Chapitre 26 : Plus que jamais
William avait ouvert grand sa porte à Alex et Nagib. Il était heureux de les revoir tous les deux. Ils avaient beaucoup à se dire et William comptait bien aussi profiter de l'occasion pour savoir où en était Alex quant à sa situation personnelle. Pour le jeune Ecossais, le mieux serait qu'il acceptât de renoncer définitivement à Luna, quand bien même elle ne paraissait guère assortie à son mari. Il craignait aussi que le fait qu'Alex soit maintenant à Lucknow ne lui occasionne trop de tentations. Mais il avait bien compris aussi que son ami répondît à l'appel de Sir Lawrence. Lui-même n'aurait pu y renoncer.
Ils passèrent une première agréable soirée et William laissa de côté ces questions personnelles pour ne parler que de la situation du pays. Ce qui se passait à Oudh, la façon dont Alex et Nagib appréhendaient l'annexion et ses conséquences étaient riches d'enseignements pour lui. Il leur fit part aussi un peu plus précisément de ce qu'on attendait de lui au Pendjab, ne pouvant cacher son plaisir à y retourner et à servir sous les ordres du général Nicholson.
- Le plus grand après Sir Lawrence, soupira William. Imagines-tu, Alex, la carrière qui s'ouvre devant moi ? Capitaine sous Sir Lawrence, Major sous le grand Nicholson... Je vais finir général moi aussi avant d'avoir trente ans !
- Ce ne serait pas un mal que quelques-uns de nos vieux officiers soient remplacés par des hommes tels que toi, sourit Alex en retour.
Il tenait à la main un verre d'un très bon whisky que William avait rapporté de son dernier voyage en Ecosse, lorsqu'ils avaient tous deux séjourné à Londres et chez Sonya Randall. Le jeune homme en avait profité pour rendre une courte visite à sa famille et n'était pas revenu les mains vides. Mais il avait déclaré que ce breuvage ne serait pas à servir à n'importe qui et qu'il le réserverait aux amis. Alex avait pu constater que la bouteille n'avait été que peu entamée et avait d'ailleurs fait une remarque à William à ce sujet. Ce dernier lui avait simplement répondu qu'il n'en avait bu qu'avec son futur beau-père, que c'était une façon de l'amadouer... Sa réponse avait amusé Nagib et fait franchement rire Alex.
- On en crèvera de ces vieux ronds de cuir qui croient tout savoir... fit encore William en portant son verre à son nez, juste pour en apprécier le parfum.
- J'imagine que tu ne classes pas le colonel Faulkner parmi ces vieux ronds de cuir...
- Non, même s'il a des côtés vieille école, il connaît son métier et il connaît bien la région. Il ne commettra pas certaines erreurs non plus, pas comme ce vieux fou de Partner qui s'escrime à vouloir christianiser ses troupes... Celui-là... S'il pouvait y avoir un accident de tir lors d'un entraînement, je peux t'assurer que je serais bien content d'en être débarrassé !
Alex ne sourit pas de la remarque : il avait eu lui aussi à faire face à ce genre d'hommes qui estimaient, en plus de leur fonction militaire, devoir prêcher la parole de l'Evangile à des hommes dont les pratiques et les coutumes en étaient considérablement éloignées. Comment faire croire en un Dieu unique à des gens qui, depuis des temps lointains, voyaient des dieux en chaque animal, en chaque manifestation naturelle ? Pour qui les fleuves eux-mêmes étaient sacrés ? C'était œuvre vaine à ses yeux et, surtout, dans la situation de tensions actuelle, cela pouvait aussi passer pour de la provocation. Déjà que l'interdiction de certaines pratiques, comme les satis, avait été mal acceptée, même si Alex, bien qu'au fait des coutumes indiennes, la considérait comme barbare. Il percevait que cette façon d'imposer un autre mode de vie à une population dont les rites étaient parfois plus anciens que la chrétienté portait aussi en elle les germes de la rébellion.
- Quand comptes-tu partir, Sahib Major ? demanda Nagib avec intérêt.
- Je dois être à Lahore au plus tard à la fin du mois de janvier. Nous passerons la Noël ici, Sophie et moi. Puis nous entamerons notre voyage de noces qui nous conduira jusqu'au Pendjab. Je compte faire un petit détour par Agra, pour lui montrer le Taj Mahal. En cette saison, lors du lever du soleil, ce lieu est de toute beauté.
- Tu ne prendras pas la route la plus courte, fit remarquer Alex.
- Certes, mais je te rappelle que cela doit être aussi un voyage d'agrément... répondit William en le regardant malicieusement.
- J'espère que Sophie sait ce qui l'attend, avec toi... répondit son ami.
- Pour ma part, fit Nagib, j'espère qu'elle l'ignore... car elle pourrait renoncer à t'épouser, dans le cas contraire.
- Nagib Mustapha Salem, tu as une langue de serpent !
- Je ne fais qu'émettre une vérité... Si tu ne veux pas l'entendre, alors, garde tes oreilles de serpent...
Cela les fit rire tous les trois, au souvenir qu'une fois, William avait demandé à Nagib comment faisaient les charmeurs de serpents. Il ne craignait pas grand chose, mais détestait ces animaux, et d'autant plus, qu'il n'y en avait pas en Ecosse, qu'il n'avait pu se familiariser avec eux. Nagib lui avait fait croire que les serpents avaient des oreilles et étaient réellement charmés par la musique. Quand il avait compris que c'était un mensonge, William n'en avait pas moins été impressionné.
**
Le lendemain de leur arrivée à Meerut, Nagib quitta Alex et William pour se rendre à Delhi. William profita de la présence d'Alex seul pour lui permettre de faire connaissance avec Sophie et la famille Faulkner. Ils se rendirent chez le colonel qui fut fort heureux de rencontrer celui dont William ne manquait jamais de vanter les mérites. Sophie se montra admirative qu'Alex ait sauvé la vie de William quand ils étaient au Pendjab, mais le jeune homme s'empressa de lui rappeler que la réciprocité avait eu cours.
Alex trouva la future belle-famille de William très sympathique et que son ami n'avait pas menti en considérant le colonel Faulkner comme avisé et prudent. Sophie lui apparut comme une jeune fille très agréable et loin d'être stupide, et il put aisément comprendre, en la voyant, pourquoi William en était tombé amoureux. Elle possédait une délicatesse naturelle, beaucoup de charme, sans être orgueilleuse. Elle lui faisait penser à une poupée de porcelaine, avec ses traits fins, ses beaux yeux bleus et ses boucles blondes. Nul doute qu'elle saurait rendre William heureux.
Madame Faulkner les avait invités à rester dîner, ce que les deux jeunes hommes acceptèrent volontiers. En cela, Alex laissait la main à William. Il s'était cependant senti soulagé quand elle avait fait savoir que Monsieur et Madame Colleens ne partageraient par leur repas ce soir-là. Alex savait qu'il aurait à se retrouver en présence de Luna - et surtout de son mari - et il jugeait inutile de multiplier les occasions. Même s'il avait, au fond de lui-même, très envie de revoir Luna.
- Où avez-vous passé la journée ? s'enquit William en couvant Sophie du regard.
- Nous sommes allés jusqu'au temple de Ram Mandir, il y avait beaucoup à voir. Cela a beaucoup plu à Luna, répondit la jeune fille.
- Vous lui aurez fait voir tous les temples de la région ou presque ! fit William avec amusement.
- Ce sont de beaux buts de promenade et elle connaît la signification de bien des détails. Ameera était avec nous et elles ont parlé ensemble aussi, cela m'a permis de voir les lieux d'une autre façon. Vous aussi, mère ?
- Oui, bien entendu. Même si cela était un peu étrange d'entendre Lady Colleens parler aussi aisément hindi...
- Elle parle cette langue depuis son enfance, intervint Alex d'un ton neutre.
- Il est vrai que vous connaissez cette jeune femme depuis longtemps, Capitaine ! fit Madame Faulkner. Quel dommage qu'elle ait été fatiguée ce soir... Elle aurait certainement apprécié de vous revoir.
- Apportez-vous des nouvelles de sa famille ? demanda Sophie fort à propos.
- Oui, répondit Alex. J'ai eu le temps de rendre une visite à Don Felipe avant de partir pour Meerut. J'ai un message de sa part à lui transmettre.
- Oui, bien sûr... Hum, reprendrez-vous un peu de ce plat, Capitaine ? Notre cuisinier fait vraiment des merveilles avec ces préparations...
Alex remercia poliment. Madame Faulkner reprit, sans savoir que ses propos allaient donner matière à réfléchir au jeune homme :
- Lady Colleens est très préoccupée par la santé de son grand-père, elle nous en parle tous les jours. Elle lui est vraiment attachée... Cela se comprend ! La pauvre enfant a grandi sans ses parents... Elle nous disait n'avoir gardé que quelques souvenirs de son père... Et que sa maison était celle de Lucknow. Qu'elle ne considérait pas les autres endroits où elle avait vécu comme sa maison. Elle nous en a dressé un charmant portrait...
- C'est vrai, soupira Sophie. Ce cadre paraît enchanteur, et si bien aménagé ! Si frais, nous disait-elle, même à la saison chaude... Nul besoin d'aller jusqu'à la montagne !
- C'est cependant bien plus agréable pour vous d'y séjourner... fit William. Vous pourrez le constater aussi quand nous serons au Pendjab.
- L'été prochain, vous pourrez peut-être tous les deux nous rendre visite à Shimla, intervint Madame Faulkner. Vous n'en serez pas loin...
- Si le grand général m'accorde assez de jours de repos pour faire le trajet, oui... sourit William. Enfin, ce ne serait pas la première fois que je manquerais à l'appel...
Alex sourit et porta sa serviette devant sa bouche pour se retenir franchement de rire : oui, William avait parfois faussé compagnie à son régiment, mais pas pour rejoindre sa belle... pour servir dans un autre régiment qui menait plus d'actions ! Il se souvenait encore de l'air désolé de Sir Lawrence quand celui-ci avait compris ce que son jeune lieutenant - William n'avait pas encore obtenu le grade de capitaine - avait commis ! Il avait alors simplement dit : "Bien, William MacLeod veut de l'action, et bien, il va en avoir..." Et ils avaient alors été envoyés dans la montagne, vers le lac Mangla, avec Arthur Robinson, puis ensuite vers Rawat. Alex gardait le souvenir de paysages somptueux, mais d'accès difficile. Ils avaient eu à convaincre les populations autochtones et leur mission avait permis la signature d'un premier accord de paix séparé, avec les combattants de cette région.
Durant la fin du repas, les deux jeunes hommes furent invités à raconter quelques anecdotes sur leur séjour au Pendjab et le colonel Faulkner lui-même se livra à évoquer des souvenirs quant à ses débuts dans l'armée des Indes. Puis les deux jeunes gens prirent congé et regagnèrent tranquillement le bungalow de William. Ce faisant, ils passèrent devant celui où séjournaient Luna et son mari, ce que William mentionna simplement à Alex. Ce dernier ne fit aucun commentaire.
**
Comme la soirée n'était pas encore trop avancée, William invita Alex à fumer sous la véranda et à boire un dernier verre. Il lui demanda d'emblée son avis sur Sophie, ce qui fit franchement rire le jeune homme :
- Comme si tu avais besoin de mon avis avant de t'engager, Will !
- Si, Alex, sérieusement... Ce n'était pas dans mes intentions, surtout dans la situation que nous connaissons actuellement. Devant Sophie et sa mère, je ne mentionne pas mes inquiétudes, mais le colonel n'est pas dupe non plus.
- Il m'est effectivement apparu comme un homme plein de bon sens. Tu ne t'es pas trompé à son sujet...
- Oui, certes, mais Sophie ? Si nous devons nous battre, demain ou dans quelques mois, je risque de la laisser veuve avant même que nous ayons pu vraiment vivre ensemble... Je n'aurais pas dû...
- Pas dû quoi ?
- Lui faire la cour... Mais je suis trop entier ! Et elle est tombée amoureuse...
- Cela est un fait. Elle boit toutes tes paroles et n'a d'yeux que pour toi... N'importe quel imbécile le verrait.
- Et c'est bien cela qui m'inquiète, vois-tu : de la rendre peut-être malheureuse, demain.
- Je comprends, fit Alex avec sérieux en s'accoudant à la balustrade.
William, qui se tenait encore debout et fumait lentement, lui jeta un regard et dit :
- Tu n'as pas à te poser ce genre de question, toi, au moins...
Alex demeura silencieux un moment et William ne fit rien pour briser ce silence. Il attendait simplement et était quasiment certain qu'Alex se confierait enfin.
- Détrompe-toi, William, commença-t-il. Je partage des inquiétudes similaires aux tiennes, en ayant peut-être encore moins de prise sur les événements que toi.
- Tu l'aimes toujours ?
William n'avait pas eu besoin de préciser le nom de Luna.
- Plus que jamais, oui. Et je m'efforce de veiller à sa sécurité autant qu'il m'est possible. Même si la situation est plus critique à Lucknow qu'à Delhi... Là-bas, j'y parviens.
- Mais son mari est à Delhi et elle devra y retourner. C'est sans espoir, Alex.
Alex ne dit rien : William avait raison. Mais William était ignorant de bien des liens qui s'étaient noués entre Luna et lui. Il hésita alors à lui parler de l'enfant à venir.
Et préféra garder le secret.
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