Chapitre 10 : La manière forte

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- Que dis-tu, Nagib ? Où est-il ?

- Dans sa chambre, Sahib William. Je préfère que vous veniez...

Réveillé tôt par le jeune Indien, William avait du mal à remettre ses idées au clair. Mais la voix inquiète de Nagib lui fit vite retrouver ses esprits. En jetant un œil par la fenêtre qui donnait sur une véranda qui courait tout le long du bungalow d'Alex, il comprit que le jour était encore loin. Il s'habilla rapidement, de ses pantalons et d'une chemise, et suivit Nagib dans le couloir. La chambre d'Alex donnait deux pièces plus loin.

Nagib s'arrêta à la porte et William comprit son hésitation à entrer. Il passa donc le premier, Nagib restant sur le seuil, dans le couloir. William ne fit que deux pas dans la pièce avant de s'arrêter lui aussi.

Alex était étendu sur son lit, deux bouteilles vides se trouvaient au sol et il en tenait une autre dans la main, déjà bien entamée. Il ne dormait pas et psalmodiait des propos incompréhensibles. William se demanda bien ce qui avait mis son ami dans cet état, car jamais il ne l'avait vu toucher déraisonnablement à l'alcool et jamais il n'avait été ivre. Au contraire de lui-même qui avait déjà, plusieurs fois, bu un peu trop. Mais jamais quand il était en service... La veille au soir, ils avaient passé une soirée agréable, à discuter longuement des Indes et de leurs missions respectives.

Intrigué, son regard fit tout le tour de la chambre. Il remarqua une lettre ouverte, posée sur la table de nuit. Il se souvint qu'un courrier était arrivé dans la journée pour Alex, et que ce dernier n'avait pas encore ouvert la lettre, du moins, pas devant lui. Il s'agissait sans doute de cette missive. Il se tourna vers Nagib et lui dit :

- De grands seaux d'eau froide, Nagib. Et, s'il le faut, on lui mettra la tête dans l'abreuvoir ou dans la baignoire... Enfin, la manière forte, tu vois ?

- Je vois, Sahib...

Nagib s'éloigna, et si un léger sourire éclaira ses lèvres, son regard demeura quand même inquiet. En tant que musulman, il ne touchait jamais à l'alcool et ne comprenait pas comment ses amis pouvaient apprécier ce breuvage. Il avait toujours vu, cependant, Alex boire modérément et, en général, uniquement à l'occasion de soirées organisées à la Résidence. Alex, en devenant l'adjoint du Résident, s'était aussi mis à vivre à l'indienne et à respecter plusieurs traditions dont le ramadan quand Nagib lui-même s'y soumettait. Le jeune capitaine ne voulait pas choquer son ami et il estimait également que ce pouvait être un bon entraînement en cas de disette ou de mission lointaine.

Quand William fut assuré que Nagib s'était assez éloigné, il s'approcha du lit où Alex gémissait toujours. Il leva un instant les yeux au plafond en le voyant porter la bouteille à sa bouche et une longue rasade coula autant dans sa gorge que sur ses joues. La chambre empestait l'alcool et William se dit qu'Alex avait vraiment beaucoup bu et qu'il fallait mettre un terme à cela. Nagib avait bien fait de le prévenir.

Il laissa cependant Alex marmonner et s'empara de la lettre. Il reconnut aussitôt l'écriture de Sonya Randall et se demanda quelle nouvelle elle pouvait bien annoncer à son fils pour qu'il se mette dans pareil état.

Horncastle, 8 juillet 1855

Mon cher enfant, Alex chéri,

J'ai pris connaissance avec grande joie de ta dernière lettre et me réjouis de te savoir si bien installé à Bareli et si heureux de pouvoir y travailler. Le Résident MacKenzie me donne toujours aussi bonne impression au fil de tes courriers et je constate avec plaisir que vous vous entendez bien, que vous pouvez faire de votre mieux pour administrer ce petit Etat.

Je vais bien moi-même et je me trouve pour tout cet été à Horncastle. J'ai rendu visite à l'une de tes tantes à Lincoln et suis restée quelques jours là-bas. Je m'occupe au mieux de la propriété, l'entretenant pour toi, quel que soit plus tard ton souhait la concernant. C'est de ton héritage dont je m'occupe, à défaut de m'occuper directement de toi, mon fils. Mais c'est une charge dont je m'acquitte avec plaisir.

J'ai reçu quelques nouvelles d'amies, dont Georgia Turner, qui m'a invitée à lui rendre visite. J'envisage donc ce déplacement dans les prochaines semaines et peut-être ensuite me déciderai-je enfin à prendre le bateau pour les Indes, mais je préfère attendre ton avis.

J'ai aussi reçu une lettre de Miss Luna... Mais j'hésite beaucoup à t'en parler. Néanmoins, je pense qu'il est de mon devoir de mère de t'informer des dernières nouvelles la concernant, même si j'aurais préféré être auprès de toi pour le faire et atténuer ainsi le poids de mes mots. Elle s'est mariée ce printemps, à Russell Colleens. Il est issu d'une grande famille du Sussex, mais ils se sont installés à Londres. Son père possède des parts importantes dans la Compagnie des Indes et des terres près de Delhi. Luna espère que son mari s'y rendra prochainement et qu'elle pourra l'accompagner et se rendre jusqu'à Lucknow. Elle ne perd pas espoir de revoir son grand-père de son vivant.

Je sais que cette nouvelle va certainement t'affecter, car tu t'étais attaché à Miss Luna. Espére la heureuse comme je l'espère moi-même. Et prends soin de toi, mon fils.

Ta maman chérie, aimante et dévouée,

Sonya

William replia lentement la lettre : il venait de comprendre la raison de l'ivresse d'Alex.

Mais n'en fut pas moins décidé à y mettre fin.

**

Les yeux à demi-fermés, le regard lointain, Alex fixait la ligne d'arbres à l'horizon, qui marquait la fin de la grande plaine qui s'étendait vers l'est de Bareli, au-delà des cantonnements des deux régiments stationnés là. Le sang lui battait les tempes, il souffrait d'un terrible mal de crâne, mais il ne pouvait en vouloir à William de l'avoir d'abord plongé dans l'eau froide, puis collé sur son cheval pour l'emmener assister au lever du soleil.

Il s'était mis dans un état qu'il jugeait lui-même impardonnable et tant pis pour le mal de crâne, mais il comptait bien travailler d'arrache-pied au cours de la journée. Il n'avait pas répondu au petit sourire amusé - et rassuré - de Nagib, ni au sarcasme plein d'humour de William quand celui-ci avait dit : "En selle, Capitaine ! Rien ne vaut un lever de soleil pour soigner une cuite ! Et la prochaine, prends-la au moins avec du bon whisky..."

C'était peut-être une bonne méthode, mais Alex doutait en revanche que cela soigne les peines de cœur. L'air frais du petit matin lui fit cependant du bien, de même que la lumière émergeant doucement au-delà des arbres, inondant rapidement la plaine. Même le soleil vite éblouissant n'eut pas raison de sa décision : enfouir au plus profond de lui le souvenir de Luna et de ses magnifiques perles noires.

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