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Chapitre 32 : Le Fantôme du Tribunal
par PierreGillesBellin  il y a 1 semaine

Novembre : enfin, cela y est pour le tribunal et le procès de Louis. Dès mon retour de Corse, je me suis débarrassé d'Arthur en le confiant à mes parents, à Port-Dumac. Puis je suis rentrée illico à Paris afin de parachever le dossier du procès, qui qui doit me rendre totalement mon fils - tout en faisant disparaître Louis de ma vie. En poussant mon avocat au cul, je lui ai fait déposer le paquet de papiers avant la fin du mois de juillet, afin de ne pas être victime des « vacances judiciaires ».

Mais Louis a déjà fait repousser la convocation par le juge. A deux reprises !
La première fois, c'était au prétexte qu’il n’avait pas d’avocat ; la deuxième fois, c'était selon le prétexte que si, « certes », il avait désormais une avocate, il n'avait pas eu le temps de réunir ses attestations de témoins et que, par conséquent, son avocate n’avait pas eu le temps de rédiger ses conclusions. Mon avocat, qui m'explique tout cela, a jugé que c'est parfaitement normale - et déontologique.
Ce jour, je suis avec mon Corse d'avocat au vingtième étage du Palais de justice de Créteil. Il est si haut que l’on doit voir jusqu’à Vinneuf par-dessus les banlieues et les collines. Tout habillé de noir, il me chuchote :
« - Je n’ai jamais vu ça : on est à vingt minutes de rentrer dans le bureau du juge, et je n’ai ni les conclusions ni les attestations de témoignages de l’autre partie… »
« - Ça veut dire quoi ? »
« - Que s’ils ne sont pas là, comme ils ne pourront pas reporter une troisième fois, le juge devra décider sur la seule foi de nos conclusions et que nous l’emporterons sur toute la ligne ! »
« - C’est trop de chance, c’est… »
« - Ne vendez pas la peau de l’ours… le juge peut encore décider de renvoyer… »
« - Encore de renvoyer ?? »

Je les ai à soudain à zéro. Parce que tu n'imagines pas, P'tite Gueule, la tension que c'est de mener un procès, même lorsque tu es certaine de l'emporter - en raison de ton bon droit, comme me l'a répété Paulo hier soir. De mon bon droit de « mère de l'enfant ». Putain de montagnes russes. Moins quatorze : gagné, ils viendront pas. Louis doit être à l’HP pour TS.

C'es la panique absolue chez Les Lecourtois. Son père est venu jusqu'à Saint-Mandé pour me supplier de laisser tomber.
Voici ce qu'il m'a dit :
« - Patricia, je ne comprends pas pourquoi faire ce procès : il allait bien depuis quelques mois, il commençait à se remplumer, puis voilà qu’il ne mange plus… »
Ah la famille de crétinos ! Ils comprennent que par rapport à la bouffe : tu bouffes, tu vas bien ; tu bouffes pas, tu vas pas bien. Ensuite, j’ai appris une chose importante, exactement ce que je me demandais : comment allait Louis ? Eh ben très mal !
Comme je l'avais pronostiqué, il tient tant à son p'tiet qu'il a replongé en recevant les papiers de mon avocat.
Il faut dire qu’on a chargé la barque de tout ce qu’on pouvait y entasser.
Le grand défoulement. Du coup, son père, qui me croit comme lui, m'explique :
« - Louis nous a montré ce que ton avocat a écrit : tu veux maintenant la garde de la petite pour toi toute seule ? Ou ai-je mal compris, je ne suis pas bien familier avec ça, ça ne nous est jamais arrivé avant. On comprend mal, ma femme et moi…. Comprends-bien, je ne te reproche rien personnellement… Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? Pourquoi n’as-tu pas demandé la garde avant que le divorce ne soit prononcé ? Vous sembliez vous être entendus, pourtant. Puis ton avocat envoie cela. C’est très dur, tu sais ? Excuse-moi encore, ce n’est pas contre toi… Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit : on aurait pu s’arranger sans juge. Pardonnes-moi, mais on a passé les vacances tranquillement alors qu’en fait on avait cette épée suspendue au-dessus de la tête depuis la fin du mois de juillet. Tu ne nous as rien dit… Tu semblais pourtant contente de nous voir, Louis y compris… »
Et voici ce que lui ai répondu :
« - Tu sais, Émile, ce que j’ai d’abord voulu c’est nous faire passer à tous des vacances tranquilles… »
Et lui, sans plus comprendre :
« - Oui, tu as raison, et je te remercie… »
Et d’une, c’est un pacifique. Et de deux, il doit rester neutre. Genre hyper compréhensive et totale responsable, j'ai lâché :
« - Je sais qu’il y a un problème : il vient du fait que les règles ne sont pas claires. Nous avons divorcé et nous continuons à nous voir tous les jours. Pour le Petit, ce n’est pas non plus assez clair : il ne sait pas où il en est, c’est là tout le problème… »
« - Bien sûr, c’est plus clair ainsi. Peut-être pouvez-vous arranger ensemble… »
« - Non, il faut passer devant un juge : l’expérience et la maturité montrent que nous sommes trop brouillés pour fixer les règles nous-mêmes, mille fois hélas… »
« - Je disais juste ça comme ça : c’est violent, quand même. J’ai vu ce qui est écrit, tu sais, et les témoignages… »
« - Tu peux pas savoir comment j’avais le cœur gros en le faisant, c’est l’avocat qui me disait sans cesse : ‘‘ Il faut que ce soit ainsi, et ainsi, nous on ne peut pas adoucir ça ’’, et tout et tout. »
« - Mais c’est qui ce gendarme, là, qui a témoigné ? »
« - Un ami. Il était là certains soirs où Louis ramenait le Petit. Tu sais, ils sont tenus par leurs fonctions à ne dire que ce qu’ils voient, et jamais plus. Ce sont des militaires... »
« - Oui, je sais. J'ai beaucoup d'entre eux dans ma clientèle, même des gens du GIGN... Ce sont des gens sérieux. Mais j’ignorais complètement que mon fils… » « - Hélas, hélas. Mais c’est comme ça. »
Je lui prend la main pour le réconforter :
« - Ne t’en fais pas, on en sortira. Tu sais, j’aurais pu faire pire qu’aller seulement devant un juge aux affaires familiales, vu le témoignage de Jean-Paul Laroche. Un gendarme, quand même. »
Lequel, je te le dis, m’a fait jurer de ne pas aller au pénal avec ça. J’ai dû jurer. Et rejurer. D’autant qu’il a insisté, mon meilleur-ami d’enfance après Francis :
« - Le gendarme rétablit l’ordre. L’ordre c’est que la mère élève ses enfants. Nous on arrange ce qu’il faut pour rétablir l’ordre. Mais va pas plus loin avec ce témoignage que les affaires familiales, sinon tu serais source de désordre. Je me suis bien fait comprendre ? »
Mais cette tractation, le père de Louis n'a pas à la connaître.

Je le raccompagne à la porte.
« - Ne t’inquiète pas. Ça s’arrangera. Avec le temps tout s’arrange. »
« - Ce qui m’inquiète, en plus d’Arthur, c’est mon fils. Je ne l’ai jamais vu dans cet état. Mais fais ce que tu crois devoir faire, nous on sera toujours là pour toi pour prendre le Petit quand tu en auras besoin. »
« - Ça n’y manquera pas : si ce soir, d’ailleurs, vous pouviez la garder, mais exceptionnellement, hein. Louis est chez vous en ce moment ? »
« - Oui-oui. Toujours quand le Petit vient. D'autant que son deux-pièces à Saint-Mandé n'est pas près d'être terminé... »
Je sens d'un coup la moutarde me monter au nez : avec l'argent de l'appartement, Louis a trouvé un deux-pièces à retaper à dix rues de moi ! Mais il doit le faire lui-même...

Je ferme la porte. Louis va donc très mal. Il est très loin d'avoir un domicile pour accueuillir Arthur : il ne répond donc absolument pas aux critères du père !  Oh, on sonne à l’interphone. Je décroche : C’est Émile :
« - J’ai pensé à quelque chose, dans l’ascenseur : si tu as un souci financier, nous pouvons peut-être t’aider… »
Une vague d'enthousiasme me parcourt. Enfin ! Je demande :
« - Combien ? Car j'ai été désavantagée dans le partage de la vente de l'appartement de plus de 100 000 Francs . »
« - ... Nous pourrions monter jsuqu'à 50 000 Francs, si tu veux, bien sûr, Patricia. »
« - Je vais y réfléchir... Mais ça me semble un peu limité... »
Et j'ai raccroché sans attendre la réponse. Si, par un hasard extraordinaire,je devais continuer le procès et faire appel, il sera bien temps d'accepter ! J'ai demandé qu'on ne donne Arthur à Louis que deux week-ends par mois, plus la moitié des vacances. Après la proposition du père, j'appelle aussitôt mon avocat pour lui demander augmenter notre demande de pension alimentaire :
« - Il n'y a aucun problème, Madame Lecourtois : mais il faut que j'envoie un courrier au juge pour compléter mes conclusions de juillet. Cela va me prendre deux heures. Je vais vous adresser, si vous le voulez bien, une demande de complément pour mes honoraires : comptez 3 000 Francs, hors taxes. »

Tu as compris, P'tite Gueule : ma stratégie est autant de revendiquer mon droit de mère que de pilonner Louis ! Quand le rapport de force est à ton avantage, comme dit Heinrich, il faut continuer à l'accroître. Alors, là, tu emportes le beurre, l'argent du beurre et, avec, le Frigidaire et le coffreèfort qui les contiennent !

Soudain, du coin de l’œil, je vois une tête recouverte d’une robe noire d’avocat, dont les manches flotent en l'air : on dirait la chauve-souris géante à laquelle Andrée comparait son père, quand il forait le trou de son tunnel-grangier à la lueur des chandelles...
Puis la tête apparaît : c’est une nana des banlieues, cheveux noirs tout crépus, limite black.
« - Maître Dervich… veuillez m’excuser, mon cher Maître. J’ai été débordée, je n’ai pas pu finir la rédaction de mes conclusions… »
« - Quoi ? Mais vous avez des témoignages ? »
« - Oui, ceux-là, je les ai, attendez. Ah, merde je les ai perdu... »

Elle s'accroupit pour fouiller dans son sac, puis elle le renverse carrément. Il y a de tout, dans le tas qui se crée : deux téléphones, un nécessaire de maquillages, des brosses, des factures, des lettres, un bouquin de droit rouge, des pontes bics, un agenda, un gros cahier à spirales. Mais pas les témoignages ! J'éclate de rire !

« - Maître... », dit-elle à mon avocat en levant sa tête, « Verriez-vous un inconvénient à ce que l'on reporte l'audience ? D'autant que mon client ne se sentait pas très bien, et m'a prévenu qu'il risquait d'être empêché de venir... »
« - Chère Madame, hélas non. Vous comprenez bien que je serai dans l'obligation de plaider les manoeuvres dilatoires... »
« - Oui, je le comprends fort bien, cher Maître, mais mon client est vraiment au creux de la vague... »
« - En ce cas, avez-vous un ceryificat médical pour l'attester ? »
« - Celui-là, oui, je l'ai. Mais il est dans ma veste, attendez... »

Pour une menteuse professionnelle comme moi, je sais qu'elle ment éhontément, la Dervich tourneuse. Je regarde mon avocat en souriant, lequel me rend mon sourire. Pour gagner du temps, la Beurette rangere lentement les affaires qu'elle a étalé sur le carrelage dans son sac. Elle se redresse mais, comme elle est recouverte par son burnous noir d'avocate, elle doit chercher par en dessous la liasse de pseudos témoignages - en laissant deviner, par ses grimaces, qu'elle ne va pas les trouver.
Mon avocat et moi lui sourions largement, d'autant que l'audience n'est plus que dans quinze minutes.

« - Madame Dervic, c'est peut-être cela que vous cherchez... »
Et on lui fourre un immense dossier entre les pattes ! C'est Louis ! Je ne l'ai pas vu arriver de deriière.
Aussitôt, elle le fourre dans les pattes de mon Corse.
« - Chère Madame », dit celui-ci, « j’aurais souhaité prendre connaissance de tout cela largement avant l’audience… »
« - Je sais, j’ai… »
Louis regarde maîtresse Derviche et lui lance :
« - Comment ça se fait que je n’ai pas eu vos conclusions, à vous ??? Une semaine que je vous téléphone deux fois par jour, c’est impensable… »
« - Ah, cher Monsieur, je n’ai pas eu le temps de les finir, je suis désolée… »

Pendant qu'ils règlent leurs comptes, mon avocat se plonge dans les témoignages.
Quant à moi, je ricane de manière à me faire voir de Louis, mais il ne me regarde même pas : il est pâle comme un linge.
On dirait qu’il va tomber. Mais là on est plus à Vinneuf : il ne peut plus m'ignorer, il est obligé de me calculer.
Mon Corse me fait signe de m’asseoir auprès de lui.
« - Chère Madame, je suis désolé, mais ce n’est pas bon pour nous… »
« - Vous voulez rire : avec l’attestation de Jean-Paul Laroche, un gendarme… »
« - Elle n’est pas jointe au dossier. Par conséquent, j’ai dû l’effacer de mes conclusions... »
« - Mais enfin, pourquoi ? Vous disiez vous-même que c'était notre poutre-maîtresse : c'est évident, Louis a des tentations pédophiles, je suis bien placée pour le savoir, j'étais mineure quand nous sommes sortis ensemble... »
« - Ecoutez, pour vous parler franchement, je l'ai perdue... Et j'ai fais un blanc, je ne me suis plus souvenu.... »

« - Perdue ! Mais c’est une maladie ici ! On perd ses papiers, on oublie de faire ses conclusions, on arrive pas à l’heure. Mais enfin Monsieur Laroche dit bien avoir aussi entendu Louis me faire des propositions obscènes, me harceler… Je vais tout de suite l’appeler : il va venir en tenue, vous allez voir… »
« - Non, surtout pas ça ! C’est trop tard de toute façon. »
« - C’est trop tard ?? Qu’est-ce que c’est que ce pataquès entre la Dervich et vous ? »
« - Sur ce point... Ca y est, je m'en souviens... Le témoignage de Monsieur Laroche n’était pas jouable, car il décribilisait ses propos précédents : votre mari a pris l’initiative de partir, souvenez-vous de vos propres propos… »
« - Mais je lui avais demandé de bétonner en rajoutant ça ! »
« - De " bétonner " ? Parce que ce n'est pas vrai ?... »
« - Vrai, pas brai, on s'en fous, c'est pareil ! »
« - D’ailleurs, qui est ce Monsieur Laroche par rapport à vous ? »
« - Un gendarme ! »
« - Mais encore ? »
« - Un gendarme que j’ai l’honneur de très bien connaître ! »
« - Ça je m’en doute : mais que vous connaissez comment ? Intimement ? »
« - Non ça c’était Césario : vous n’avez plus son attestation, à lui aussi ? »
« - Non, je l’ai retirée : comme collègue et jadis cimme amant, l’autre partie pouvait le faire retirer ! Autant anticiper. »
« - On est plus ensemble, vous devez le savoir ! Pour Paulo c’est un ami… ? »
« - A l’instant, vous venez d’affirmer que Césario était votre amant… »
« - Non ! Jamais de la vie. »
« - J’ai entendu le contraire ! Bon, mais soit : qu’entendez-vous par ‘‘ ami ’’ concernant ce Paulo ? »
« - Eh ben un ami d’enfance… »
« - Quoi qu’il en soi, je suis au regret de devoir retirer Césario de la liste des témoignages. A présent, qui est ce Paulo par rapport à ce Monsieur Laroche ? »
« - C’est le surnom du gendarme dont je causais à l’instant ! »
« - Donc Paulo = Jean-Claude Laroche. Cela s’éclaircit. Témoignage qu’on a retiré… Donc qui reste-t-il ? »
« - Jenny, son mari, mon frère, mon père… »
« - Oui, mais frère et père ne sont hélas pas admis comme témoins, puisqu’ils font partie de la famille. »
« - Jamais ils me mentiraient, conséquemment... »
« - Ce n’est pas ainsi que le voit la justice qui considère que, étant a priori favorables à vous, ils seront de nul intérêt pour l’établissement des faits. Reste Madame Jenny… Jenny c'est pour Jennifer, mais Jennifer comment, déjà ? Peu importe son nom, de toute façon : dites-moi juste qui elle est en fait ? »
« - L’assistante de Césario ! »
« - Mais l’assistante de Césario a vingt ans et elle quarante-deux ! »
« - C’est son assistante du Dispensaire, voilà. C’est valable. »
« - Est-ce aussi votre assistante ? »
« - Ça l’était… mais plus vraiment… »
« - Plus vraiment, vraiment plus ou vraiment encore ? »
« - Vraiment encore un petit peu… »
« - Lien de subordination ! Mille fois hélas, je suis obligé de la retirer des témoignage ».
Mon avocat les retire. Il ne reste plus que le mari de Jennifer!
« - Et celui-là ? Encore un ami, chère Madame ? »
« - Ah non ! C’est le mari de Jenny ! »
« - Jennifer? Ah oui, Jennifer, votre assistante ! À la rigueur ça peut passer… Mais nous n’avons plus que lui. »

Il me pose la liasse des témoignages de Louis sur les genoux.
« - Regardez les attestations de votre mari, s’il-vous-plaît ? »
« - Non, ça ne m’intéresse pas ! En fait c’est pas mon mari. »
« - Madame, ce n’est pas une pièce de Courteline : regardez, vous verrez que la nourrice a témoigné et qu’elle n’est pas franchement élogieuse… »
« - Et alors ? C’est une buse et je suis polie ! En outyre, elle a été incendiée... Et, de plus, elle est appointée par Louis. De toute façon sans les conclusions du derviche, ils l’ont dans l’os… »
« - Comme votre mari ignorait l’absence des conclusions de sa propre avocate, il va demander à reporter, de manière à pouvoir choisir un nouvel avocat : il arguera que son avocate n’a pas fait son travail, et comme cela est exact le juge ne s’y opposera pas. C’est le respect du contradictoire et de l’égalité des parties. »
« - Reporter encore par égalité ? Ça oublie que je suis la mère !! Mais c’est une malédiction… »
« - Voilà ce que je vous propose : un accord amiable qu’on fera entériner par le juge, si bien que nous n’aurons pas à montrer notre dossier. »
« - Encore ! Mais on a déjà amiablé avec l’avoué en décembre dernier et j’ai depuis Louis sur le dos un soir sur deux, avec ses propositions sexuelles témoignées par Paulo… »
« - Si le problème est que vous voyez trop votre mari, je propose l’accord suivant. Reprenons : actuellement, un week-end sur deux l’enfant est chez vous, votre mari l’a douze jours par mois dans les semaines, soit au total seize jours par mois. Coupez la poire en deux : vous faites quinze jours chez l’un et le reste chez l’autre ! Vous ne verrez plus votre mari que deux fois par mois et l’affaire sera conclue ! » « - Mais la pension alimentaire ? »
« - Vous n’êtes pas en position de la demander, étant donné que vous gagnez plus que lui ! »
« - Mais vous me disiez le contraire ! »
« - C’était avant d’avoir lu ses fiches de paie et l’attestation de la nourrice ! Tenez, tout est là ! Il a même entamé une procédure aux prud’hommes contre son employeur, qui l’a licencié. »
« - Je m’en fous : je veux pas lire ses gribouillages. Comme j’ai toujours dit à Louis, tu écris trop et ça te retombera dessus un jour ou l’autre. »
« - Bon, si vous êtes d’accord, je propose l’arrangement que je viens de vous mentionner à maître Derviche ; répondez vite, on rentre dans cinq minutes. Autrement c’est renvoyé... »
« - D’accord : mais dix-huit jours pour moi et le reste pour mon mari ! »

Je suis la mère, j’ai droit à plus. Et même à tout. Forcément. Paulo le dit. + mon Goblieu. Mon avocat s’envole voir la manouche.
Avec leurs robes noires, j’ai l’impression de voir deux corbeaux qui jacassent en nous regardant, pour me tenter de me dépiauter. Il revient aussitôt, l’air triomphant.
« - C’est d’accord, dix-huit jours pour vous, treize pour lui. Mais selon la répartition suivante : six jours en début de mois pour lui, passent sept jours avec vous, et sept jours ensuite pour lui, le reste du mois pour vous. C’est d’accord ? »
« - Euh, je, oui… » Il s’envole encore dire « sa » bonne nouvelle à l’aut’ corbeau et revient comme une bombe :
« - Dans vos jours, il veut faire déjeuner quatre fois le Petit : il dit que vous économiserez en frais de cantine et qu’il ira le chercher à la Maternelle à 11 h 30, puis le ramènera à 13 h 30. Ainsi, comme ça il ne vous verra plus jamais ! »
« - Bordel de chez rebordel : OK-d’ac ! » C’est moins une : nous nous engouffrons dans le bureau de juge.

À la gauche de celui-ci, une bonne femme pianote tout ce que nous disons, tête baissée.
Je perçois qu’elle ne m’a pas à la bonne. Mon Corse lui explique l’arrangement. La manouche confirme.
Louis est blême. Va-t-il enfin s’effondrer, oui ou non ? On verrait bien ainsi qu’il ne peut pas s’occuper d’un bébé de trois ! Sauf avec l’aide de Papa-Maman ! Le juge dit, en regardant mon Corse :
« - Je vous remercie pour vos conclusions, maître » Je comprends qu’il dit ça pour la manouche-beurette, qui tique.
« - Si à présent le souhait des parties est de s’arranger à l’amiable, je reprendrai toutes ces dispositions dans mon ordonnance. Comptez un ou deux mois : je vais tâcher de faire vite, de manière à ce qu’elle ait force exécutoire. »
« Ordonnance », « force exécutoire » : ma force à moi, elle, elle ne comprend rien et elle exécute. Andrée dit que c’est ça mon atout : ne rien comprendre et foncer quels que soient les risques. Pisque je comprends pas les risques. Bien forcée.
D’ailleurs, pourquoi je voudrais comprendre ? Je me suis toujours bien portée sans. La preuve : moi. Puis le juge regarde Louis :
« - Vous avez dû partir du domicile, c’est cela ? »
« - Oui », fait Louis.
Mais comment qu’il sait ça l’autre juge de mes deux ?
Dommage qu’il ait pas vu l’attestation de Paulo : il aurait tout compris le juge !

Soudain, je ne comprends pas pourquoi les gens devant moi sont si petits ! Je te jure, je les vois comme des insectes, comme si mes yeux étaient devenus des loupes grossissantes, ou que j’étais moi-même devenue une géante et que je regardais leur fourmilière. Ils s’agitent, j’entends des sons, mais je sais bien que tout ça n’est pas vrai. Sauf Paulo qui, lui, est bien vrai : je pense de toutes mes forces à Jean-Paul Laroche, mon sauveur, mon meilleur ami-pour-la-vie, de manière à ce que les gens repassent en tailles normales en disant des choses que je peux à nouveau comprendre. Ensuite, la seule chose dont je me souviens est que je me retrouve avec mon avocat dans l’ascenseur :
« - Votre mari accepte de commencer l’arrangement tout de suite, sans attendre l’ordonnance. Donc c’est six jours pour lui, sept jours pour vous, huit jours pour lui, le reste du mois pour vous. Répétez après moi, chère Madame ? »
« - Six jours pour mon mari, sept pour elle, huit pour lui, et le reste du mois pour sa femme. »
« - À partir de décembre, dans cinq jours… »
« - À partir de décembre, dans cinq jours… »
« - Il faudra prévenir la directrice de la Maternelle que votre mari fera déjeuner votre fille deux fois quand ce sera votre tour de garde… »
« - Deux fois quand ce sera ma garde… Mais attendez, pour qui me prenez-vous ? J’ai pas cent-dix ans et on ne s’est pas débarrassé de moi en Ephad ! C’est peut-être mon mari mais je suis pas sa femme. Sachez-le ! »

Tout est redevenu normal, à taille normale, les gens, l’ascenseur. Je re-comprends les mots.
Tiens, maître Derviche est à côté de nous. Elle me regarde, bouche ouverte et yeux tout ronds. Louis a dû prendre l’escalier, pour ne pas partager le monte-charge avec moi. Je le connais bien, celui-là, maintenant.
Sur le perron, mon avocat dit :
« - Respectez-bien l’ordonnance. Sinon cela peut aller jusqu’à la condamnation pénale… »
Comme je comprends mal ce que ça change pour moi. Conséquence, ses paroles me glissent dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard.
« - Ces condamnations sont assorties de peines de prison, en général avec sursis, mais aussi d’amendes. Plus les honoraires des avocats. Sans compter que votre mari pourrait vous poursuivre en dommages-et-intérêts. Vous pourriez perdre beaucoup d’argent. »
Là, c’est clair. De toute façon, travaillant, je ne peux pas m’occuper de mon fils à temps plein.
Même si c’est mon droit. Avis à la population, comme disait le tambour de mon village, l’unijambiste de la Grande-guerre :
« - Pat’ reste le chef et sera toujours le chef ».
Pour le moment, le chef décide de ne rien faire.

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