Chapitre 8 : La lettre jetée au feu
Ce fut cependant Luna qui favorisa leur deuxième rencontre, en adressant un message à Sonya, quelques jours plus tard. Elle y disait la joie qu'elle avait eue à les revoir tous deux et espérait qu'ils seraient à nouveau présents à une soirée donnée par Lord Murdoch à laquelle sa tante, sa cousine et elle-même étaient conviées. Apprenant cela, Alex se débrouilla pour obtenir une invitation en faisant jouer quelques relations au sein de l'administration de la Compagnie des Indes et se présenta avec sa mère, quelques jours plus tard, au seuil de la belle demeure des Murdoch. C'était un véritable petit palais, entouré d'un grand jardin. Les fleurs d'été, et notamment une très belle collection de roses appartenant à Lady Murdoch, y embaumaient.
Alex se retrouva très vite à parler avec plusieurs connaissances de Sir Henry Lawrence, au sujet de la situation aux Indes et notamment au Pendjab. Tout officier revenant des Indes se trouvait, comme lui, bombardé de questions car deux lignes s'affrontaient parmi les dignitaires de la Compagnie : fallait-il poursuivre la politique d'annexion des territoires ou consolider ce qui se trouvait déjà sous l'emprise de la Compagnie ? Malgré la constitution d'une armée enrôlant des autochtones, l'administration avait parfois du mal à suivre.
Tout en discutant, Alex surveillait du coin de l'œil les allées et venues des uns et autres, espérant apercevoir Luna de Malanga et lui parler à nouveau. Il ne savait pas vraiment ce qu'il lui dirait, mais il lui tenait à cœur de passer encore quelques moments avec la jeune fille.
La soirée s'avançait et s'il avait aperçu Lady Clifford et sa fille, il n'avait en revanche pas réussi à voir Luna et s'inquiétait déjà qu'elle ne fût finalement pas présente. L'air de rien, il observait les invités et la vit enfin aux côtés d'un vénérable vieillard. Se renseignant discrètement, il comprit alors qu'il s'agissait de Lord Clifford, le grand-père de Luna. Puisqu'un regard avait suffi à lui faire savoir que Lady Clifford était fort occupée à l'autre bout de la pièce, il se dirigea avec assurance vers Luna et son grand-père.
- Miss Luna, Sir Clifford, permettez que je vous salue... fit-il en s'inclinant légèrement devant eux.
- Alex ! sourit Luna en lui tendant la main qu'il prit délicatement pour l'effleurer légèrement.
- Capitaine… ? demanda Lord Clifford.
- Capitaine Alex Randall, Sir, au service de la Compagnie des Indes Orientales. Mes parents avaient fait la connaissance de Don Felipe de Malanga à Lucknow et ma mère avait proposé de chaperonner Miss Luna pour son retour en Angleterre...
- Ah oui... Vous êtes le fils de Madame Randall... Heureux de vous connaître, Capitaine, dit Benjamin Clifford en lui tendant la main.
Alex la serra et découvrit ainsi toute la poigne du vieil homme. Il comprit instantanément qu'il ne fallait pas se laisser influencer par son air avenant : il cachait bien une grande autorité, ainsi que toute son intelligence. Alex ne douta nullement qu'il était capable de juger rapidement qui que ce fût... y compris lui-même.
- Grand-Père, je vous ai parlé de Madame Randall et d'Alex, que nous avons revus l'autre soir, tante Julia et moi-même. Le capitaine Randall a proposé de se rendre à Lucknow lorsqu'il retournerait aux Indes, prochainement...
- Vous serez bientôt de retour là-bas ? demanda Lord Clifford en le fixant droit dans les yeux.
- Oui, Sir. J'ai servi dans le régiment de Sir Lawrence et, après la démobilisation d'une partie de l'armée du Pendjab, j'ai sollicité un poste administratif. Je suis nommé à Bareli qui est proche de Lucknow, dans l'état voisin. Je pourrai aisément m'y rendre et rencontrer Don Felipe.
- Oh, bien... Accepteriez-vous alors de lui faire passer un courrier de ma part ? Nous correspondons régulièrement lui et moi, je peux ainsi lui donner des nouvelles de notre petite-fille commune. J'aurais plus confiance en vous, pour que cette lettre lui parvienne, que dans les aléas des courriers lointains...
- Je serais heureux de vous rendre ce service, Sir, répondit Alex. Et peut-être que vous aussi, Miss Luna, souhaiteriez que je fasse parvenir une lettre à votre grand-père ?
- Oui... Oui, j'aimerais beaucoup cela, Alex.
- Alors, faites venir quelqu'un dans deux jours, à notre hôtel particulier, fit Lord Clifford, pour qu'on vous remette ces courriers.
- Il en sera fait ainsi, Sir.
Benjamin Clifford se tourna alors vers sa petite-fille et il n'eut pas besoin de beaucoup de temps pour mesurer la façon dont elle regardait le jeune capitaine. Certes, ce dernier lui faisait bonne impression et il connaissait le sérieux de la famille Randall, les services qu'ils avaient rendus à Don Felipe - et à lui-même en accompagnant Luna jusqu'en Angleterre -, mais il ne convenait pas forcément que cette dernière tombât amoureuse si tôt. De plus, la famille Randall n'était pas noble, même si Madame Randall était issue d'une famille qui l'était. Ils ne devaient leur réussite qu'à l'ascension militaire du père d'Alex et à ces petits quartiers de noblesse du père de Madame Randall.
Même si Benjamin Clifford souhaitait le bonheur de sa petite-fille, il convenait aussi qu'elle fasse un mariage digne d'elle et de son rang. De plus, Alex Randall devait repartir très vite pour les Indes et même si ce dernier lui faisait une demande, il ne pourrait l'accepter : pas question de marier Luna à la va-vite. Sans compter qu'il fallait marier Margareth d'abord...
Aussi, lorsqu'Alex demanda s'il pouvait faire danser Luna, Lord Clifford intervint-il pour refuser, arguant qu'il voulait présenter sa petite-fille à quelques amis ici présents. Et Alex les vit s'éloigner en se demandant quand il pourrait la revoir... Il ne perdait pas espoir cependant et plutôt qu'envoyer un domestique, il allait lui-même se présenter chez les Clifford pour récupérer les courriers destinés à Don Felipe de Malanga.
**
- Je le regrette, Capitaine, mais il n'est pas convenable que vous rencontriez ma nièce. Elle est occupée, pour l'heure, comme vous l'entendez, par un cours de chant.
Alex faisait face à Julia Clifford. Hormis leur brève échange quelques jours plus tôt, le peu qu'il connaissait d'elle était ce que sa mère lui en avait dit et il se souvenait vaguement de leur brève rencontre, sur le quai de Brighton, alors que Sonya Randall lui confiait Luna et qu'ils disaient adieu à la fillette. Dans son souvenir, elle avait déjà un visage marqué - sans doute par ses grossesses infructueuses et la perte de ses enfants en bas âge. Ce visage était maintenant bien fermé et son regard était dur alors qu'elle le fixait en relevant son menton d'un air qui se voulait digne et autoritaire. Elle ne l'impressionna pas - il avait vu bien plus impressionnant qu'une femme noble et pointilleuse - aussi reprit-il :
- Je l'entends, en effet, Madame. Mais je puis attendre.
Elle fronça les sourcils. Sa réponse se fit sèche et elle dit :
- Je ne vous retiens pas, Capitaine. Vous avez récupéré les lettres que mon beau-père et ma nièce ont bien voulu vous confier pour Don Felipe. Je vous prie de vous retirer, car j'ai à faire.
Il comprit et inclina le buste, raide. Mais son regard se fit si perçant en retour que Julia Clifford prit presque peur. Alex ne s'avoua pas vaincu et ajouta encore :
- Permettez alors que je laisse cette lettre pour Miss Luna. Je l'y informe de mon prochain départ et de mon souhait de répondre à son attente de passer à Lucknow. Je vous salue, Madame.
Et il quitta les lieux sans se retourner.
Il s'était plus ou moins attendu à être éconduit, mais cela ne fit que renforcer sa détermination. Il reverrait Luna avant de partir.
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Alex fit de son mieux pour connaître l'emploi du temps et les invitations auxquelles Julia Clifford avait décidé de répondre. Il savait que Margareth et Luna, dûment chaperonnées cependant, se promenaient quotidiennement dans les jardins de Hyde Park. Il s'y rendit aussi, y passa tous ses après-midis. Sonya se demandait un peu ce qu'il faisait, mais ne posait pas de questions : elle mesurait bien toute l'indépendance qu'Alex avait prise au cours de ces dernières années et elle accepta qu'il la laissât sans réponse. Elle s'inquiétait cependant de son air fermé, parfois sombre. Au fil des jours, elle le vit revenir plus tendu et plus secret encore de ces promenades. Elle savait aussi que William l'accompagnait rarement et s'en étonna auprès du jeune Ecossais qui lui répondit qu'Alex allait et venait comme bon lui semblait.
Il était prévu qu'ils restassent tous à Londres jusqu'au début du mois d'août, date du départ des deux jeunes gens pour les Indes. Alex voyait se rapprocher la date fatidique sans avoir pu revoir Luna, ni même l'apercevoir. Il tenta à nouveau sa chance à une soirée organisée par le duc d'York, mais comme il ne pouvait présenter d'invitation, il fut refoulé. Il veilla jusqu'au départ des invités, mais ne vit sortir que Julia Clifford en compagnie d'une femme de son âge. Ni la jeune Margareth et encore moins Luna ne l'accompagnaient.
Et, deux jours plus tard, Julia Clifford sonna le départ pour rentrer à Wellington. Luna allait ignorer jusqu'à la visite d'Alex et même sa lettre : sa tante avait trouvé inutile de la lui remettre et l'avait jetée au feu sans même l'ouvrir.
Alex et William partirent finalement sans que le premier ait pu revoir Luna. Mais il emportait dans son cœur le souvenir de son beau regard, de ces perles noires qui l'avaient fixé avec joie et reconnaissance.
Il ne les oublierait pas.
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