Une fois par jour
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- Cher journal, il paraît que je dois t’écrire tous les jours. A la demande de Faustine. Il paraît que je peux écrire absolument ce que je veux. L’important, c’est d’être régulière. Quotidienne, a-t-elle dit. Impérativement. Et aujourd’hui, le ciel est bleu.
- Cher journal, aujourd’hui, le ciel est bleu.
- Faustine, n’est pas vraiment une amie.
- Faustine, est ma psychothérapeute. Shrink, en anglais.
- Cher journal, aujourd’hui, le ciel est bleu, toujours.
- Cher journal, aujourd’hui, le ciel est bleu. On s’achemine vers une routine, semble-t-il. C’est voulu.
- Cher journal, il pleut.
- Cher journal, il neige.
- Cher journal. Il pleut. J’ai l’impression qu’on ne va pas rigoler tous les jours avec cette thérapie.
- A moins que…
- Cher journal, c’est la fête à la grenouille. J’ai mangé des cuisses de.
- Franchement, Faustine. Est-ce que je suis vraiment obligée de faire ça ? Est-ce que nous sommes obligées de faire cela ?
- Etes-vous une thérapeute confirmée et professionnelle ? Ou une animatrice d’atelier d’écriture pour retraités ? Putain.
- Faustine. Merci pour votre réponse de ce jour en séance. Vous m’avez rappelé le contrat, mon obligation d’écrire. Et j’en profite pour vous exprimer mon admiration, vous qui lisez tous les jours ce journal numérique. Quel dévouement.
- J’ai acheté de nouvelles chaussures. Limite fuck me shoes. On aperçoit mes orteils.
- Je les ai peints en bleu. Mes orteils.
- Arrêtons les chichis. Ça n’est pas un journal que je tiens. C’est un monologue public. Sous votre regard, Faustine. C’est gênant.
- Il est vrai que j’ai du mal à vous parler en séance. Je le reconnais.
- C’est un peu chiant les monologues, non ? Phèdre, tout ça….
- Et qui me dit que vous êtes ma seule lectrice ? Que vous ne partagez pas mes confessions à l’hôpital. Sans mon consentement ?
- Vous m’avez indiqué que je devais écrire tous les jours. Mais, vous n’avez pas vraiment précisé le nombre de mots, ni quel sujet je devais aborder. C’est la liberté du patient, n’est-ce pas ? Parler de ce qu’il souhaite, ce qui lui passe par la tête, d’ouvrir des portes fermées (je reprends vos mots).
- A. B. C. D.
- Il n’y a pas de limite, n’est-ce pas ? Ni inférieure, ni supérieure.
- Franchement, à quoi nous sert cet exercice? Je ne crois pas que la monotonie annoncée d’un journal puisse nous aider.
- Le ciel est vert. Ouvert.
- Les fuck me shoes : une excellente idée. Ça me distrait terriblement de les regarder quand je marche dans la rue.
- Jesaispascommentvouspouveztrouverquec’estunethérapieparcequejevoispascequeçafaitavancer.
- C’est assez. Je connais mes fantômes.
- Et vous ? Vos fantômes ? Des hommes ou des femmes ?
- Bien. Je me plie aux nouvelles règles. Deux phrases par jour. C’est la règle du jeu. Notez que je peux faire mieux, je ne veux pas. Oups, quatre phrases pour aujourd’hui, exceptionnel, ne vous habituez pas. Faustine.
- J’ai mangé les premières fraises de la saison. J’ai vomi les premières fraises de la saison.
- Bien. Je dis quelque chose de vrai, c’est la règle du jeu. Une fois par jour. Je m’engage. Voilà. Par exemple. Une vérité. J’aimerais mentir. Je ne le ferai pas.
- C’est un peu ridicule ces déclarations solennelles que vous m’obligez à rédiger. Verbaliser pour s’impliquer. Des fois, j’ai très envie de rire quand vous me racontez votre logique et vos règles. C’est finalement très compliqué dans votre tête, et assez rigide.
- Ceci dit, c’était vrai pour les fraises, le vomi, et le reste. J’avais subi trop d’émotion dans la journée.
- Je crois au lien fort entre le corps et l’esprit. Le corps et le mental. Ce qui me fait penser que je ne vous ai pas dit. Je ne crois pas en Dieu.
- Je trouve ça important de nous le dire. Avec ou sans dieu, la vision de la vie n’a pas la même profondeur. Et vous, vous croyez en Dieu ?
- Mais comment pourrais-je tout vous dire ? Vous pourriez tout dire, vous ? Toute votre journée. Les étincelles qui traversent la vision, les grands blancs dans la tête, les yeux qui se ferment, le cœur en papillon, les pieds qui chauffent, un sac qui scie le bras, le regard qui fuit loin dehors, les pieds mouillés, le sac qui tombe. Ceci est juste un extrait censuré de mes aventures pendant le trajet de bus. Entre 7h35 et 7h58.
- Le matin, je suis. Papillon. Chat. Antilope. Chat. Guépard (je cours vite pour attraper le bus). Grue. Chat. Chat.
- Oui. Je m’amuse de nos exercices. Je l’admets. Mais ce qui m’amuse est devenu rare. Je vous raconte chaque jour. D’accord.
- Oui. Non. Non. Non. Non. Non. Oui. Non. Non. Non. Non. Mes conversations aujourd’hui.
- Aujourd’hui, que des non. Dans ma tête. C’était si confortable. Evidemment, ce que j’ai dit en réalité, aux vrais gens, n’a rien à voir.
- En dire plus ? Comme. 4 cafés, 3 tickets de bus, 2 barquettes de cerises, 264 marches (8 fois 17, plus d’autres), 6 hommes, 2 femmes (dont vous), 27 portes fermées. C’est mieux ?
- Aujourd’hui. La même chose qu’hier. 4 cafés, et le reste. Aux cerises près. Je voulais des abricots. Et sans vous, également. Dieu merci.
- Notez que je ne crois toujours pas en dieu, hein. « Dieu merci », hier, c’était une expression.
- Le garçon s’est assis à côté de moi dans le bus. Pendant trois arrêts. Un hasard.
- Evidemment. Tout est là. Faustine !
- J’y pense souvent.
- Avez-vous déjà joué au Cluedo ? Le colonel Moutarde. Dans la cuisine. Le chandelier. Ça vous parle ?
- L’esquive, un très bon film.
- C’est dommage qu’il ne soit pas autorisé par votre règlement de mettre des images ou des photos. Ce serait plus amusant pour cet exercice quotidien (à la con). Pardon, c’est plus fort que moi.
- Faustine. J’ai une question à vous poser, mais vous ne pouvez pas répondre. Il faudra que j’attende la prochaine visite, mardi prochain. Je hais le mardi.
- Cinquante jours que ce carnet existe. C’est la fête, non ? Je vais vous faire un cadeau, je vais vous parler de moi. Je ne parle pas beaucoup en séance. Je n’arrive pas à dire tout ce que je pense. Ça n’est pas vraiment que les pensées aillent trop vite dans ma tête. Ce serait même l’inverse. Tout va lentement. Mais je ne sais pas très bien dire les choses. Et je ne veux pas vraiment dire les choses. Je vous écoute et je vous regarde beaucoup. La façon dont vous posez vos questions. Je voudrais vraiment vous dire ce qui se passe en moi pendant nos séances. Mais c’est impossible.
- Si ça se trouve, tu me hais.
- Oui, j’ai pris un peu de liberté sur le nombre de phrase par jour. J’ai pensé que ça vous conviendrait quand même. Me serais-je trompée ?
- Le mardi, je ferme le rideau pour échapper à l’inquisition – oui, c’est vous, l’inquisition. Quelle intuition.
- Le mercredi, je respire. Nous avons gagné une semaine. Moi, et cette chose qui me pèse tellement. Mon ère glaciaire intérieure. Qui ne se réchauffera jamais.
- Après la séance avec vous, je n’arrêtais plus de pleurer. J’ai terminé mon paquet de mouchoirs. Je les ai semés un à un dans la rue. J’ai trouvé cool de semer mon chagrin. Certainement plus cool et bohème que sur votre canapé gris.
- Faustine, je vous ai déjà tout dit, tout expliqué. Vous n’avez pas entendu, c’est tout.
- Je vous dirai des choses. Demain.
- Non. Finalement non. Pas aujourd’hui.
- Le matin, je me dépêche d’attraper ce bus. Pour croiser le garçon. Je connais ses horaires.
- Personne ne sait rien. A part moi. Pourquoi remuerais-je ce vieux truc ?
- Un mot par jour sur ce vieux truc ? Faustine, vous changez les règles toutes les 5 minutes dans cet exercice. Cela m’agace.
- Secret.
- Humiliation.
- Silence.
- Perdue.
- Lourd.
- Bravo ! J’y pense tout le temps maintenant ! Je choisis ce mot, chaque jour depuis une semaine.
- N’êtes-vous point censée m’aider ? Vous m’enfoncez, avec vos directives de journal intime (à la con).
- Oui, je vous respecte, et nous faisons usage du vouvoiement. C’est très courtois et poli. Avons-nous néanmoins tranché si je pouvais ou non dire des gros mots. Auriez-vous en tête de me censurer ? Pas vous. Pas vous, Faustine ! Allons.
- Je vais penser à autre chose.
- Tiens. Les remaniements quotidiens. Les petites corrections. Les conseils. Soixante fois par jour. Parlons-en. Tiens-toi droite, mange bien, fais-toi plaisir, digère bien, mesure ton énergie, donne tout, surveille-toi, lâche-toi, éclate-toi, laisse passer, bonne journée, à bientôt. Et après, comment savoir exactement où on en est? Faustine. Vous y croyez, à votre métier ?
- J’aime ma verveine à 43 degrés Celsius. Et vous ?
- Wish You Were Here. Fort. Le voisin m’a demandé de baisser le son.
- Je vous rapporte ici la meilleure recette pour survivre dans notre monde:
- Choisissez un psy, bien froid, bien cher,
- Laissez votre psy (habile et professionnelle) déterrer un ou deux cadavres,
- Réalisez que vous êtes dévastée,
- Mettez de côté,
- Passez à autre chose.
- J’ai pécho un 06. Chez mon boulanger. Il me semble que c’est le signe fort que je suis socialement intégrée. Finalement. On arrête ?
- Le 06 du boulanger. C’était celui d’une annonce. Pour vendre un frigidaire. Le mien a claqué. Si on ne peut même plus se distraire à vos dépens !
- « Dites ce que vous voyez », votre nouvelle marotte. Mais Faustine. Nous pouvons choisir ce que nous voyons, n’est-ce pas ? Décider de voir flou. Je regarde ce que je veux. Je regarde ce qui me plaît. Obsessionnellement. Si je veux. Où je veux. Notez que je suis myope depuis mon plus jeune âge.
- Au pire. Nous pouvons toujours nous tourner vers les nuages. Leurs formes. Et se raconter des histoires. Par exemple, ce matin, il y avait des nuages, comme des rouleaux de bigoudis. Je me suis imaginée les cheveux de la fille, les belles boucles dans le ciel, une fois qu’on aurait retiré les bigoudis.
- La nuit. Compter les étoiles. C'est assez loin.
- Mon horizon est plat. Comme tout le monde.
- J’ai quitté mes parents pour aller dans une ville j’ai travaillé dans un bureau pendant des années et puis dans un autre bureau plus grand toujours en silence j’ai arrêté de travailler après que mon patron m’a mise à la porte parce que je ne voulais pas suivre son règlement relatif à l’habillage à savoir court trop court et ensuite je suis restée au chômage, je suis devenue folle à force de réfléchir et j’ai déménagé ici il y a deux ans et je ne travaille pas. Cela vous convient-il ?
- Je ne suis évidemment pas folle, en fait. Nous savons toutes les deux que je souffre. Recueillez-vous un instant sur mon triste sort.
- J’ai pris le bus, je me suis assise à côté du garçon. Je lui ai dit bonjour. Avec le sourire que j’avais répété devant ma glace. C'est un début.
- Je vais bien ? Ne t'en fais pas.
- Je vais bien ! Ne t'en fais pas.
- Jevaisbiennetenfaispas.
- Je vous trouve très patiente. Et puis, rien ne vous vexe. Ça doit être facile de vivre avec vous.
- Ou alors, non. Peut-être êtes-vous tellement facile à vivre que vous disparaissez. Evidemment, c’est votre problème, pas le mien.
- Je ne crois pas tellement qu’il y ait des extra-terrestres ailleurs, au-delà, sur Mars ou sur une autre planète. En revanche, il y en a sûrement ici. Oui. C’est certain. Une armée de gens bizarres.
- Savez-vous Faustine ? Tout ceci, c’est à cause de ma mère.
- Vous avez déjà été laissée en plan, au milieu d’un match de volley par votre capitaine d’équipe ? Je ne sais pas, je vous imagine bien faire du volley, Faustine. Avant, quand vous étiez jeune et svelte.
- La voisine prend soin de moi. Elle m’a offert de la verveine à sécher. Ou à fumer. J’expérimente.
- Exercice de la semaine. Que je vous parle de l’abandon. C’est de plus en plus excessif cet exercice d’expression. Est-ce une méthode approuvée par le conseil des psychologues professionnels ?
- Abandon. De jeu. Abandon. De poste. Abandon. Bande et don.
- Alban, Berthe, Anne, Nathalie, Dom, Olivier, Nicolas.
- Faustine. Je sens quelque chose, qui se consolide en moi. J’espère que ce ne sont pas des défenses. Sinon cette thérapie ne se terminera jamais. Abandonnons.
- Abandon. Couper le lien. D’un coup d’un seul.
- Abandon. Je n’ai pas pleuré.
- Abandon. Il a disparu. Le troisième jour.
- Et si je vous abandonnais. C’est un peu dans le sujet, non ? Et voilà. La semaine est bouclée. Une semaine sur l’abandon. Done. Prochain exercice ?
- Abandon. Je vous en mets un petit dernier pour la route, comme dirait mon tenancier de bar. Ce matin, j’ai croisé Valentin. Valentin était à 3 mètres de sa maman. Elle buvait un café en terrasse. Elle criait. Valentin, viens-ici, reste près de moi, ne pars pas si loin, sinon je t’abandonne. Allez savoir ce que ce gamin peut comprendre de la vie…
- Je suis très compliquée. Mais personne ne le sait. Je garde tout. Les frictions dans ma tête. Les vides. Les doigts plein d'épines. Les vases brisés.
- Je vis heure par heure. Une vie éternelle à ce rythme.
- Le garçon m'a parlé. Bonjour, vous allez bien madame ?
- Vous êtes bien installée, Faustine ? Vous portez-vous bien ? Aujourd’hui je suis gentille avec vous parce que c’est notre cent-cinquième échange. Ça se fête ! Je bois du champagne. Pour de bon.
- Faire maintenant, vite, tout, tout de suite, et bien. Ça m'a passé. Juste après ce jour-là. J’ai arrêté d’incarner la petite fille modèle. Cette histoire a stoppé net ma vocation.
- Je me disais. Vous devez voir défiler des passagers de l'ascenseur émotionnel à longueur de journée. Vous me raconterez ? Un jour. Un jour, où vous ne facturez pas.
- Vous rappelez qu'il faut que je me concentre sur mes problèmes, que je cesse d'éviter le sujet. Vous parlez comme une institutrice. Ça me contrarie. D’autant plus, que vous ne voyez pas que je ne fais que ça, Faustine, évoquer mes problèmes.
- Dites-moi, votre diplôme, il ne proviendrait pas d’une boîte des Playmobile? Je m’interroge, voyez-vous.
- Ce qui est le plus douloureux, c'est que le problème de ce garçon, est sans doute plus grave que le mien. C'est vous dire…
- Y-a-t-il une échelle des blessures ? Abandonner ou être abandonné ? Ne répondez pas.
- J’ai été tentée par l’alcoolisme. Pour voir. Et puis je me suis dit que je n’avais pas les moyens. Je n’avais personne pour me ramener chez moi, après la picole. Ça n’était pas sérieux, ça ne fait pas professionnel.
- Je suis soulagée, un peu. Sa nouvelle-vraie-fausse maman a l'air bien. Je l’ai entre-aperçue, à l’arrêt de bus. J'ai même envie de pleurer. Vous êtes contente ?
- En fait, vous clamez partout que vous accompagnez. Mais, soyons lucide, c'est moi qui me creuse le chemin. Toute seule. Je soulève les grosses pierres, je taille à la machette les branches, je retrouve le garçon, je l'aborde. Je décide de lui parler. Merde. C’est bien moi qui fait tout. Vous êtes une imposture diplômée.
- Non.
- (oui je suis en colère)
- (ici un majeur levé)
- Vous et vos amis de la profession. Je vous déteste.
- La vie nous retourne. On tombe malade, on est malheureux, on est triste, terrorisé. Et vous vous pointez. Service après-vente. Le chrono dans une main, le regard froid, le sourire glacial. Je vous écoute.
- Je ne voulais pas l'abandonner.
- Je vous laisse digérer la nouvelle. Dingue. Une jeune mère abandonne son bébé à la naissance. Et le regrette. Du jamais vu, n’est-ce pas ?
- Pink Floyd. Shine On Your Crazy Diamonds. "Remember when you were young... " Dans cette chanson, vers la troisième minute, le chanteur rit doucement dans mon oreille gauche. Ça me surprend toujours. Je vérifie à chaque fois s’il y a quelqu’un à côté de moi. Toujours, toujours. A chaque fois. Surprise et frisson. Les deux en même temps. La chair de poule.
- You Cry For The Moon. Les paroles d’une chanson.
- Je lui ai parlé. Je lui ai dit. Que j'avais un enfant. De son âge. Il a eu le regard vague. Et puis c'était son arrêt. Il travaille après les cours. C'est bien.
- Hier, j'ai été à un cours de danse. Le prof était fou. Il souriait en dansant. Il dégageait le bonheur. Indécent. Je n’ai pas dansé. Je suis restée immobile à regarder son visage dans le miroir.
- J'ai trouvé une vidéo de zumba. J'ai réussi à faire un enchaînement dans mon salon. Droite, déhanché, gauche, déhanché, devant, devant, saut en arrière. Deux heures. J'étais en nage. En âge.
- J'ai mis des baskets. C'est très moche, mais ça libère le pas.
- Je ne prends plus le bus. J’ai peur.
- Le nouveau voisin joue du piano. Il est venu me demander si ça me dérangeait. Je lui ai dit non, non. Je n’ai pas osé lui dire que ça me faisait des papillons de l’imaginer assis en train de jouer, concentré, et d’entendre ses notes à travers le mur. Je trouve ça très. Intime.
- Aujourd'hui dans le supermarché, j'ai croisé un homme. Il avait une bouteille de Badoit en plastique, format 33 cl. Il ouvrait le bouchon. Parlait dans le goulot. Refermait le bouchon. Et il recommençait. Son psy doit être d'une école un peu plus barrée que la vôtre. Je m'estime chanceuse, du coup.
- Je m’amuse, je m’amuse. Je vous taquine. Mais il faudra admettre que votre thérapie à base d’obstination et d’endurance semble fonctionner. Je réfléchis. Je détourne moins le regard. Un jour, je penserai à vous remercier. Sans doute. Bien sûr.
- J'ai repris le bus. Le garçon m'a souri. J’ai l’intuition qu'il sait.
- Je ne rigole pas ces jours-ci. Je n’en mène pas large. Je n’ai jamais compris cette expression, mais nous ne sommes pas ici pour parfaire mes connaissances littéraires.
- J'ai eu envie d'être cette femme. Cheveux blancs, carré parfait,
veste rouge, elle souriait à son portable. Et je me suis demandé à qui j'allais sourire, même à travers un écran, dans 20 ans. - J’ai acheté un téléphone. Avec l’indemnisation.
- Quai. Pavés. Fer. Corde. Amarres. Larguée.
- J'ai échangé quelques mots avec le garçon. Il m'a dit qu'il avait parfois l'impression d’être amputé de quelque chose. Il me semble que c'est moi l’ampute, précisément. C’est moi la pute.
- Je dis la pute. Mais je ne le pense pas. Je crois que je suis quelqu'un de bien. Qui fait face à des difficultés. C'est tout. Ne vous inquiétez pas.
- Le garçon est chou. Aujourd'hui, il a voulu partager avec moi sa brioche. J'ai trouvé la situation drôle. Le garçon. Me nourrir.
- Vous me feriez presque rire, Faustine. Avec vos histoires de transformation, de changer sa vision, de voir les choses différemment, de se détacher de ses fantômes. On change, on s’abrase, on se remodèle, et puis. On change encore. Et puis. Encore. A la fin. On est qui ?
- J’ai croisé une petite fille. Elle portait des chaussures ouvertes, ballerines de danse, mais de rue. Des lacets, fermetures éclairs. Ça faisait comme un chausson de danse, ficelé de mille façons à son pied. Pour l’ancrer dans le sol. Elle tenait le bras de son père. Accrochée, comme à une bouée de sauvetage. Elle était craintive. J’ai vu trembler son âme quand elle est passée à côté de moi.
- Recommencer. Mais autrement.
- Je peux aussi essayer de vous faire rire. C'est l'histoire de toto.
- J'ai oublié la suite.
- Chaque endroit de ma peau est un tourbillon. Je ne vous parle même pas de l'état météo de mon cerveau. A demain.
- Merci.
- Vous allez voir, je vais être courageuse. Vous allez être fière de moi. Notez que je ne dis cela que pour m‘encourager, puisque je sais que vous n’avez ni fierté, ni sentiment.
- J'ai pris le bus. J'ai parlé à mon fils. Je lui ai dit que nous nous connaissions depuis toujours. Il m'a dit je sais. Il a souri. Nous avons le même sourire, a-t-il dit. Je suis partie.
- Je vais attendre quelques jours avant d'y retourner.
- Je ne pensais pas que ce serait si facile. Je croyais que le ciel tonnerait. Et là. Ce minot m’a libérée en trois mots. Les angoisses qui me ciselaient. Il les a fait disparaître. Comme un magicien. Le garçon est un magicien.
- Mon garçon.
- Je profite du baume.
- Mon garçon est un magicien.
- Je n’ai pas envie de bouger.
- Je vais bien.
- Avoir attendu aussi longtemps. C’est complétement fou. Mais, je ne pouvais pas avant.
- J'ai 34 ans. Il a 16 ans. Je peux recommencer à respirer. Nous avons tous les deux nos vies. Devant nous. Croisées ?
- Croisées ou parallèles.
- Parallèles
- Je veux nos vies croisées. J'ai peur. Donc. Parallèles.
- Je sais. Je ne suis pas obligée de décider maintenant, pour toute la vie.
- Parallèles. Temporairement. Tout le monde est content ?
- J'ai repris la danse.
- Quoi ma mère ? Quel rapport avec moi ?
- Je croyais que nous parlerions de moi, uniquement de moi, et seulement de moi. Je me suis tellement manquée.
- Allez. Je vais vous faire ce cadeau. On va faire une petite semaine sur moi. Ma mère, on s’en fout.
- Ce matin, je me suis réveillée, il n’y avait rien sur ma poitrine. Rien qui ne pesait. Rien qui brûlait. Je respirais. Sans entrave. J’ai eu peur. J’ai cru que j’étais morte. En fait non. C’était cette histoire de mon petit bonhomme abandonné qui ne me pesait plus.
- Il m’arrive d’avoir envie de crier, de taper très fort. Que tout le monde s’arrête de marcher dans la rue, et sache. Ce que j’ai vécu.
- J’ai réussi à passer la main sur mon ventre sans pleurer.
- J’ai rêvé. Que je vidais des sceaux. Ils étaient dans ma chambre. En plastique. Il sentait l’eau croupie. Je les vidais en les lançant par la fenêtre. Je ne mettais pas une goutte sur le sol. L’eau passait par la fenêtre, exactement. Championne du sceau d’eau. C’est moi.
- Comment continuent à vivre les gens qui touchent enfin le but de leur vie ? Ils ralentissent ou ils accélèrent ? Moi j’ai envie de m‘installer sur un banc. Et puis j’ai faim, ou soif, ou envie de faire pipi.
- Ma mère en 10 mots. Demain.
- Maman. Mère. Mother. Mamita. Maternelle. Maternité. Môman. Mum. Amour. Vous voyez ? Ben maintenant pensez au contraire.
- J’ai demandé au garçon s’il était heureux. Il m’a dit ça va. J’en déduis que oui.
- Sortie de séance. J’étais furax. C’est pour ça que je n’ai pas fermé la porte. Unfollow direct, tellement vous étiez lourde avec ces histoires sur ma mère.
- Unfollower, c'est très grossier sur Twitter. Cela signifie que les gens ne vous intéressent plus, voire que vous ne les aimez plus. C'est mon magicien de fils qui m'a expliqué. Heureusement que la jeunesse nous éduque.
- Est-ce que je suis en colère ? Moi ? Je ne sais pas comment vous appelez cette chose qui noue la gorge, et qui brule la trachée, et qui fait claquer les poumons. Des marées brutales, à couper le souffle.
- Qui de nous deux est la plus fatigante. Vous avec votre sourire bienveillant et attentif, ou moi ?
- Un jour nous finirons par faire un catch dans la boue, toutes les deux, ça nous détendra.
- Au bar, je m’assois toujours près du comptoir, c’est là que ça se passe. J’écoute beaucoup, j’apprends la vie. Un peu comme vous. Sauf que je ne pose pas de questions. Une psy silencieuse. Une psy clandestino. Incognito.
- Ma mère, donc. Une femme comme vous et moi. Surtout comme vous, en fait. Vous avez la même coupe de cheveux qu’elle. Ça ne vous a pas aidé à gagner ma confiance, soyons honnête. Donc. Ma mère. Je n’éviterai pas le sujet. Pas cette fois. Je grandis. J’apprends. Ma mère. Donc. Née il y a 62 ans. Bien mariée. Oui, très jeune, avec mon père, l’année de ses 18 ans. Elle préférait largement notre voisin, pour les choses intimes. Si vous voyez ce que je veux dire. Oui. Vous voyez. Vous êtes programmée pour voir ça. Les secrets de famille. Les anormalités.
- Anormalités. Je retire. Tout le monde a le droit de vivre. La normalité n’existe pas. Je vous vois venir.
- Je ne suis pas folle, bien sûr que non. Je souffre. Imaginez ici ma bouille avec des yeux plein de larmes, d’émotion, et mes cils qui battent doucement, bref pensez à Candy.
- Sinon, pour conclure sur ma mère. C’était une sacrée raclure. On ne pouvait pas compter sur elle. Et la gentillesse, n’était pas un des dons qu’elle avait reçu à la naissance.
- Quelle vicieuse, Faustine. Obliger vos patients à vous maudire, chaque jour, sur leurs exercices d’écriture. C’est un peu bizarre, n’est-ce pas ?
- Les dons de ma mère. L’indifférence. La passion sexuelle. Un sourire charmeur. Mais fourbe, fourbe, tellement fourbe.
- Ma vie, mon œuvre. Je vis seule, ici, depuis 18 ans. Rien à signaler. Sauf il y a deux ans. J’ai décidé de retrouver le garçon. Et également. Il y a 5 ans, en Octobre, précisément, j’ai acheté un parapluie, avec un manche en bois vernis. J’en rêvais.
- Mes dons à moi. La transparence. La tristesse inconsolable ou presque. L’endurance. Je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas morte de chagrin.
- Je me concentre sur moi. D’accord. Je vous raconte mes émotions. Je commence demain.
- Je suis en colère. Je le sais parce que, alors que je lisais ce matin, j’accrochais sur chaque mot. J’avais envie de les retourner, de les tabasser. D’arracher leurs lettres, comme des pattes à un insecte. J’ai refermé vite le magazine, et je suis allée marcher entre les immeubles hauts. Les yeux fixés sur le bout de la rue. Le trottoir gris, neutre, c’était parfait.
- J’ai parfois la sensation de vivre à côté du monde. Ca n’est pas angoissant, c’est plutôt rassurant de se couper du monde. Contrairement à ce que vous pouvez penser. Notez bien que je sais parfaitement que vous ne pensez pas, vous ne jugez pas, vous n’êtes que « hare krishna », paix sur terre et amour intégral.
- J’ai des certitudes. Qui me protègent. De ces choses, infranchissables. Ma mère, cette salope. La société que je déteste depuis que je suis rentrée dans une salle d’accouchement. Vous. L’hôpital qui me harcèle de questions, de convocations. Il faut leur répondre, vite sinon les menaces… Oui, j’avoue. J’ai des certitudes. Par exemple, je sais que je vais mourir tranquille, seule. Et le mieux c’est de ne rien dire, de ne rien faire de ces certitudes. Les laisser suspendues.
- Fermé pour cause de congés. Signé la direction.
- Je fais une pause, si vous le permettez, j’ai trop écrit ces jours-ci. C’est épuisant.
- Est-ce que j’envie les gens ? Je ne sais pas. Je ne crois pas envie d’être quelqu’un d’autre. Je ne sais pas ce que c’est d’être quelqu’un d’autre, de vivre en dehors de mon labyrinthe. Les autres ont sans doute le leur, de labyrinthe. Ni pire, ni mieux que le mien. Chacun le sien. Moi je fais comme si mon chemin était naturel. Alors que j’évite mes murs. De l’extérieur, j’ai l’air un peu fantasque. Je fais semblant d’être maîtresse de tout, de pouvoir courir les yeux fermés, sans risquer de heurter une paroi de verre. J’imagine que tout le monde fait pareil.
- Vous aviez tellement l’air de vouloir comprendre aujourd’hui, en séance. Avec vos questions. A peine retenues. Pourquoi être en colère ? alors que j’ai retrouvé mon fils. Je vais vous l’écrire. Je ne pouvais pas le dire. J’avais peur de crier. Mais je vous l’écris. Parce que. Le retrouver, c’est ne jamais revenir en arrière. Qu’il soit là, grand, vivant, devant mes yeux. C’est mettre fin à toutes ces années de récits intérieurs. Où je arpentais le présent, le passé, je refaisais le match. Incessamment. Maintenant il est là, dans la vraie vie. Je connais son bus, sa vie, son quotidien. Tout ça. C’est m’empêcher de revenir en arrière. Au carrefour d’il y a 16 ans. Moi. Je voulais prendre l’autre route. Celle à côté. Celle où je garde mon fils. Celle où mes parents accueillent mon bébé avec le sourire, et m’aiment. Même bancal, même à moitié, mais ils m’aiment. Mon fils retrouvé. Ça fait mal. Ça dynamite la moitié de ma vie fantasmée.
- Mes parents. Ils m’ont poussée vers l’abandon. Ils m’ont poussé vers aujourd’hui. Leur haine m’a tirée, poussée, trainée sur le chemin que je ne voulais pas. J’ai freiné des quatre fers 16 ans. Ils peuvent crever.
- S’aimer les uns les autres. Mon cul. Des conneries. Quand on ne prend même pas le temps de reconnaître le bonheur sur le visage d’une gamine enceinte. Je parle de moi, au cas où vous ayez égaré mon dossier de mère abandonnante.
- Je viens de lire un livre. Un cuistot, qui passe de resto en resto, dans différents pays. Un livre court. Je lisais. Il cuisinait. Je lisais. Il démissionnait. Et il cuisinait, jour et nuit, et encore, et encore. Et démissionnait encore. Et puis à la fin, il ouvre un restaurant. On le suit pendant 5 ou 6 ans. Je lisais. Et ça m’angoissait. Je me tortillais. Je pensais que c’était sa quête perpétuelle de la cuisine absolue, qui me dérangeait, dans ce récit. Moi, je ne mange que des pâtes à l’huile d’olive et au parmesan. Et puis j’ai compris. En 5 ans de cuisine et 45 pages de livre. Pas une amoureuse. Ou un amoureux. Le vide amoureux et sexuel. Rien qui ne le retienne, rien qui ne touche son cœur, dans une ville ou une autre. Rien. Personne. Aucune attache. Ce vide, ça m’a envahie. J’ai eu de la peine pour lui. Et puis je me suis rendue compte que je le battais. Seize années sans étreinte. J’ai eu envie de pleurer.
- Oui, ça éclate un peu fort, ces jours. C’est normal. C’est dur de lutter. Avec mes 51 kilos. Brindille.
- Regardez-moi. J’ai passé dix-huit années. A ne penser qu’à ça. Rien qu’à ça. Immobile. Obnubilée. Sous hypnose. Putain de merde.
- Je ne pouvais pas regarder un enfant dans la rue sans être clouée sur place. Je comptais. Maintenant il a un an, maintenant, il a deux ans, maintenant, il a… La date anniversaire de sa naissance. Le couteau planté dans le cœur du matin au soir. Et la veille. Et le lendemain. Je ne pouvais pas voir une mère enlacer son gosse sans la traiter de grosse pute dans ma tête. Je ne pouvais pas me regarder dans le miroir sans me dire que j’étais rien. Indigne. De tout. Je glissais dans la rue. A l’ombre. Pour que personne ne pense à me poser la question. Mais au fait que faites-vous dans la vie, à part abandonner des enfants ?
- Mais au fait qu’est-ce que je fais dans la vie, à part abandonner des enfants ?
- Le grand inventeur du monde, il peut aller se faire foutre. Lui, et ses sentiments de bonheur, de bien être, les conneries de l’égalité, les saloperies du désir, les trucs tordus de l’âme. Grand inventeur. C’est zéro, ton bordel. Nul. De la merde.
- Seize ans sans être consolée. Par rien. Pas une fleur. Pas un homme. Va te faire foutre.
- Ne le prenez pas pour vous, le va te faire foutre. Pas vous, bien sûr.
- Je ne crois pas que je vais arriver, à contenir tout ça. Ça fissure. Ca craquèle.
- Ça fait mal.
- En même temps, je me dis que vous êtes la seule personne que ça puisse intéresser, mes tourments de mère abandonnante. En même temps, je me dis que ça ne sert à rien de vous les dire. C’est un bloc. Un morceau de verre coupant dans ma tête. Même moi quand je m’approche, je me fais mal. J’ai poussé autour.
- Je suis allée voir mon fils. Je l’ai attendu après l’école. Il sortait de son cours d’anglais. Je ne sais pas parler anglais. Il est plus brillant que moi, et je suis contente. Je l’ai tenu une seconde dans mes bras. A nous deux, je suis plus forte.
- A côté de moi, ce midi, je buvais mon café, il y avait un couple. Chapeaux blancs, deux petites filles habillées de robes blanches. Une des petites mettait une tranche de citron de son Perrier à la bouche, une tranche que sa maman venait juste de poser sur la table. La maman répétait, hystérique. C’est sale, c’est sale, arrête. Son visage de maman, une seconde avant apaisé et angélique, maintenant déformé par la peur. Ça m’a troublée. Je me demande dans quel ordre on prend la vie.
- Vous avez raison. Je vais m’occuper de moi. Je suis trop dérangée.
- Parler des autres, c’est un peu parler de soi, non ?
- En direct de mon balcon (deux mètres carrés, rien d’affolant). Je suivais des yeux le parcours de deux frères. La course entre la boulangerie et la charcuterie. Les chaussures qui claquent. La complicité. La compétition. C’est le plus petit qui a gagné. Le grand le cherchait. Le taquinait. Au feu rouge, ils ont arrêté de gigoter, de se bagarrer. Ils sont repartis sagement côte à côte en riant.
- Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. Ça me réconcilie un peu avec le monde, je crois. La fraternité. La loi du pas toujours le plus fort. Je ne sais pas. Mais vous, vous devez savoir.
- J’ai parlé avec mon fils. Encore.
- C’est vrai que le poids de la rage est moins fort. Quand je vois mon garçon. J’oublie d’être haineuse.
- De quoi discutons-nous, mon garçon et moi ? On ne discute pas toujours. On marche. Côte à côte. Il est silencieux. Comme moi. Il sourit un peu plus souvent, en revanche.
- Les hommes de ma vie ? Les quoi ?
- Les matins où je n’ai pas de pain frais, je fais griller du vieux pain. Quand je le croque, ça fait des miettes sur la table. Et je fais des courses de miette. En soufflant dessus. Je fais des paris. Je souffle. C’est souvent les miettes brûlées qui gagnent. Elles sont plus légères. Brûlées mais légères.
- La course des frères, la course des miettes. J’aurai pu vous faire aussi la course des poussettes à la sortie de l‘école. La course des bâtons dans le caniveau. Les métaphores faciles de la vie. Je passe ma vie à observer les gens et les choses prendre leurs chemins, se dépêcher, se heurter, vouloir plus. Ou autre chose. Plus. Ou autre chose. Mais jamais moins, vous avez remarqué ? On ne veut jamais moins.
- Vous avez compris. Je déteste ma mère. Mais dans l’échelle supérieure de la haine, il y a mon père, et tous les hommes avec. Ne cherchez pas. Ce n’est pas un truc de geste déplacé ou d’inceste. C’est plutôt un truc d’absence. Voyez-vous. Imaginez. Une mère hystérique à la maison ou orgasmique chez le voisin. Vous regardez autour de vous. Vous cherchez partout de la douceur. Et il n’y a personne. Et vous vous demandez. Il est où, bordel. Le paternel. Il est ailleurs. On ne sait pas où. Il ne vient pas.
- Oui. Mes parents sont vivants.
- Et quoi ?
- Je ne vois pas.
- Sur le banc du parc de l’hôtel de ville, une jolie jeune fille pleurait à grosses larmes. Ca coulait, ça coulait. Elle se mouchait. Elle pleurait. Elle se mouchait. Elle essayait d’être discrète. Même en pleurs, elle était jolie. Il y a avait des garçons, sur le banc d’à côté. J’attendais que l’un deux profite. Aille la voir, la consoler et peut être l’emballer. Ils n’ont pas bougé. Alors j’y suis allée. Je l’ai prise dans mes bras, et j’ai serré. Un peu fort, peut-être. Parce qu’elle a tout de suite arrêté de pleurer, et elle a rigolé. Elle a dit. Vous m’empêchez de respirer. On a rigolé toutes les deux. Je suis partie vite. Je ne sais pas où mettre le chagrin que je lui avais volé.
- Vous me dites qu’il faut parler pour tenter de s’apaiser, modifier nos représentations, nos vues de l’esprit, faire bouger les lignes, les paysages intérieurs (là, c’est moi qui brode sur les paysages intérieurs, vous n’êtes pas vraiment poétique en général. Et d’ailleurs, ça nous ferait du bien Faustine, que vous mettiez un peu de fleurs dans nos séances, quelques rimes, des vers…
- Non, je ne détourne pas le sujet. Le sujet est clos. Mes parents sont clos.
- Ca n’est pas parce que j’ai oublié de fermer une parenthèse il y a deux jours que la conversation sur mes parents doit continuer. Vous cherchez la petite bête, c’est indigne de vous.
- ). Voilà.
- L’important c’est la bonne distance. Vous me l’avez souvent dit.
- Très loin entre mes parents et moi, c’est parfait. Voilà. Des années lumières, ça serait mieux. Mais il paraît que ça n’est pas possible. Alors j’ai juste changé de ville.
- Mon garçon m’a dit qu’il avait une petite copine. Maman depuis 40 jours. Et j’ai déjà une belle-fille. Ça va trop vite.
- Si on fait le compte. Mes parents sont clos. Mon fils est casé. Moi, je me débrouille. 232 jours, 29 séances. On peut arrêter là, non ?
- Ceci est une grève de patient.
- Ceci est une grève de patient.
- Ceci est une grève de patient.
- Je m’en fous, c’est le compteur de la sécu qui tourne.
- Veuillez nous excuser pour cette interruption de notre programme.
- Je crois que je me suis fait avoir sur la négo. Je vais aller consulter les mecs de la CGT pour qu’ils me disent. Je demandais l’arrêt de la thérapie. Et votre réponse, c’est le doublement des séances. C’est pas brillant, je crois.
- Est-ce que vous avez remarqué que le Lidl, à côté du Castorama est devenu un Carrefour Market. ça n’est pas tout à fait pareil, mais presque.
- Je trie mes papiers.
- Normalement, je trie quand je suis prête à passer à la phase suivante de ma vie (petit appel du pied pour dire que je vais mieux).
- Okay. J’ai encore un peu mal.
- Les hommes représentent 49% de l’humanité. On va pas résoudre leur cas, vous et moi, simples mortelles, même en trois cents séances.
- Dans la rue, y’a une fille qui parlait d’une autre fille à son mec, et qui disait. Elle est jolie Sophie (virgule) (un long silence) et pas farouche. J’ai vu les flèches assassines de la jalousie partir vers le ciel.
- Les hommes. Non. Je ne veux pas parler des hommes. Le patient peut poser ses limites. Ça doit bien être écrit quelque part, cette règle.
- Bon. D’accord. Demain je vous liste les hommes qui comptent dans ma vie. Mais après on n’en parle pas.
- Le barman. Le chauffeur de mon bus, le 74 (le mercredi, il est remplacé par une femme parce qu’il garde son gamin, le jour où il a dit ça, qu’il gardait ses gosses, j’ai failli me réconcilier avec la terre entière, et puis non). L’épicier. Le boulanger. C’est tout. Le réceptionniste de l’hôpital, il est mimi aussi, mais je ne le compte pas vraiment , on ne s’est jamais vraiment parlé.
- Le garçon, c’est pas un homme, c’est un garçon. C’est mon fils. Lui, il compte et je l‘aime.
- Et maintenant, je vous laisse imaginer si mon thérapeute avait été un homme. Je serais toute bloquée. Je veux dire encore plus qu’avec vous. Je ne nie pas que je sois un peu fermée, dans nos conversations. Parfois. Mais avec un homme, ce serait pire.
- J’ai été effrayée quand j’ai découvert votre prénom sur le papier de l’hôpital. Faustine. Faustine. Bon. Maintenant je suis habituée. Mais pour une professionnelle qui guide les patients entre le bien et le mal, Faustine, ça ne donne pas confiance. On pouvait trouver mieux. Blanche. Justine. Incarnacion. Illuminacion. Bon, mais je ne critique pas. Je fais avec. Comme vous faites avec moi. Je vous prends comme vous êtes, Faustine.
- La vérité n’existe pas. C’est le barman qui l’a dit.
- Il y a 17 marches pour monter jusque chez moi, au troisième étage. Cinq, puis, six, puis six. Je les compte toujours quand je rentre. A chaque fois je suis déçue. Tellement déçue. J’arrive à dix-sept. Et j’espère toujours qu’il y en ait une dix-huitième. J’aime les nombres pairs. Ils me rassurent.
- Hey. Je suis choquée. Fermer votre cabinet sans prévenir les patients ? J’ai trouvé porte close. J’oscillais entre la joie de louper une séance, et la joie de ne plus jamais vous revoir. Espérant que vous ayez enfin décidé de faire autre chose dans votre vie que d’être psy. Parce que vu de mon siège, si vous avez que des cas comme moi, vous ne devez pas être fière des progrès de vos patients… Bon, en même temps, ça assure vos revenus, les patients médiocres.
- D’accord plus d’attaque personnelle. Ni sur vous, ni sur moi. Je comprends. C’est contre-productif (que vous dites parce que, moi je me marrais, et se marrer, c’est avancer vers le bonheur).
- Le barman et moi.
- Non, mais ça va pas. Je ne vais pas vous raconter les détails.
- Devant l’arrêt de bus, y’avait une jeune fille, un peu rondelette qui traînait avec un loulou. Elle s’est arrêtée devant un gars qui faisait la manche et qui avait un accordéon à ses pieds. Bonjour monsieur, elle a dit d’une voix très forte, en le regardant dans les yeux. Je peux essayer ? Il était étonné. Nous aussi, puisqu’on regardait tous. Il a dit oui, un peu hésitant. Elle a saisi l’accordéon, fait trois notes. A éclaté de rire. L’a reposé. On était tous contents à l’arrêt de bus. Je crois.
- Il sert bien le café. Il regarde tout le monde dans les yeux. Il sourit souvent. Il parle peu. Il est sans friction.
- Je me sens posée sur sa main, parfois. Et promenée dans un jardin.
- Quand il parle, ses mots se tiennent à distance. Je les prends si je veux. Ils ne piquent jamais. C’est nouveau.
- J’ai remis un gilet pour sortir. Il faisait frais ce matin.
- J’aime bien me faufiler dans les escalier des immeubles. Je monte au dernier étage des immeubles. Je reste là, dans la cage d’escaliers, planquée. S’il y a une fenêtre qui donne sur la rue, je pose mon front sur la vitre. Je respire très doucement. Pour ne pas faire de buée. Et je regarde les gens bouger par les fenêtres, en face. Ils parlent en silence. J’imagine le bruit de leur vie.
- J’ai repeint mon salon. En blanc. Avec des tortues bleues. Au pochoir. Je suis une artiste de mur.
- Ya un livre sur ma table de nuit. Il est posé là depuis deux ans. Immobile. Je me dis qu’il a destin. Mais peut-être pas entre mes mains.
- Dites tout de suite que ma vie n’est pas très intéressante. C’est pas très, très, professionnel votre remarque de ce jour, en séance, Faustine. Ni charitable, d’ailleurs.
- C’est un livre sur un Fakir. Ikéa. Un truc abracadabran. Un chef d’œuvre loufoque. Du grand n’importe quoi. Qui n’arrivera jamais. Moi. Ça ne me fait pas rire.
- J’ai acheté une nouvelle robe.
- Je suis allée chez le coiffeur.
- Je suis retournée à la danse. C’est la rentrée.
- Je prends des cours de cuisine pour apprendre à faire des verrines.
- Nan, je déconne. Ne me dites pas que vous y avez cru à ma reconversion de femme parfaite. La peinture, la coiffure, les robes, c’est pas vrai. Je reste moi. Mais parfois je me pose sur les genoux du barman. Ça c’est vrai. Mais on ne va pas en faire un fromage.
- Cette semaine, j’ai MHN. Museum d’Histoire Naturelle. Avec le garçon.
- Je rebondis. Tu rebondis. Il rebondit. Nous rebondissons. Vous rebondissez. Ils rebondissent.
- Le musée. Crâne. Lucie. Origine du monde. Statues. Des mots dans toutes les langues. Evolution de l’humanité. J’ai pas été convaincue qu’on avait vraiment évolué. Si on exclut le smartphone et la galanterie – qui se perdent facilement tous les deux, on le sait, ha ha ha.
- Je crois que le jour où on arrête d’injecter le venin de nos frustrations dans les mots. On est mieux. Mais on a peut-être perdu quelque chose.
- J’aime le silence. Je vous en offre une minute. Comptez, sans réfléchir. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Continuez sans moi, vous savez faire. Jusqu’à soixante. Sans faute.
- J’ai recouvert le haut de ma cuisse de marguerites. Dessinées au stylo bic. Et j’ai enfilé une jupe. Le soir, lorsque je suis rentrée, j’avais de la soupe de fleur. Partout.
- Je marchais dans la rue. Il y avait un papier presque plié en deux par terre. C’était une lettre. Qui commençait pas ‘Ma très chère Frédérique, ma douce, je veux te dire…’. J’ai terriblement eu envie de la ramasser et de la lire. Et puis je me suis dit que ça me ferait mal.
- Dans le quartier du gamin. Des hommes grattent la terre. Font des tas. Avec une pelleteuse. Des gosses.
- Je voulais prendre le train. Le temps d’un weekend. Pour aller loin. Les amoureux s’embrassaient sur le quai. Les familles poussaient les valises, plus ou moins en ordre. J’ai regardé partir mon train. J’ai jeté mon billet dans la poubelle recyclage. Je suis rentrée.
- Finalement je l’ai pris ce train. Aller-retour dans la journée. Pour la campagne. Par la fenêtre du wagon. Les gros troncs d’arbre, les petits carrés de fleurs, Les champs de blé. Ou des céréales que je ne savais reconnaître. Les machines-outils. Les croix sur les toits des églises. Toutes ces choses qui se jettent dans votre paysage. Et que l’on décide d’observer ou pas. C’était le grand chambardement dans ma tête. J’ai fermé les yeux, parfois. Je n’ai pas regardé les autres passagers. C’était si angoissant.
- Toujours dans le train pour aller voir la campagne. Assise sur un fauteuil confortable. On quittait une petite gare. A toute petite vitesse. La voix de la dame sur le quai souhaitait la bienvenue aux voyageurs. Elle expliquait. Aller à droite, à gauche, les voitures de location, le sous terrain pour traverser, les correspondances. Ça ne me concernait pas. C’était agréable à écouter.
- Mes moments d’humanité. Quand un truc monte du ventre.
- Je vis sur une petite terre. Comme sur l’affiche du Petit Prince. Ma terre. Mes pensées. Mes sentiments. Je recycle tout. Je réinjecte dans la machine. En vase clos.
- Je fais donc mon devoir. Je recopie la définition de Wikipédia. Autarcie : (la définition). J’avoue, j’ai CRTL+C, CTRL+V, mais j’ai lu. Attentivement. Promis.
- Je comprends. Je vis en Autarcie. C’est grave docteur ?
- C’était moi qui produisais tout, sur cette petite terre. Et puis vous. Maintenant. Ça fait quand même du bien. Et parfois le garçon. Cet air frais de vos planètes, la vôtre, la sienne. Un vent qui nettoie un peu, l’air était devenu étouffant.
- Les femmes poudrées. Qui transpirent. Qui brillent. C’est si moche. Ridicule. Et personne ne leur dit. C’est pour ça que je trouve que le monde est infréquentable. Son hypocrisie.
- Une lettre à mes parents ? Vous avez perdu la tête !
- Bon.
- Chers parents. Je m’appelle Solange. J’ai 34 ans. Et si je vous écris aujourd’hui, c’est pour satisfaire l’esprit tordu de ma psy, Faustine, qui me force à me souvenir que vous existez. Ça n’est ni agréable, ni désagréable. Vous m’êtes indifférents. Depuis le jour que vous savez. Cordialement, S.B.
- Je crois que c’est tout ce que je peux leur dire.
- On avait dit qu’il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse en thérapie. Mais aujourd’hui, vous avez froncé les sourcils quand vous avez parlé de cette lettre. Je crois que je vous ai déçu. Vous avez dû croire que j’étais prête. Et puis non.
- Ce midi. Un couple a trinqué. Chacun, un verre de vin rouge dans la main. Ils se sont regardés dans les yeux. Visage immobile. C’était froid. Froid. Ça m’a fait penser à mes parents. Quand ils se passaient le sel à table. Quand ils ne se parlaient plus.
- Je suis allée trop vite. On est allé trop vite.
- Je crois que j’aimerais bien vous parler des gens qui ont des petits chiens. Mais j’aurais trop peur de vous choquer. J’imagine. Vous lisant ce journal entre deux patients. Les yeux écarquillés. Vos mains sur votre bouche pour étouffer votre effroi. Les larmes qui montent aux yeux. Et moi qui vous livre ce secret violent qui est en moi, et qui concerne les petits chiens.
- Vous avez un chien ?
- En fait j’adore les chiens. J’ai beaucoup d’imagination, vous savez. J’essaie de vous distraire un peu avec ce journal. Je fais mon show. Je ne suis pas vraiment certaine que mon amusement vous fasse franchement rire aux éclats. Mais moi….
- Chers parents. Deuxième. Clap. Un long silence depuis mon départ il y a 16 ans. Des litres de larme. Des milliers de kilomètres parcourus sur le trottoir de la ville où j’ai refait ma vie. Des heures de télévision, de silence. Pour essayer d’oublier l’horreur de cet abandon. Pour réparer. J’ai presque réussi. Je vous prends dans mes bras. Solange.
- Cette lettre est sincère, je crois. Je ne l’enverrai pas. Elle m’est destinée en fait. Je l’ai écrite pour moi.
- Je me prends dans les bras. C’est ce que je voulais écrire dans la lettre, en fait. Je me prends dans les bras.
- Après tout, ça n’est pas grave si on ne vit pas une vie parfaite. On peut de réjouir de celle des autres.
- Oui. Se réjouir du bonheur des autres, c’est un cliché. Ben, on ne peut pas toujours être au summum en matière d’originalité dans un journal intime. Merci de votre indulgence.
- Ma cantine ce midi. La Brasserie des deux sœurs. Hugo et Lisa sont allés jouer sur la place, et leurs parents étaient enfin seuls. Il lui a demandé. C’est quoi le programme ? Elle a haussé les épaules. Il a insisté. On fait un tour, on visite ? Elle a dit non. Elle regardait au loin. Il cherchait son regard. Elle avait l’air si triste. Ils sont restés silencieux. Un couple amoureux et démonstratif est passé à côté d’eux. Les salopards. L’ambiance est passée du plomb, à la glace. Il s’est raclé la gorge et il a dit. Je vais m’acheter un nouveau pantalon en toile. Elle a ricané. Tant de haine. J’étais clouée à ma chaise.
- J’ai eu froid aujourd’hui. Les orteils en glaçons. Les courants d’air en continu sur la nuque. Les frissons dans les cuisses. La peau gelée sur les épaules. J’ai tenu une heure sur un banc. En bas de chez moi, pour voir.
- Welcome to the Hotel California. This could be hell, this could be heaven. Au moins, on a le choix, le mystère, et on vous souhaite la bienvenue. Cette chanson me fait penser à mon barman. Que je ne vois plus.
- Ce soir, dans ma rue. Ils marchaient ensemble. Pas du même pas. Ni au même rythme. Ni chaussés pareils. Mais ils allaient ensemble. Quelque part.
- Tomate. Céleri. Une feuille de salade. Abricot (en confiture). Pomme banane (en compote). Poire (en alcool de). Carotte. Citron. Orange (vive l’ACE). Dix. Mangez. Bougez. Dix fruits et légumes par jour.
- Je n’ai pas très envie de partager. J’ai confiance que cela va passer. Je ne ferme pas la porte. Mais j’exerce mon droit au service minimum.
- Ce qui me fait du bien ? Le garçon. Mettre un paquet de 12 yaourts à la vanille en pot de verre dans mon frigidaire vide, blanc et propre. Attendre le bus. Parfois, écrire dans ce cahier. Pas toujours . Ne vous affolez pas. Je ne sais pas exactement si j’écris ça sincèrement ou pour vous faire plaisir. On ne peut pas savoir. L’esprit est… Je sais plus comment vous dites. Ressort. Retors. Les deux, non ?
- Le barman est revenu.
- Le barman est revenu. Je l’ai vu à travers la vitrine. Il m’a vue. Il a souri. J’ai cru que mes pieds pesaient 200 kilos instantanément. Je suis restée debout, droite. Je ne pouvais plus bouger. Il a continué à servir.
- J’ai passé tellement de temps à être certaines de choses sur mon fils. Qu’il serait comme ci, comme ça, nos retrouvailles impossible, tout ça. J’étais tellement à côté de la plaque. Maintenant je n’arrive plus à faire confiance à mon jugement.
- Je crois que je suis inadaptée à l’échange avec un autre humain. Sauf avec mon fils. C’est déjà pas mal, non ?
- Le barman est revenu. Il était parti rendre visite à sa mère, qui était malade. Presque mmourante.
- La nuit commençait à tomber. Je suis allée sur la place Léon Blum. Pour voir un beau coucher de soleil. Il est vite tombé. Derrière les immeubles. Sans rougir, ni jaunir, ni rien. Le flop. Du coup je suis passée au bar, et j’ai bu. Et le barman.
- Le garçon me dit que je regarde trop intensément. Je peux pas m‘empêcher. Je comprends peut-être pourquoi vous regardez le tableau au-dessus de moi pendant nos séances.
- Je me demande pourquoi les jeunes amoureux marchent main dans la main, et l‘autre main occupée par un téléphone. Je suis un peu inquiète. Il ne faudrait pas qu’ils oublient de se peloter dans les abri-bus. C’est si bon.
- L’homme disait à son amoureuse. « Et quand je dors. Et que tu viens contre moi. Tu te colles. Et que je ça me réveille. Et que ça me gonfle. Et que chaque nuit tu fais ça. Non. On n’habitera jamais ensemble. » Je me suis dit qu’elle ne manquait pas grand-chose, finalement.
- Le père du garçon ? C’était un gars. Un jeune homme. Que je n’aimais pas. Qui ne m’aimait pas. On savait bien tous les deux que ce n’était pas l’amour fou. On avait envie de sexe. Ça nous démangeait. J’aurais aimé mon garçon pour deux.
- Le barman m’a dit qu’il voulait m’emmener dîner dans un beau restaurant.
- Je vois les gens qui lèvent la tête de leurs téléphones portables si perfectionnés. Après quinze minutes de tête à tête avec leur écran. Ils se souviennent de l’endroit où ils sont. Ils atterrissent. Je connais cet air. Regard circulaire. Petite vague de conscience. Un soupçon de regret. On reconstruit le décor. Comme s’ils se réveillaient après un beau rêve dans une chambre inconnue. Je ressens la même chose quand je me perds dans mes pensées. Sauf que quand j’atterris, j’ai fait le tour de mon crâne. Eux, ils ont fait le tour du monde, en cliquant.
- Dans le bus. La fille à côté de moi répétait « Tu vois, tu vois ? Tu vois ! ». Regard intense, paupières immensément ouvertes. « Ce monde est fou, répétait-elle. Il est grand, ce monde, il est immense, ce monde, ça me rend dingue, c’est beau, c’est laid, ça m’aspire, ça me porte, ça me jette à terre. ». Son amie la regardait sans comprendre. Moi je comprenais très bien. Le monde est immense, ça me rend dingue. Je suis si petite.
- J’ai l’air comme ça de critiquer les gens. Mais non. Je partage avec vous mon regard. Ne tirez pas de conclusion hâtive. Je n’ai pas de mépris. Je ne suis pas câblée comme eux. Je respecte la différence. Je la pratique depuis toujours.
- Depuis petite je regarde le monde. Et je dis. Non. Non. Pas ça. Ça non plus. Ça je ne veux pas. Ceci, ça n’est pas possible. Pas toi. Pas lui. Je n’ai jamais vraiment rien croisé qui ne me fasse vraiment envie ou qui ne me fasse pas peur. Sauf quand j’étais enceinte. C’était apaisé. C’était plein. C’était de la joie.
- Ça va. Moi aussi je lis des trucs. Les hormones du bonheur de la grossesse. Je sais. Mais n’empêche.
- J’avais 8 ans. On était en Bretagne. On avait passé l’après-midi à cramer sur une de ces plages sauvages et désertes, dont la Bretagne a le secret. J’avais soif. J’avais chaud. Je voulais une glace. Mais parents m’avaient dit que c’était impossible. Ils m’avaient traîné sur toute la plage pour me montrer qu’il n’y avait pas de buvette ou de snack. Que personne n’amenait de la glace en piquenique puisque la glace fondait. Il était 16 heures. On attendait le bus pour le retour. Et ya une fille qui est venue s’assoir à côté de nous, elle revenait de la plage. Elle mangeait une glace. Un esquimau à la vanille enrobé au chocolat. C’est là que j’ai perdu confiance en eux.
- Mon fils m’a demandé pourquoi je ne travaillais pas. Je n’ai pas vraiment su lui répondre. Je ne pouvais pas lui raconter cette histoire de vie brisée, de colère permanente. Les mots ne venaient pas. Bloqués quelque part, dans une impasse. Pas par la honte. Plutôt comme si cette histoire n’existait plus.
- Merci.
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