Chapitre 18 : Séjours enchanteurs

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- Vous êtes levé tôt, Capitaine. Bonjour à vous.

Alex se retourna. La voix posée et grave de Don Felipe venait de retentir derrière lui. L'aube se devinait à peine, là-bas, au-dessus des rizières.

- Je vous salue, Monsieur. Je souhaite repartir tôt, à la fraîche.

- Vous nous l'aviez dit hier soir, mais je ne pensais pas cependant vous voir déjà.

Alex avait quitté Luna à peine une demi-heure plus tôt. Il avait très peu dormi, sachant combien les heures leur seraient précieuses, combien la nuit leur serait courte. Il l'avait regardée dormir, gravant dans son esprit la beauté de son corps, ses formes qu'il avait caressées encore et encore. Et quand ses yeux ne pouvaient plus le contenter, que le désir se réveillait dans ses reins, il l'aimait à nouveau, la laissant plus comblée et plus amoureuse encore.

- Vous-même, Monsieur, ne dormez pas tard, fit Alex avec un mince sourire.

- C'est l'âge, jeune homme... C'est l'âge. Mes nuits sont courtes, les douleurs ne me laissent que peu de repos. Mais je vis avec et ne me plains pas. Dieu m'a accordé, dans Sa grande miséricorde, de revoir ma petite-fille et c'était tout ce que j'espérais. Je pourrai partir serein, désormais. Mais, fit-il avec un léger rire de gorge, ce n'est pas dans mon intention de quitter ce monde. Je me sens encore capable et heureux aussi de profiter de certains plaisirs.

Alex sourit plus largement.

- Voulez-vous faire quelques pas ? J'aime me promener dans le jardin, à cette heure, marcher atténue mes douleurs et la fin de nuit est si calme et si plaisante. Les Indiens l'ont compris depuis longtemps, qui sont déjà nombreux à s'activer. La ville est loin cependant, et ses rumeurs encore trop faibles pour nous parvenir.

- Certes, mais certaine agitation pourrait bien arriver jusqu'à vous... dit Alex en emboîtant le pas de Don Felipe pour traverser la cour et gagner le grand jardin.

- J'ai entendu ce dont vous m'avez fait part, Capitaine. Et je veillerai dès aujourd'hui à ce que chacun se prépare pour gagner la montagne. Je peux vous assurer que je ferai partir Luna sans tarder.

- Et vous-même ? s'inquiéta Alex.

- Je ne me sens pas capable d'un tel voyage. Aussi Rodrigo et sa femme, Isabella, l'accompagneront, ainsi qu'Ameera et quelques autres serviteurs - des hommes - en qui j'ai toute confiance. Avez-vous entendu dire, hier, à la Résidence, si d'autres familles se préparaient à partir ?

- Ma foi, non, répondit Alex. J'espère que Lord Outram saura faire passer le message... D'autant que c'est une habitude pour les familles, à cette période de l'année. Il n'aurait même pas à évoquer le risque de troubles...

- C'est très juste.

Ils étaient parvenus près des orangers, à l'endroit-même où Alex s'était tenu la veille au soir, à l'endroit-même où Luna l'avait rejoint.

A l'endroit-même où il l'avait embrassée.

Il en ressentit le souvenir jusqu'au plus profond de lui-même et sut qu'il associerait toujours le parfum des orangers à leur premier baiser.

Et à leur première nuit.

Don Felipe ne s'arrêta pas là et continua dans une allée qui menait vers la rivière. Chaque jour, il faisait ce parcours, au moins une fois le matin et parfois à d'autres moments de la journée. Il poursuivit :

- Vous allez repartir sans voir Luna, mais je lui transmettrai vos salutations.

- Je vous en remercie. Je l'ai saluée hier soir et je l'ai prévenue que je partirais tôt.

- Alors, dit-il, ne vous retardons pas. J'irai jusqu'à la rivière un peu plus tard. Vous avez deux longues journées de voyage devant vous et vous venez d'en faire autant.

- J'y suis habitué, vous savez, sourit Alex. Quand il me faut me rendre dans un village éloigné...

Et ils regagnèrent la maison où un petit déjeuner leur fut rapidement servi, non dans le patio car il y faisait un peu trop frais à cette heure au goût de Don Felipe, mais dans un salon donnant à l'est, à l'opposé des appartements de Luna. Alex ne s'attarda pas et remercia encore Don Felipe pour son accueil.

- C'est moi qui vous remercie de votre visite, Alex. Vous revoir a réjoui Luna et je prends grande considération de vos avertissements. D'ici quelques jours, la fin de semaine tout au plus, elle sera partie.

La monture d'Alex avait été préparée et amenée dans la cour. Il monta souplement sur le dos de Kashmir.

- Portez-vous bien, Don Felipe. Je vous ferai parvenir des nouvelles dès que cela me sera possible et si, par hasard, je devais revenir prochainement à Lucknow, je ne manquerais pas de vous rendre visite.

- Vous serez toujours le bienvenu, Alex. Prenez soin de vous et transmettez mes amitiés à votre mère dans votre prochain courrier.

- Je le ferai, Monsieur. Je vous souhaite une bonne journée.

Et il tourna la bride, franchit au pas le grand portail avant de s'élancer au trot, puis au galop sur la route de Bareli.

Il ignorait encore qu'il serait rappelé à Lucknow bien plus vite qu'il ne le pensait.

**

Shimla, juin 1856

Ma chère amie,

Nous voici arrivées, maman, Brenda et moi, dans cette station de montagne si agréable. Le climat y est effectivement beaucoup plus confortable qu'à Meerut ou Delhi et nous étions bien contentes de parvenir à bon port. Il y a là beaucoup de familles européennes, et pas uniquement des Britanniques. C'est une belle station et je peux vous assurer que les alentours sont de toute beauté. L'architecture y est fort différente de ce que nous avons vu au cours du voyage depuis Calcutta, comme si nous nous trouvions dans un autre pays. Les maisons sont plus étroites et plus hautes, plus fines aussi, et ne possèdent pas cette influence musulmane ou mongole. Mère me disait que c'était plus la marque de la Chine que l'on pouvait ressentir. Les maisons sont toutes construites à flanc de la montagne et leurs murs sont très colorés. Il y en a des bleues, des ocres, des blanches, et leurs toits aussi ont des couleurs variées. Dans la lumière du soir, certains paraissent mauves, d'autres presque noirs, d'autres encore seraient plutôt rouges. C'est un ravissement pour les yeux, à toute heure du jour.

Pour notre part, nous sommes logées avec deux autres familles de Meerut, dans une belle maison de deux étages, toute en bois, avec deux vérandas qui courent tout le long des deux niveaux, nous offrant ainsi des vues sur la montagne. Les murs extérieurs sont d'un doux bleu-gris. Les chambres sont spacieuses et très fraîches et nous ne sommes pas dérangées par les moustiques, même si mère juge plus prudent que nous dormions toujours avec les moustiquaires. Pour l'heure, je n'en ai pas vu le moindre voler, ni entendu faire ce petit bruit désagréable qui vous empêche de trouver le sommeil.

Et maintenant, comment pourrais-je vous décrire la montagne ? Les sommets ne sont pas très pointus, plutôt arrondis, mais les monts s'élancent tous en étant assez rapprochés. Nous sommes entourées par ces montagnes. Certains sommets sont encore enneigés, la plupart des flancs sont couverts de belles forêts dont les tons verts varient à l'infini ou presque. Il y a aussi, autour de chaque villa, de forts beaux jardins.

Je crois que nous passerons ici un séjour très agréable et j'en suis heureuse, car je ne peux vous cacher une certaine mélancolie à avoir quitté Meerut et William. Père a accepté que nous nous fiancions, mais seulement à notre retour de la montagne, à l'automne. William a promis de m'attendre... Si vous l'aviez vu, Luna ! Ce jour restera gravé dans ma mémoire pour toujours... C'était la veille de notre départ et Père nous avait accordés de nous promener tous les deux un moment. Nous étions partis en-dehors des cantonnements, dans un parc très fleuri et fort beau. A un moment, William mit genou à terre et me prit les mains. Il me regarda droit dans les yeux et me promit d'attendre sereinement notre retour. Il espère que nous pourrons nous marier très vite, mais connaissant Père et Mère, je pense qu'ils voudront attendre mes dix-huit ans pour que nous puissions nous engager l'un vis-à-vis de l'autre.

William tenait donc mes deux mains dans les siennes en me faisant cette promesse, puis il a posé une de mes mains sur son cœur et il m'a dit : "Ces battements sont pour vous, ma chère Sophie. Parole d'Ecossais !"

Je crois que c'est un engagement très sérieux que celui-ci, n'est-ce pas ? J'ai toujours entendu dire que les Ecossais n'avaient qu'une parole...

Enfin, vous allez me trouver bien bavarde à ne parler que de moi, pourtant, je pense aussi beaucoup à vous. Vous me disiez dans votre lettre, avant de partir de Lucknow, que votre grand-père ne vous accompagnerait pas à la montagne. J'espère cependant qu'il va bien et que vous pourrez profiter d'un agréable séjour tout cet été, aussi agréable que s'annonce le nôtre...

J'espère aussi que vous ne regrettez pas l'absence de votre mari et que vous ne trouverez pas ce temps trop long avant de le revoir. Quel dommage qu'il ait préféré rester à Delhi ! Sans doute les affaires et la tenue de ses terres l'y obligent-il... Au moins, vous n'avez pas à craindre qu'il soit blessé lors d'une escarmouche ou d'un exercice militaire comme il m'arrive de trembler pour William. Mère me dit que j'affabule et que William n'a rien à craindre, pas plus que Père ! Quant à William, il semble rire du danger comme on rit des facéties des petits singes !

Je termine ma lettre, chère Luna, en vous souhaitant un bon séjour de votre côté. J'espère aussi que l'automne nous fera nous revoir.

Bien à vous,

Votre amie,

Sophie

**

La lettre de Sophie avait fait grand plaisir à Luna. Les nouvelles qu'elle lui donnait lui paraissaient de bon augure pour William et elle, et elle ne doutait pas du sérieux du jeune Ecossais. Même si elle le connaissait peu, elle savait combien Alex et lui étaient liés et il lui apparaissait comme totalement improbable qu'il s'engageât à la légère.

Elle avait eu un triste sourire en lisant les mots de Sophie concernant Russell. Elle se rendait compte qu'elle ne pensait quasiment pas à lui et, qu'au fond d'elle-même, elle se moquait assez de ce qu'il pouvait faire. Elle n'avait reçu qu'une lettre de sa part, à Lucknow, et lui avait juste fait savoir en retour qu'elle partait pour la montagne et qu'elle y passerait l'été. Il n'avait mentionné que vaguement son souhait de la rejoindre et elle n'y croyait guère.

Au contraire, elle pensait chaque jour à Alex. Elle espérait que la situation dans la province d'Oudh ne deviendrait pas trop tendue et n'amènerait pas des troubles dans celle de Bareli. Elle craignait autant pour son grand-père que pour lui, et peut-être plus encore pour lui, car en tant qu'adjoint du Résident, il pouvait se trouver plus souvent pris à partie que son grand-père.

Elle songeait souvent à leurs retrouvailles, à leur nuit d'amour. A cet embrasement et à ce bonheur qu'elle avait ressentis entre ses bras. Elle aspirait à revivre de tels moments, mais savait bien que cela n'arriverait pas de sitôt. Il lui avait promis de revenir la voir quand elle serait de retour à Lucknow, après la mousson. Cela faisait de longues semaines...

Seule Ameera était au courant. Elle n'aurait pu cacher pareil secret à celle dont elle était si proche. Ameera savait aussi pour Russell. Du moins, elle avait vite deviné et conclu ce qu'il en était, car Luna ne lui avait fait part que du fait que son mari ne dormait pas avec elle. Mais Ameera était fine et discrète et elle avait bien vite pu observer que Russell et Bryce dormaient dans la même chambre, la même cabine sur le bateau. Qu'Alex Randall devienne l'amant de sa protégée était certes contraire à l'engagement qu'elle avait pris, contraire à la morale qu'elle soit hindoue ou chrétienne, mais que pouvait-on dire de Russell ? Un mari qui n'en était pas un, du moins aux yeux d'Ameera...

Quand elle avait compris que le capitaine avait passé la nuit avec sa maîtresse, elle s'était arrangée pour faire disparaître discrètement toutes les preuves. Que ce soit dans le lit de Luna ou dans celui, resté inoccupé, du capitaine. Inutile d'éventer trop tôt ce qui serait peut-être un jour connu de tous dans la grande maison. En revanche, Ameera n'était pas parvenue à déterminer si Don Felipe avait quelques soupçons ou pas.

Luna leva les yeux de la lettre de Sophie. Devant elle, par la large véranda, elle pouvait elle aussi admirer un paysage de toute beauté. Un grand lac aux reflets bleutés, entouré de belles collines couvertes de fleurs mariant de vives couleurs - jaune, orangé, rouge, bleu - s'étendait devant elle. Là aussi le paysage et le séjour s'annonçaient enchanteur.

Elle se laissa aller doucement contre le dossier de son fauteuil. Le calme régnait. Elle décida de profiter de cette tranquillité pour écrire à Sophie.

Et à Alex.

**

Bhimtal, juin 1856

Cher Alex,

Je vous écris en ce jour du 11 juin de Bhimtal. Nous y sommes parvenus sans encombre après un voyage qui fut plaisant. Je tiens d'emblée à vous rassurer que tout s'est bien passé et que nous n'avons pas rencontré la moindre difficulté, que ce soit pour quitter la ville ou en traversant des villages. Tout paraissait calme autour de nous.

A Bhimtal, l'altitude n'est pas encore trop élevée, mais suffisamment pour que nous n'ayons pas à souffrir de la chaleur. Je ne crois pas que vous ayez jamais eu l'opportunité de venir par ici, où les paysages sont magnifiques. Notre résidence se trouve à flanc de colline et offre une vue somptueuse sur le lac. A toute heure, c'est un enchantement pour les yeux, car selon la lumière, sa couleur se fait changeante. C'est de toute beauté. J'aimerais tant pouvoir contempler ce paysage en vous ayant à mes côtés !

Je pense à vous chaque jour et j'espère que tout est calme à Bareli, que vous ne rencontrez pas de difficultés. J'ai écrit à mon grand-père hier et je prendrai la plume demain pour écrire à votre mère également. Transmettez-moi de ses nouvelles si vous avez le temps de m'écrire prochainement.

Je vous aime. Prenez soin de vous.

Votre Luna

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