Chapitre 6 : Ce regard gris

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- Venez, ma chère, je vais vous présenter à un capitaine revenu depuis peu de Bareli. Ce n'est pas loin de Lucknow et peut-être pourra-t-il vous donner quelques nouvelles...

La jeune femme à laquelle ces mots étaient adressés se tourna lentement vers sa voisine, une femme d'une dizaine d'années plus âgée qu'elle-même, Lady Orbone. Cette dernière était parfaitement à l'aise au milieu de cette grande réunion mondaine où tout le gratin londonien s'était donné rendez-vous, en ce début d'été, invité par les hauts dignitaires et grands propriétaires de la Compagnie des Indes Orientales. Les grandes et lourdes robes voisinaient les uniformes et si les toilettes des femmes étaient toutes plus belles les unes que les autres, les hommes n'étaient pas en reste eux non plus.

Sans dire un mot, elle accepta l'invitation et suivit Lady Orbone qui se glissait entre les invités avec une aisance qu'elle admira. Elle n'était pas habituée à de telles fêtes, bien qu'elle ait pu assister à son premier bal quelques mois auparavant. Mais il y avait beaucoup moins d'invités... Elle ne connaissait personne parmi les dignitaires présents, même si sa tante lui avait parlé de quelques personnalités et que certains noms ne lui étaient pas étrangers. Lady Orbone était la fille d'une amie de sa tante et elle avait eu l'occasion de la rencontrer quelques fois.

Mais plus elle avançait vers l'un des buffets où se trouvaient plusieurs jeunes gens en uniforme, plus elle sentait son cœur battre de plus en plus vite. Se pouvait-il... ?

Lady Orbone s'arrêta devant deux officiers qui se trouvaient en grande discussion. La jeune fille qui l'accompagnait n'avait pas quitté du regard l'un d'entre eux alors qu'elles s'approchaient. Cette haute silhouette, ces souples cheveux bruns, ce menton volontaire, cet air droit et ces yeux gris, surtout ces yeux gris... Se pouvait-il ?

- Capitaine MacLeod, permettez que j'interrompe votre passionnante discussion...

- Faites, Madame, faites, répondit William en affichant un grand sourire et en inclinant légèrement du buste en signe de salutation.

- Je voudrais présenter ma jeune amie ici présente au Capitaine...

Elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase car, déjà, la jeune fille qui l'accompagnait prenait la parole, soudain peu soucieuse de la politesse. William la regarda en se disant qu'il n'avait jamais vu une aussi jolie jeune fille, mais il comprit aussi presque instantanément qu'elle serait toujours inaccessible. Car elle regardait déjà Alex, William le devina, comme elle ne regarderait jamais aucun autre homme.

- Alex... Est-ce vous ? Alex ?

Intrigué, Alex se tourna et la fixa. Devant lui se tenait une belle jeune fille aux longs cheveux noirs et aux yeux tout aussi noirs. Elle le regardait avec un mélange d'étonnement et d'espoir et il se figea en la reconnaissant soudain. Il était à mille lieues d'imaginer la revoir ici.

- Miss Luna ?

Elle lui offrit alors un grand sourire, mais il ignorait qu'elle n'avait pas souri ainsi depuis des années.

- Oui, dit-elle, c'est bien moi.

- Pardonnez-moi, mais je ne pensais pas vous rencontrer ici... Comment allez-vous ?

- Bien. Oui, bien, répondit-elle.

- Mais, vous vous connaissez ?

La voix de Lady Orbone les interrompit. Luna se tourna lentement vers elle et dit :

- Oui, Alex et sa maman m'ont ramenée des Indes jusqu'en Angleterre quand j'étais enfant et je corresponds toujours avec Madame Randall.

- Ah... Je vois... Et bien, je vais vous laisser parler un peu des Indes, alors, puisque le Capitaine Randall revient de Bareli...

Alex inclina légèrement la tête à l'adresse de Lady Orbone, puis son attention se reporta bien vite vers Luna.

- Lady Orbone n'a pas eu le temps de vous présenter le Capitaine William MacLeod, mon meilleur ami, dit-il en se tournant légèrement vers William. William, voici Miss Luna de Malanga.

Luna lui tendit la main et William s'inclina de façon bien plus marquée que précédemment pour la lui prendre et lui faire un baisemain de circonstance. En se redressant, il jeta un bref regard à Alex qui ne quittait déjà plus Luna des yeux et sourit en lui-même : "Bien, maintenant, c'est Alex qui regarde cette jeune beauté comme il n'a jamais regardé une femme. Et que je sois pendu s'il en regarde jamais une autre ainsi !"

S'il s'amusa un instant de ses pensées, il se concentra aussi bien vite sur l'échange entre son ami et Miss de Malanga.

- Ainsi vous êtes à Bareli, maintenant ?

- Pas encore, répondit Alex. J'y suis muté, mais j'ai bénéficié d'un congé, comme William d'ailleurs, et nous sommes revenus en Angleterre pour quelques semaines. Nous repartons au début du mois prochain.

- Vous aussi, Monsieur, vous serez à Bareli ? demanda Luna en se tournant vers William.

- Non... Alex a accepté un poste administratif, mais moi, je poursuis ma carrière en tant que soldat. Je préfère être à cheval toute la journée que passer mon temps dans un bureau à remplir des papiers que personne ne lira...

Alex sourit. Lui et William avaient longuement discuté des différentes opportunités qui s'étaient offertes à eux une fois le Pendjab pacifié. Ils avaient été démobilisés, mais William avait émis très vite le souhait de réintégrer un autre régiment. Quant à Alex, s'il avait aimé la vie de soldat, il préférait aussi le contact avec les populations et l'administration d'une province l'attirait particulièrement. Les Indes étant maintenant pacifiées et en grande partie sous l'emprise de la Compagnie, il ne voyait plus trop l'intérêt de rester dans l'armée. Il voulait toujours servir ce pays et il se sentait vraiment attiré par ce nouveau poste.

- Je serai bientôt à Meerut, poursuivit William.

Alex reprit la parole :

- J'espère pouvoir profiter de mon voyage jusqu'à Bareli pour faire une petite étape à Lucknow. Si vous le souhaitez, je pourrais passer à la Casa de los Naranjos...

Le visage de Luna s'illumina.

- J'en serais si heureuse... Les nouvelles me semblent toujours trop rares, surtout depuis que mon grand-père ne peut plus écrire... Et j'aimerais tellement le revoir...

- Je comprends, fit Alex. Ma mère m'avait fait savoir qu'il avait été malade...

- Votre mère est-elle ici ce soir, Alex ? demanda Luna qui ne voulait pas évoquer de tristes pensées.

- Oui, répondit-il. Venez, nous allons essayer de la trouver, si vous le souhaitez...

- Je serais si heureuse de la saluer ! répondit Luna qui accepta le bras tendu d'Alex.

Il ne put retenir un frisson en sentant la petite main délicate s'y poser. Mais il n'en laissa rien paraître.

Et William les regarda s'éloigner d'un air songeur.

**

- Oh, ma chère enfant ! Que je suis heureuse de vous voir ce soir !

Sonya Randall venait de prendre les mains de Luna dans les siennes et les serrait très fort. Son visage affichait un grand sourire et Alex se sentit heureux d'avoir pu réserver cette petite surprise - bien involontaire - à sa mère.

- Moi aussi, Madame Randall, répondit Luna en souriant en retour. J'ignorais que vous seriez présente...

- Je savais que votre oncle et votre tante participaient à cette soirée et j'espérais les croiser pour leur demander de vos nouvelles, mais vous revoir est encore mieux ! N'est-ce pas, Alex ? fit Sonya en se tournant vers son fils.

- Certes, mère, certes. C'est une belle surprise.

Sonya sourit doucement. Elle venait de ressentir tout un coup au cœur en voyant les deux jeunes gens s'avancer vers elle. Si elle avait reconnu aisément Luna de Malanga qu'elle avait eu l'occasion de revoir une fois trois ans plus tôt, à Londres, elle n'avait pu ignorer l'attitude de son fils et le voir venir ainsi vers elle, avec une si charmante jeune fille à son bras, n'avait pu qu'émouvoir son cœur de mère.

- Comment allez-vous, Madame Randall ? demanda Luna, curieuse.

- Je vais bien... D'autant que je peux profiter de la présence d'Alex pour encore quelques semaines... Après... Ma foi, je poursuivrai ma vie tranquillement, ici. Même si j'envisage, peut-être, de repartir moi aussi, une fois qu'il sera installé.

- Alex a proposé de passer à Lucknow quand cela lui sera possible... C'est si gentil ! Je serais si heureuse d'avoir des nouvelles des miens, un peu plus que le simple courrier que nous adresse Rodrigo trois fois par an, soupira Luna. Et Ameera aussi aimerait savoir comment vont les siens. Il se contente toujours de dire que tout va bien...

- Ameera est donc toujours avec vous ? s'étonna Alex.

- Oui... Elle a eu et a toujours beaucoup de mal à s'habituer à certaines... façons de vivre ici, dit doucement Luna, mais pour rien au monde, elle ne voudrait repartir sans moi... Il m'arrive de craindre de la condamner à passer toute sa vie en Angleterre...

Ni Alex, ni sa mère ne purent ignorer la tristesse qui s'entendait dans la voix de Luna. Mais la jeune fille se reprit vite et dit :

- Je me réjouis donc de ces nouvelles que vous pourrez me transmettre prochainement, Alex.

- Je ferai de mon mieux et je peux vraiment vous assurer de me rendre à Lucknow très vite. Je peux même envisager de gagner Bareli en y faisant étape, que je passe ou pas par Delhi. Je tenais de toute façon à y retourner moi aussi...

Et il échangea alors un bref regard avec sa mère qui hocha doucement la tête : Alex voulait aussi retourner à Lucknow pour pouvoir prier sur la tombe de son père. A cet instant, leur échange fut interrompu par Julia Clifford qui s'approchait. Elle avait bien vu ce jeune homme entraîner sa nièce et se demandait bien de qui il s'agissait. Lady Orbone avait abandonné un peu trop vite à son goût la jeune fille, mais quand elle les vit se diriger et parler avec Sonya Randall, elle comprit assez bien que le jeune homme en question devait être son fils. Elle voulait cependant en avoir le cœur net et ne tenait pas à ce que Luna demeurât trop longtemps avec des quasi-inconnus.

Néanmoins, le capitaine Randall la prit de court en proposant une danse à Luna qu'elle accepta avant qu'elle-même puisse émettre le moindre avis. En présence de Sonya Randall, il ne convenait pas de se montrer impolie et elle les suivit du regard avec circonspection. Il y avait quelque chose dans le regard du capitaine qui ne lui plaisait guère, mais il serait toujours temps de remédier à cela s'il se montrait trop entreprenant, ce que, connaissant la famille Randall au moins de réputation, il ne se permettrait pas ici.

Alex mena Luna jusqu'à la salle de bal, c'est-à-dire, la grande pièce voisine de la réception. William s'y trouvait déjà, à faire tourner une belle jeune femme un peu plus âgée que Luna. Mais Alex ne s'occupa guère de son ami et profita de ces quelques instants qu'il avait pu s'octroyer avec la jeune fille dont la présence le ravissait plus qu'il n'aurait pu le dire. Il ne savait qu'une chose : un élan insoupçonnable venait de le saisir et le poussait vers elle, le poussait à rester avec elle, à parler encore avec elle.

- Racontez-moi tout ce que vous avez fait ces dernières années, Alex, commença Luna alors qu'ils entamaient à peine leur danse.

- Ce serait fort long... répondit-il avec un sourire.

- Au moins, avez-vous pu revoir notre cher pays... Comment est le Pendjab comparé à Lucknow ?

- Lahore est une aussi belle ville que Lucknow, quant aux paysages, ils sont immenses et somptueux, bien différents de la plaine et de la vallée de la Gomti, si tant est que vous en ayez souvenir...

- Oui, dit-elle, je me souviens de certaines choses... De la rivière si proche de la maison, de ses bancs de sable en pleine saison sèche... Je me souviens aussi des toits de la ville que l'on discernait aisément depuis la terrasse de la maison, celle attenant à la chambre de mon grand-père... Mais c'est à peu près tout... Enfin, en ce qui concerne Lucknow. Sinon, j'ai beaucoup de souvenirs de la maison et Ameera s'emploie aussi à me les rappeler. Mais ainsi donc, les paysages du Pendjab sont différents ?

- Oui, même si Lahore a aussi été construite dans une grande plaine, dès qu'on s'en éloigne un peu, le paysage change et en allant vers le nord, les collines ne sont pas loin, puis à deux jours de cheval environ, on peut voir les montagnes.

- Vous avez vu des sommets enneigés ? demanda Luna avec une pointe d'envie.

- Oui, répondit-il en plongeant son regard dans les beaux yeux noirs. Oui, je les ai vus. Et c'était magnifique.

Le regard de la jeune femme se fit un peu rêveur et le cœur d'Alex manqua un nouveau battement. Il la trouvait si belle... si différente aussi des jeunes Anglaises et bien plus proche des beautés qu'il avait pu admirer, adolescent, dans les rues de Lucknow... ou des femmes sikhes de Lahore et des villages alentours.

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