœur, comme une image que j’avais rêvée des centaines de fois mais qui, soudain, devenait réelle. De la voiture, je l’apercevais, un mélange d’hâte et de nervosité se lisant sur son visage. Mon père a garé la voiture, et à cet instant précis, tout ce que je voulais, c’était ouvrir la portière, courir vers lui et lui sauter dans les bras. Mais ça ne s’est pas passé comme ça.
Nous étions bien trop timides, bien trop emprisonnés par nos propres émotions. J’ai descendu ma valise, aidée par mon père, tandis que lui restait à quelques pas de moi, immobile, presque figé. Nos pères, eux, avaient commencé à discuter, mais nous, on restait là, plantés, face à face comme deux enfants qui n’osaient pas faire le premier pas.
Je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder, du coin de l’œil d’abord, puis plus franchement. Il était là, juste là, et je peinais à croire qu’il était réel. Il était beau. Pas juste beau dans le sens esthétique, mais beau dans tout ce qu’il dégageait, dans la douceur de ses gestes, dans la chaleur de sa présence. J’avais l’impression que le monde autour de nous s’était arrêté, comme si cet instant n’appartenait qu’à nous.
Et pourtant, nous restions plantés là, chacun de notre côté, nos regards s’évitant et se cherchant à la fois. C’était étrange, presque comique. Nous qui avions passé des mois à tout partager, des mots, des émotions, des rêves, nous voilà incapables de briser le silence.
Puis, un simple regard a suffi. Pas besoin de mots, pas besoin d’explications. Nos yeux se sont croisés, et dans cet échange silencieux, nous nous sommes compris. Nous devions nous éloigner, nous donner cet espace où nous pourrions enfin être nous-mêmes.
Nous avons marché doucement, en silence, loin de nos pères qui continuaient à parler. Une petite ruelle se dessinait juste derrière le parking, discrète et tranquille, comme si elle avait été placée là pour nous. Chaque pas que je faisais vers lui semblait amplifié, chaque battement de mon cœur résonnait dans ma poitrine.
C’était le moment. Ce moment que j’avais tant imaginé, tant attendu. Et à cet instant précis, alors que nous étions enfin seuls, tout semblait à la fois irréel et parfaitement à sa place.
Nos lèvres s’étaient trouvées comme si elles s’étaient toujours connues. Ce baiser n’avait pas besoin de préparation ni de mots pour l’annoncer. Il s’était imposé à nous, comme une évidence, comme la seule chose à faire à cet instant précis. C’était un instant figé, suspendu entre l’irréel et le tangible. Le monde autour s’était estompé, le bruit de la ville, les murmures de nos pères en arrière-plan, le vent frais d’octobre… Tout cela s’était effacé pour laisser place à une seule chose : nous.
C’était furtif, timide, maladroit peut-être, mais c’était surtout terriblement puissant. Comme une décharge qui parcourait mon corps, comme une confirmation que tout ce que j’avais ressenti pendant ces mois d’attente, tous ces frissons à travers un écran, toutes ces émotions qui m’avaient submergée à distance, étaient réels.
Je me souviens que mon cœur battait si fort que je me demandais s’il l’entendait. Mes mains tremblaient légèrement, pas de peur, mais d’excitation pure, de cette adrénaline qui accompagne les moments qui comptent. J’avais l’impression que mes jambes allaient céder sous l’intensité du moment.
À 16 ans, c’était le graal. Ce premier contact, cette proximité tant rêvée, c’était comme si le monde m’avait offert la plus belle des révélations. Et dire que j’allais passer mes vacances scolaires d’octobre près de lui… Cette pensée me paraissait encore folle. Je n’arrivais pas à assimiler que c’était réel, que j’allais pouvoir le voir chaque jour, l’entendre sans interférences d’un micro, sentir sa présence sans l’écran comme barrière.
Mon regard s’attardait sur lui, sur chaque détail. Maintenant qu’il était là, devant moi, tangible, je voulais tout enregistrer, tout mémoriser. La manière dont ses cils se baissaient légèrement après notre baiser, le léger sourire en coin qui naissait sur ses lèvres, la façon dont il respirait un peu plus vite que d’habitude. Son odeur… C’était quelque chose que je n’avais jamais pu imaginer, et pourtant, elle m’envahissait maintenant. Un mélange subtil de savon, de fraîcheur et d’un parfum, qui lui appartenait. Je savais que ce serait une odeur que je n’oublierais jamais. Son contact me faisait frissonner. Chaque frôlement, chaque geste avait un écho dans tout mon corps. J’avais l’impression que ma peau captait tout, même le plus infime des mouvements. Il était là, il était réel, et je voulais ancrer chaque sensation en moi.
Je suivais chaque mouvement de ses mains, la manière dont il passait nerveusement ses doigts dans ses cheveux, la façon dont il jouait avec les manches de sa veste. Tout cela, tous ces gestes anodins, je les découvrais pour la première fois en vrai, et ils me fascinaient. Nos regards se croisaient à nouveau, et dans ses yeux, je lisais mille émotions à la fois. Il y avait de la tendresse, de la retenue, mais aussi une espèce d’émerveillement mêlé à de l’incrédulité. Comme si lui aussi n’arrivait pas à croire que ce moment arrivait enfin.
Nous étions deux enfants, deux âmes liées par un amour naissant, innocent mais intense. Ce n’était que le début, mais c’était déjà tout.
Le trajet du retour a été parfait. Pas un "parfait" qui laisse entendre une simplicité sans accroc, mais un "parfait" qui dépasse tout ce que j’aurais pu espérer. J’avais tant imaginé cet instant, tant construit d’hypothèses et de scénarios dans mon esprit que je craignais presque d’être déçue, ou du moins, de me sentir déstabilisée. Mais il n’en était rien. Ce que je vivais était encore plus beau, plus intense que tout ce que mon imagination avait pu créer.
Les heures de route, qui auraient dû paraître interminables, se sont volatilisées. J’en ai presque oublié la distance qui nous séparait depuis toujours, comme si elle n’avait jamais vraiment existé. Nous étions là, ensemble, dans la même voiture, et pour la première fois, cette réalité me semblait infiniment plus douce que tous les rêves que j’avais tissés autour de lui.
Chaque minute, chaque seconde à ses côtés était une révélation. J’apprenais tout de lui, enfin. Mais pas de la manière dont on apprend à connaître quelqu’un à travers un écran ou par des mots envoyés dans l’urgence d’une émotion forte. Là, c’était différent. Je pouvais observer son corps bouger avec une aisance naturelle, voir son visage s’animer sous la lumière changeante de la route, entendre la façon dont sa voix vibrait différemment selon ses intonations. J’absorbais tout, avidement, comme si chaque détail de lui était une pièce précieuse d’un puzzle que j’avais attendu trop longtemps pour assembler.
Je découvrais ses habitudes, sa façon de tourner légèrement la tête lorsqu’il réfléchissait, ce petit tic de froncer les sourcils quand il se concentrait sur quelque chose d’important. Tout cela m’était inconnu quelques heures plus tôt, et pourtant, ça me semblait déjà familier. Il devenait une évidence.
Et puis, il y avait son père. Un homme d’une gentillesse rare, qui dégageait une légèreté presque rassurante. Il plaisantait souvent, trouvant toujours une manière subtile de détendre l’atmosphère. C’était un peu irréel, cette facilité avec laquelle il avait accepté de faire tout ce trajet, ces kilomètres interminables, juste pour permettre à son fils de me voir. Pour permettre à nous d’exister, malgré la distance, malgré les obstacles. Ce genre de geste, ça marque une vie. Je crois que ce souvenir restera gravé en moi : l’écho de son rire, la bienveillance dans ses mots, la simplicité avec laquelle il s’était prêté à ce rôle de passeur entre deux cœurs qui n’attendaient qu’une chose—se rejoindre.
Plus on avançait, plus je réalisais l’ampleur de ce que j’étais en train de vivre. C’était fou, vraiment. Ce garçon qui, pendant seize ans, avait vécu sa vie à 900 km de moi sans que je n’aie la moindre idée de son existence, était maintenant assis à mes côtés. Et tout, absolument tout, me semblait couler de source. Comme si le monde entier s'était réajusté pour que nous soyons enfin ensemble.
Je l’observais en silence, gravant chaque détail de lui dans ma mémoire. Son parfum, mélange subtil entre celui qu’il avait choisi et celui qu’il portait naturellement sur sa peau. Il sentait bon, terriblement bon. C’était une odeur réconfortante, unique, une signature olfactive qui allait devenir, je le savais déjà, une empreinte indélébile dans mes souvenirs.
Je me demandais s’il avait passé des heures à se préparer avant de me voir. Tout chez lui semblait réfléchi sans être calculé, comme s’il voulait inconsciemment que ce premier instant où nous étions ensemble dans le même espace soit parfait. Et c’était réussi.
Nous avons roulé pendant des heures, et pourtant j’ai eu l’impression que le temps s'était contracté. Que quelques battements de cœur plus tôt, nous étions encore à 900 km l’un de l’autre, et que d’un clignement d’yeux, nous avions brisé cette distance comme si elle n’avait jamais existé.
La nuit est tombée et avec elle, cette impression irréelle de basculer dans un autre univers. Lorsque nous sommes enfin arrivés, je me suis sentie étrangère et familière à la fois. J’étais chez lui. Dans sa ville. Dans son quotidien. Et pourtant, je ne ressentais aucune gêne, aucune barrière. C’était comme si ma place ici était évidente, comme si j’y avais toujours été attendue.
Je sentais son regard sur moi. Ce regard que je connaissais déjà à travers un écran, ce regard qui avait su me bouleverser à distance, mais qui, maintenant, avait une toute autre dimension.
Tout se confirmait.
Ses yeux me parlaient mieux que n’importe quel mot. Ils me disaient tout. Ils me murmuraient qu’il m’aimait, qu’il n’y avait jamais eu aucun doute, qu’il n’y en aurait jamais. Ils exprimaient ce que la distance avait retenu trop longtemps.
Et moi, je buvais ce regard avec la certitude absolue d’aimer en retour.
Il y avait quelque chose d’incroyablement fort dans ce que nous étions en train de vivre. Ce n’était pas un simple coup de cœur d’adolescente, pas une simple illusion née de l’attente et de l’impatience. C’était un amour vrai. Un amour brut, sincère, puissant.
Et j’en avais la confirmation.
Si vous saviez comme c’était intense…
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