Installation humaine
« Que sommes-nous venu faire ici ? » la question tournait en boucle dans l'esprit de la responsable du ravitaillement de la colonie. Elle faisait l'inventaire de ce qu'il restait à leur disposition depuis bientôt trois heures, et pressentait qu'il était temps pour elle d'aller faire un tour, avant de se mettre à voir tourner en orbite autour de sa tête des stock d'air et de nourriture. Le front plissé, la femme d'une quarantaine d'année se frappa fermement les joues pour se sortir de la torpeur que son long effort de concentration lui avait imposé ; puis se leva avec prudence, car renverser une des multiples tasses désormais froides qui trônaient sur son bureau aurait risqué de réduire à néant tout son travail. Elle passa une main sur son front d'un geste las, puis se rendit au niveau de la fenêtre de son bureau pour observer cette fin d'après-midi sur la planète rouge. Le soleil n'était pas encore couché, il devait être aux alentours de 18 heures. Elle brûlait d'envie de faire un tour, mais elle avait beau être arrivée depuis sept mois sur cette planète, elle ne maîtrisait toujours pas la vitesse à laquelle se couchait le Soleil ; or elle ne voulait pas se retrouver bloquée dehors à l'heure du couvre-feu. Elle demanda alors de sa voix rauque :
- Superviseur, combien de temps reste-t-il avant le coucher du Soleil ?
L'écran qui trônait au fond du bureau, et occupait tout un pan du mur grésilla avant d'afficher l'oeil, symbole de Superviseur. L'intelligence artificielle utilisa ses hauts-parleurs pour transmettre à la femme qui avait requis ses services la réponse demandée :
- Il vous reste 2 heures et 54 minutes avant le coucher du Soleil, ,Madame Briley, déclara d'un ton neutre la douce voix robotisée.
La femme décida que cempêchée temps lui permettait de s'offrir une promenade, et sortit de la pièce d'un pas assuré.
Il ne lui fallu qu'une minute pour atteindre l'ascenseur de la tour, mais bien sûr, celui-ci était surchargé en cette fin de journée. Les employés quittaient tous leur bureau, la plupart en ne suivant évidemment pas les consignes pour fluidifier le trafic qui leur avait été transmises lorsqu'ils avaient pris leur poste. Mme Briley soupira, comment les choses pouvaient-elles bien se passer si après sept mois toutes les règles tombaient déjà aux oubliettes ? Elle patienta encore quatre minutes, avant de se décider à utiliser l'ascenseur privé de l'autre côté. Non pas qu'elle n'appréciait pas cet ascenseur, mais il permettait à tout le monde de suivre ses déplacements dans la tour, ce qui lui valait généralement d'être suivie par une dizaine d'employés réclamant plus ou moins poliment diverses choses, allant d'une ration supplémentaire à un logement plus grand. La responsable leva les yeux au ciel en s'approchant des portes de l'ascenseur. Elle songeait surtout à la surcharge énergétique que demanderait sa promenade alors qu'elle n'avait aucune véritable raison d'aller à l'extérieur, puis balaya ses remords en appuyant sur le bouton d'appel doré. Par chance, la porte s'ouvrit immédiatement sur la cabine et Mme Briley y prit place, en prenant soin de ne pas s'appuyer sur l'un des murs. La cabine n'était pas spacieuse, pas plus qu'elle n'était luxueuse. Une ampoule led nue illuminait le petit espace d'environ 1.5 mètres carrés. Les parois en tôle grise de l'ascenseur tremblaient quand celui-ci se déplaçaient, avec un bruit sinistre qui donnait toujours envie à Mme Briley de sortir le plus vite possible. De plus, l'écran de contrôle de cet ascenseur était complètement obsolète, et ne comprenait pas ce que l'on tapait dessus une fois sur deux. La responsable perdit d'ailleurs cinq bonnes minutes à lui faire comprendre qu'elle souhaitait aller en zone d'équipement, au rez-de-chaussée, alors que la machine s'obstinait à lui dire qu'elle préférait aller au troisième étage en supprimant ce qu'elle écrivait, ou en le modifiant. Finalement, la mécanique accepta sa requête et la cabine s'ébranla en descendant. La femme qui se tenait à l'intérieur articula une prière muette, et se promit une fois de plus de penser à faire mettre aux normes ce débris qui lui servait d'ascenseur. Comme chaque fois cependant, elle savait qu'elle ne le ferait pas faute de ressources ; car si elle gardait dans un état parfait l'ascenseur commun, elle ne prenait aucunement garde à celui-ci puisqu'elle était la seule à l'emprunter. Elle ne se permettrait pas de gâcher le peu qu'ils avaient pour son confort personnel, et tant que cet ascenseur ferait ce qui lui était demandé - donc dans la mesure où il ne s'écroulait pas - , elle ne voyait aucune raison suffisamment urgente de le remplacer.
Une fois enfin arrivée en bas, elle se précipita hors du tas de ferraille pour souffler un peu. Elle finit par traverser le hall pour entrer dans le vestiaire où se trouvaient les combinaisons, et passa en revu le matériel enfermé dans des caissons transparents tandis qu'elle parcourait la pièce. La technologie avait bien évolué ces dernières années, si vite qu'elle n'avait pas réussi à suivre. Elle marcha dans le long couloir que formait le vestiaire, jusqu'au caisson qui lui était attribué. La quadragénaire l'ouvrit d'un geste ample, afin de se saisir du scaphandre qu'il contenait et de l'enfiler par dessus sa combinaison réglementaire blanche. La manoeuvre était complexe, longue, et exigeait de Mme Briley qu'elle vérifie régulièrement ce qu'elle avait fait. La moindre erreur de manipulation lui serait probablement fatale, et elle en avait parfaitement conscience. C'est pourquoi elle prit une bonne demi-heure avant de s'estimer prête, suite à quoi elle se rendit dans le sas en passant sa montre sur la serrure de la porte. Celle-ci s'ouvrit dans un bruit feutré, lui laissant le passage, avant de se refermer tout aussi silencieusement dans son dos. La responsable sortit alors sur la planète rouge, ou Mars, comme elle devrait la nommer.
Les premiers pas furent maladroits, avant qu'elle ne réussisse à trouver son rythme et adopte une démarche plus souple. Mme Briley comprenait mieux pourquoi elle avait été assignée à une tâche d'intérieur, quand elle voyait l'effort physique que lui demandait une simple sortie. Non pas qu'elle ne soit pas sportive - c'était une condition essentielle pour être envoyé sur Mars - cependant elle n'était pas habituée à porter sur son dos un scaphandre d'une dizaine de kilos. « Je ne devrais pas me plaindre, il y a quelques années à peine cette armure aurait pesé plus de 175 kilos. » songea-t-elle en observant la surface désolée, craquelée et couverte de cette roche rouge qui valait son surnom à la planète - leur planète à présent. Elle regarda le Soleil décliner à l'horizon, entre les montagnes rocheuses qui découpaient le paysage ainsi que des pointes de couteaux dressées vers le ciel, en se disant que tout compte fait, ce décor sublime valait peut-être le voyage. Elle resta longtemps ainsi, pensive. Pourtant il lui fallait bientôt rentrer, et Superviseur se chargea de le lui rappeler au travers de sa radio de bord :
- Madame Briley, le couvre-feu prendra effet dans une demi-heure. Je vous conseille d'entamer votre retour vers la base dans les plus brefs délais.
La responsable se secoua de force, et tourna les talons pour se retrouver face à la base. Comme toujours, un frisson d'horreur la saisi en voyant ces constructions humaines défigurer le paysage si unique de Mars. D'ailleurs, si on lui avait demandé de décrire ce qu'elle voyait, elle aurait sans hésiter répondu que la colonie ressemblait à une sorte de serpent malade, ou de dragon métallique affreux. Ce en quoi elle n'aurait pas eu tout à fait tord.
La base avait été établie dans une cuvette de Mars, en partie pour la protéger des tempêtes de sable rouge qui faisaient parfois rage à la surface de la planète ; mais surtout pour extraire un minerai précieux qui se trouvait dans les sous-sols, profondément enfouis sous des kilomètres de roche dure. Cette localisation particulière accentuait d'autant plus la ressemblance entre l'assemblage de bâtiments et une forteresse de cauchemar, qu'elle offrait un décor de montagnes dentelées à perte de vue. On entendait parfois les enfants dire qu'ils étaient dans la gueule d'un géant prêt à les avaler en refermant ses mâchoires. Au centre de la cuvette vrombissait une foreuse si immense qu'ils avaient beau être là depuis des mois et travailler sans relâche, ils n'avaient toujours pas achevé de la monter ; cela ne les avait pas empeché de commencer à creuser les premières strates du sol martien. Cette foreuse produisait une quantité considérable de poussières qui se déposaient sur le reste des constructions lors des rares journées sans vent, encrassant les filtres à air au point qu'ils devaient être changés toutes les deux heures. Derrière cette foreuse, un gigantesque assemblages de couloirs, qui reliaient entre elles des salles rondes et des immeubles en ferraille, semblait avoir été posé par quelque enfant maladroit. Seuls les couloirs n'étaient pas de ce gris terne que prennent les constructions humaines un peu bâclées, ou comme ici, construites pour être pratiques plus qu'esthétiques. La tour vers laquelle s'en retournait Mme Briley était à l'écart des autres, construite sur une zone surélevée. Elle était plus grande également, et dominait le paysage de ses 25 étages. Une véritable prouesse technologique, qui faisait la fierté des ouvriers et des architectes qui l'avait conçue.
Pour Mme Briley, elle démontrait plus d'une volonté farouche de s'imposer dans un lieu qui n'était pas le leur, et témoignait de l'ego humain plus que de sa supériorité intellectuelle. Elle préféra retourner le plus rapidement possible à son bureau que de s'appesantir encore sur le sujet. Elle avait un millier de choses à préparer avant que la Terre appelle pour qu'elle fasse son rapport.
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