La culpabilité d'une mère
Nous sommes en 1953, dans l'une des plus grandes cokeries de France et d'Europe. Je m'appelle Lise et je vais vous conter l'histoire de mon fils, Paul.
Dans le four à coke qui lui sert d'usine et de gagne-pain, Paul se démène pour satisfaire son patron. Il distille toute la houille qu'il peut en un temps record. C'est ainsi qu'on cokéfie, qu'on fabrique le coke : un combustible aux dégâts environnementaux certains, dont le développement résulte d'une malheureuse pénurie de charbon. Malheureuse ? Pas pour tout le monde, apparemment ! En 1953, Joseph, le dirigeant, fait son beurre sur le succès du coke et sur le dos de ses ouvriers ! Mais parmi eux, Paul est bien le seul à prendre son travail au sérieux, se donnant corps et âme à ce dernier. En effet, tandis que l'époque résonne des grèves de ceux qui n'ont que leur force de travail pour survivre, mon fils n'en a que faire et travaille, toujours plus, à en perdre la raison. Pourquoi ? me demanderez-vous. C'est là le problème : tout est entièrement de ma faute. Revenons quelque peu en arrière pour comprendre.
C'ėtait il y a de cela vingt années, quand je n'étais encore qu'une jeune et misérable domestique. Pour oublier la misère, ma famille avait décidé de chanter en choeur, tous les dimanches, en frappant sur des casseroles avec d'autres casseroles. Ce vain effort relevant plus du tintamarre que de la chorale était certes honorable -il avait le mérite de rappeler les orphéons du siècle passé, ces gigantesques fanfares du bas-peuple qui remplacèrent les chorales d'église- mais il m'apparaissait terriblement désagréable à l'oreille. Alors, quand ils invitèrent d'autres familles à les rejoindre, je me mis à fréquenter la maison de Dieu pour les éviter. C'est là que je rencontrai Joseph. Je tombai amoureuse, sur le coup, de la liasse de billets qu'il tendit au prêtre, un sourire au coin des lèvres. Philanthrope, c'est ainsi que le nomma ma mère. Et mon père de rétorquer qu'un vrai bienfaiteur était désintéressé, donnait sans compter par bienveillance et amour de l'autre. Que celui-là -mon cher Joseph- ne cherchait que reconnaissance et adoration. Reconnaissance et adoration... Si mon paternel avait raison, j'avais dû lui donner ce qu'il voulait, ce jour-là, après la messe. Et moi aussi, j'avais eu ce qui me plaisait ! J'étais allée m'acheter quelques beaux dessous et des confiseries ! Comme j'étais heureuse et impatiente de le revoir ! Ma famille, pour oublier la misère, avait décidė de jouer les orphéons ; moi, j'avais décidé d'aimer un homme riche.
Le dimanche suivant, quand je le revis, je voulus lui sauter au cou. Il me repoussa froidement, marmonnant qu'il ne me connaissait pas. J'ouvris de grands yeux et ne pus que le regarder partir. Mes projets tombaient à l'eau. Je passai la semaine qui suivit à réfléchir : je ne pouvais le laisser s'en aller après la porte qu'il avait entrouverte dans mon coeur. Il avait déposé un lingot d'or sur mon paillasson, était entré chez moi. Il ne pouvait se permettre de sortir sans m'en promettre mille autres, ou deux mille ! Ou encore plus. J'attendis la messe avec impatience et, quand elle vint, je n'y assistai pas. J'attendai, non loin, cachée. Je le vis sortir et le suivit. Je marchais à pas doux, j'attendais qu'il soit seul. Enfin, mon moment arriva ! Je l'abordai avec fraicheur, me faisant le plus séduisante possible. Il ne me résista pas longtemps. Les hommes sont si faibles, je l'apprenais seulement. Leur volonté est comme un bon craquelin : en apparence dure, elle craque vite sous la dent et, comme avec le biscuit, il ne reste plus qu'à savourer.
Nous nous revîmes souvent. Son argent et ses cadeaux me plaisaient toujours, mais j'avais d'autres plans pour lui. Je lui voulais un enfant. Je voulais le tenir, tenir son argent. Je croyais ma mère quand elle le disait bienfaiteur, quand elle le disait bon ; je le pensais naïf. C'est ainsi que naquit Paul, et c'est ainsi que me quitta Joseph. Malgré mes cris, mes larmes, mes menaces, il partit sans se retourner. Il savait comme moi que personne ne me croirait, si je le disais père de mon fils. Lui, un bourgeois, géniteur d'un fils d'ouvrière ? Impossible. Paul grandit presque sans figure paternelle. Je dis "presque" , car je lui en parlais chaque jour. À chaque instant. Il passa son enfance à sentir le fantôme de son père planer au-dessus de lui, ne sachant qu'une chose : qu'il l'avait abandonné. Élever un enfant n'est pas tâche aisée et il est bien plus simple de mal faire que de bien faire. Un détail suffit à briser un enfant, ces choses-là sont si fragiles...
Retournons en 1953, quand je découvre que l'usine dans laquelle mon fils travaille appartient à son père, Joseph. Je questionne Paul et m'aperçoit vite qu'il est convaincu qu'il peut regagner l'amour de son père par son travail ardu... Regagner... Il croit qu'il l'a perdu. Mais il ne l'a jamais eu... Paul fut ce qu'on appellera plus tard en psychanalyse un enfant abandonnique. Il n'est peut-être plus un enfant, mais les traces laissées par l'absence de son père et mes tirades incessantes sur son abandon sont bien présentes, elles ! Je vois, dès que je plonge en son regard, des miettes de son coeur qui crient sa détresse et j'en pleure tous les jours ! Son inquiétude, son mal-être, sa souffrance coulent par tous ses pores et je les vois quand il rentre, le soir. Fatigué, et par sa journée, et par le refus incessant du père de le voir. Un jour il en mourra, c'est sûr. Ce jour-là, j'aurai tué mon fils.
24.12.19
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