Mauvaise langue

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Une légère brise fait voleter des vêtements étendus par une jeune fille dans le pâturage. La quiétude domine en ces lieux. Elle est tout juste troublée par des coups de hache d'un brave père de famille qui coupe du bois pour apporter de la chaleur aux siens. Quand soudain, un autre bruit se fait entendre, celui d'une automobile. La vue est dégagée, la voiture progresse sur la route. La jeune femme remarque sa présence et la signale à son père qui encastre la hache dans un tronc d'arbre avec défiance.


Deux adolescentes sortent de la maison qui niche sur le terrain.

- Retournez à l’intérieur, fermez la porte, décrète le coupeur de bois.


Elles s'exécutent.

- Julie, va me chercher de l'eau à la pompe pour que je me débarbouille, ordonne le propriétaire du terrain tout en s'asseyant sur un tronçon coupé.

Il rajoute avec inquiétude :

- Et rentre à l'intérieur avec tes sœurs...


Sa fille se conforme aux consignes en se hâtant. Le bûcheron de fortune éponge son front, puis tout son visage d'une sueur qui doit moins à l'effort qu'il vient de réaliser qu'à l'épreuve qui l'attend...

- Ça y est papa ! confirme Julie.

- Merci ma chérie, maintenant tu rentres à l'intérieur avec tes sœurs, dit-il tout en se levant et marchant vers l'habitation.


Il s'arrête devant une fenêtre, et l'utilise comme miroir. Il y a une bassine remplie d'eau sur le rebord, il en profite pour humidifier abondamment son visage et sa nuque.


La voiture s'arrête à sa hauteur, accompagnée de deux motos. Trois militaires allemands et leur officier sont là, ils échangent quelques mots dans leur langue natale. Le gradé s'avance vers l'homme et pointe du doigt le terrain :

- Est-ce la propriété de Perrier LaPadite ?

- Je suis Perrier LaPadite.

- C'est un plaisir de vous rencontrer M.LaPadite, annonce l'officier en tendant la main.

Perrier saisit cette dernière, il a peur mais ne montre rien. Il arrive à garder toute sa contenance, pour l'instant...

- Je suis le colonel SS Hans Landa...

- Que puis-je faire pour vous ? s'enquiert Perrier dans une poignée de main qui n'en fini plus.

- J’espérai que vous m'inviteriez à entrer chez vous, afin que nous puissions avoir une discussion.

Malgré un accent germanique prononcé, le militaire maîtrise parfaitement la langue de Molière. Et, c'est seulement après que sa requête soit acceptée, que Hans consent à lâcher la main de son hôte, et qu'il le saisit par le bras avec conviction. Perrier pousse la porte de sa maison, suivi par l'allemand. Les autres soldats restent dehors. Trois jeunes femmes sont là.

- Colonel Landa, voici ma famille.

Les trois sœurs se tiennent debout, en ligne. Elles semblent intimidées. Le SS s'avance vers la sœur la plus à droite.Il la fixe dans les yeux puis lui fait un baise-main en annonçant :

- Colonel SS Hans Landa mademoiselle, à votre service...


Désemparée, la jeune femme baisse les yeux, Hans en profite pour rajouter :

- Les rumeurs qui circulent dans le village au sujet de votre famille sont tout à fait fondées... M.LaPadite, vos filles sont toutes plus jolies les unes que les autres.

- Merci. Je vous en prie, asseyez-vous, propose-t-il en l'invitant d'un geste.


Landa enlève son képi et prend place.

- Suzanne, tu veux bien aller chercher du vin pour le colonel.

- Ah... Mais non, refuse le colonel tout en attrapant le poignet de Suzanne. Merci beaucoup M.LaPadite, pas de vin. Puisque nous sommes sur une exploitation laitière je suppose sans risquer de me tromper que vous avez du lait ?

- Oui, répond la jeune femme.
- Alors je préfère du lait.

- Très bien. Julie, tu veux bien aller fermer la fenêtre s'il te plaît ? demande Perrier, qui reste debout, immobile.


Une fois la fenêtre fermée, la sœur de Julie revient avec un verre et une bouteille de lait. Hans semble satisfait. Perrier échange des regards interrogateurs avec ses filles, des regards qui trahissent une angoisse grandissante. Landa remercie Suzanne et boit d'une gorgée le nectar.

- Monsieur, à votre famille et à vos vaches, je dis bravo.


Tous sont suspendus à ses lèvres.

- Merci.

- Je vous en prie, venez me rejoindre à votre table

- Très bien.


LaPadite s’asseoit à son tour. Il fait face à son invité. Ce dernier se penche vers lui, et lui chuchote :

- M.LaPadite, vu ce dont nous avons à discuter, il serait préférable de discuter en privé.


Devant l'absence de réaction, Hans ajoute :

- Vous remarquerez que j'ai laissé mes hommes à l’extérieur si cela ne les offense pas, auriez-vous l'obligeance de demander à vos charmantes dames de sortir ?

- Z'avez raison... Charlotte ? Tu veux bien amener tes sœurs dehors ? Le colonel et moi on a deux, trois mots à se dire.


Les trois sœurs obéissent, et quitte la maison devant le faciès satisfait de Hans.

- M.LaPadite, je dois dire que c'est toujours avec un grand plaisir que je pratique la langue de Molière, il se peut néanmoins que je passe à l'anglais pour m'amuser au cours de la discussion, et vous me suivrez. Je crois savoir que vous parlez un anglais tout à fait correct, n'est-ce pas ?

- Exact.

- Ma foi, il se trouve que moi aussi. Puisque nous sommes ici chez vous, je vous demande la permission commencer en français, et de passer à l'anglais tout à l'heure.

- Certainement...

- Alors que moi je vous connais bien vous et votre famille, je n'ai pas la moindre idée de ce que vous pouvez connaître de moi. Étiez-vous au fait de mon existence ?

- Oui.

- Oh c'est bien. Étiez-vous aussi au fait de la mission que je dois accomplir en France ?

- Oui, reconnaît Perrier dont le visage se décompose de seconde en seconde.

- Je peux savoir ce que vous avez entendu ?

- J'ai entendu dire, que le führer vous avez chargé de rassembler les juifs restés en France, qui se cachent ou qui se font passer pour chrétiens.

- Le führer lui-même n'aurait su mieux le dire, rétorque Hans ravi, qui prend sa serviette en cuire.

- Mais... Le but de votre visite, si sympathique soit-elle, reste un mystère pour moi. Les allemands ont fouillés la maison il y a neuf mois, à la recherche de juifs, et n'ont rien trouvé.

- Oui, je suis au courant, valide le colonel SS tout en sortant des notes de sa serviette. J'ai lu les rapports de ce secteur. Mais comme dans toute entreprise, lorsque la direction change de nom on ne peut éviter une légère duplications des efforts... qui le plus souvent constitue une perte de temps avérée, mais néanmoins ça doit être fait.


Landa prend un stylo.

- J'ai quelques questions à vous poser M.LaPadite. Si vous avez les réponses à mes questions, mon service pourra classer le dossier de votre famille.


Perrier reste attentif, le regard fixe, les bras croisés. Hans regarde ses notes.

- Alors, avant l'occupation il y avait quatre familles juives dans ce secteur, chacune ayant une exploitation laitière comme vous... Les Delarat, les Oulan, les Laffite et les Dreyfus. Est-ce exact ?

- À ma connaissance, c'était les seules familles juives parmi les exploitants du coin.


Le Colonel se replonge dans ses notes.

- Colonel, est-ce que ça vous dérange que je fume ma pipe ?


Le nazi annonce avec grâce :

- Je vous en prie M.LaPadite, ici c'est chez vous, vous faites comme bon vous semble...


Pendant que Perrier se lève pour prendre sa pipe, Hans enchaîne.

- Alors, si l'on en croit ces papiers, toutes les familles juives de ce secteur ont bien été retrouvées, enfin à l’exception des Dreyfus... Dans le courant de l'an dernier, ils semblent qu'ils se soient volatilisé, ce qui me convie à cette conclusion : ou bien ils sont parvenus à s'échapper, ou bien quelqu'un les cache avec succès quelque part. Qu'avez-vous entendu dire à propos des Dreyfus M.LaPadite ?

- Que des rumeurs.

- J'adore les rumeurs, s'extasie le colonel. Les faits sont parfois trompeurs, alors que les rumeurs, même fausses, sont souvent révélatrices... Donc M.LaPadite, quelles sont les rumeurs qui courent concernant les Dreyfus ?

- Je vous l'ai dit, c'est juste une rumeur, avance Perrier en allumant sa pipe. Mais il paraîtrait que les Dreyfus ont réussi à passer en Espagne.

- Donc la rumeur voudrait qu'ils se soient enfuis.

- Oui... Oui colonel.

- N'ayant jamais rencontré les Dreyfus, j'aimerais que vous me confirmiez la composition de la famille et le nom de chacun.


Hans attrape son stylo, et se montre concentré.

- Ils étaient cinq si je me souviens bien. Heu... le père Jacob, sa femme Myriam. Et son frère à elle Bob.

- Quel âge a Bob ?
-Trente ou trente et un ans. Et les enfants... Amos et Shosanna.

- L'âge des enfants ?


Perrier est hésitant, Landa se montre rassurant en faisant signe de la main qu'une estimation convient.

- Amos avait neuf ou dix ans, déclare Perrier en se grattant nerveusement la barbe. Et Shosanna ? Shosanna avait... dix-huit ou dix-neuf ans. Je suis pas très sûr.

Alors que Hans assure à son son hôte que cela devrait lui suffire, quelques centimètres sous les deux hommes, une famille horrifiée composée de cinq membres se fait la plus silencieuse possible.

- Cependant, avant de prendre congés, pourrais-je avoir encore un verre de votre lait si délicieux ?

- Mais bien sûr.


Perrier va chercher le lait, Hans l'apostrophe.

- M.LaPadite, êtes-vous au fait du surnom que le peuple de France m'a trouvé ?

- C'est le genre de chose qui ne m’intéresse pas, rétorque Perrier en servant un nouveau verre de lait à son convive.

- Mais vous savez comment je suis surnommé ?

- Oui je sais.


Perrier se rasseoit.

- Dites-moi donc ce que vous savez.


Le maître des lieux donne le verre à Landa, et reprend sa pipe.

- Qu'on vous surnomme le chasseur de juifs.

Le SS est enthousiasmé.

- Oui c'est cela. Je comprends tout à fait votre réticence à me le répéter. Heydrich, à priori, déteste le surnom que le peuple de Prague lui a octroyé. Mais j'avoue que son aversion du nom de bourreau me laisse un peu perplexe. Il semblerait qu'il ait fait tout ce qu'il a pu pour le mériter.


Hans prend une posture fière.

- Moi, en revanche, j'adore mon titre officieux. Précisément parce que je l'ai mérité. La particularité qui me rend si efficace comme chasseurs de juifs c'est, que contrairement au soldat allemand de base, je sais me mettre dans la tête d'un juif.


Le colonel porte le verre de lait à ses lèvres, puis déroule le fond de sa pensée.

- Alors qu'eux ne savent pas sortir de leur têtes d'allemands, enfin de soldats allemands devrais-je dire.

Après un bref rire d'auto-satisfaction, Landa reprend sa démonstration.

- S'il fallait déterminer un trait que l'allemand partage avec l'animal, on évoquerait l'instinct de prédateur et la ruse du faucon. Mais s'il faut déterminer le trait que le juif partage avec l'animal, ce sera celui du rat. Le führer et la propagande de Goebbels disent la même chose quasiment, mais là où nos conclusions divergent c'est qu'à mes yeux cette comparaison n'a rien d'insultant. C'est vrai... Considérez le monde dans lequel vit le rat. C'est certainement un monde hostile. Si jamais un rat venait à se faufiler chez vous maintenant, l'accueillerez-vous avec hostilité ?


Jamais la pipe de Perrier n'avait eu un goût aussi amer.

- Je suppose que oui.

- Un rat vous a-t-il jamais fait quoique ce soit pour justifier l'animosité qu'il vous inspire ?

- Les rats mordent les gens, ils propagent les maladies.

- Des rats sont à l'origine de la peste bubonique mais cela remonte à bien longtemps. Je suis prêt à avancer que quelques maladies que transmette le rat, l'écureuil peut la transmettre aussi. Vous en convenez ?

- Oui.

- Alors que vous n'avez pas la même animosité contre l'écureuil que contre le rat n'est-ce pas? Non. Ce sont pourtant des rongeurs l'un et l'autre, et à part la queue ils sont très proches l'un de l'autre, n'est-ce pas ?

- C'est une idée intéressante colonel, répond Perrier décontenancé.

- Quelque soit l'art des règles que cette idée puisse avoir elle n'a pas le moindre effet sur votre perception... Imaginons qu'un rat pénètre chez vous à l'instant où je parle, vous l’accueilleriez avec une soucoupe de votre délicieux lait ?

- Je ne pense pas, non.

- J'en étais sûr. Vous ne les aimez guère. Vous ignorez pourquoi en réalité, par contre vous savez qu'ils vous répugnent. Par conséquent quand un soldat allemand s'attaque à la fouille d'une maison qu'il soupçonne d'abriter des juifs, où cherche le faucon ? Il cherche dans la grange, il cherche dans le grenier, il cherche dans la cave, il cherche dans tous les endroits où lui se cacherait. Mais ils s'en trouvent tellement d'autres, ou un faucon n'aurait jamais l'idée de se cacher. La raison pour laquelle le führer m'a enlevé à mes Alpes autrichiennes et m'a envoyé en pleine campagne française aujourd'hui, c'est parce que j'en ai l'idée moi. Parce que je me rend compte des prouesses extraordinaires d'un humain une fois qu'il a abandonné toute dignité. Puis-je fumer ma pipe moi aussi ?


Au visage toujours souriant du colonel, répond la mine déconfite de Perrier. Il se reprend.

- Je vous en prie colonel, faites comme chez vous.

C'est avec une joie non dissimulée que Hans fume à son tour.

- Maintenant que tout le monde est à l'aise, si on s'amusait à parler anglais vous et moi...


Landa prévient dans la langue de Shakespeare :

- Mes hommes ont besoin de fouillez toute la maison, avant de vous rayer officiellement de ma liste. La moindre irrégularité, croyez-moi, sera trouvée. À moins que vous n'ayez des choses à me dire, qui rendrait cette fouille superflue. J'ajouterai aussi que toute information facilitant l'exercice de mon devoir n'entraînera pas de châtiment. Au contraire, elle sera récompensée


Les yeux de Perrier se gorgent d'eau. Il est sonné comme un boxeur proche du KO. Hans poursuit, toujours en anglais :

- Votre famille cessera d'être harcelée par l'armée allemande, tant que nous occuperons votre pays.

Perrier ravale sa salive. Nul mot ne semble capable de sortir de sa bouche. Un long silence s'installe. Hans porte l'estocade :

- Vous abritez des ennemis de la nation, non ?

- Oui, répond Perrier dans la même langue, alors qu'une larme perle lentement le long de sa joue.

- Vous les cachez sous votre plancher, non ?

- Oui.


Le regard de Hans redouble d'intensité.

- Désignez-moi l'endroit où ils se cachent.


La mort dans l'âme, désigne la zone. Landa se lève et en délimite le périmètre qui est validé par son hôte au bord des sanglots.

- N'ayant entendu aucun bruit, je peux présumer qu'ils ne parlent pas anglais ? en déduit Hans avec détermination.

- Oui.

- Je vais revenir au français. Entrez dans mon jeu, est-ce clair ?

- Oui.

- M.LaPadite, dit le SS enfin en français, qui ouvre les bras triomphalement. Je vous remercie pour le lait, et pour votre hospitalité. Il me semble que nous en avons terminé.


Le colonel se lève, ouvre la porte et appelle ses hommes. Pendant que les trois soldats, armés de mitraillettes pénètrent les lieux, Hans continue son monologue victorieux.

- Je vous remercie pour le temps que vous m'avez consacré.


Il désigne, au sol, la zone où se cachent la famille Dreyfus.

- Nous ne vous embêterons pas plus longtemps, donc monsieur, je prend congé de vous, je vous dis adieu.

À ce moment précis, Landa cible le sol de sa main. Les trois soldats font pleuvoir une tempête de balles, le plancher part en lambeaux. Les débris volent dans la pièce pendant que des corps se font transpercer. Une fois l'orage terminé, Hans demande le silence, il a perçu quelque chose. Il y a des bruits de pas sous le sol en bois, quelqu'un vit encore. Entre les planches Hans voit une silhouette décamper et sortir par l'aération. C'est une jeune femme qui fuit à toute vitesse, Hans la met en joug mais elle est déjà trop loin. Cela lui importe peu, ce sera une nouvelle occasion de chasser, il s'en réjouit par avance. Selon les descriptions, il devine le nom de son nouveau gibier et lui crie avec sadisme :


- Au revoir ! Shosanna !





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