Chapitre 31 : Une nouvelle qui réjouit mon coeur
Ils arrivèrent en vue de Lucknow en fin de matinée. Alex avait prévu de conduire Luna jusqu'à la Casa de los Naranjos, puis de se rendre à la Résidence. Il ne pouvait demeurer beaucoup plus longtemps absent. Si leur parcours à travers la province d'Oudh jusqu'à Lucknow s'était déroulé sans accroc majeur, il sentait pourtant la tension, toujours palpable. Nagib menait son enquête, à travers villes et villages, le long des chemins. Il n'était pas particulièrement optimiste, mais estimait que la situation s'était quand même légèrement améliorée depuis l'été dernier, depuis qu'Alex avait pris son poste aux côtés de Sir Henry Lawrence.
- L'hiver sera calme, mon frère, avait dit Nagib un matin à Alex, alors qu'ils venaient tout juste de quitter le dâk-bungalow où ils avaient passé la nuit. Mais après...
Alex avait hoché la tête : il se fiait grandement aux intuitions et remarques de son ami.
Rodrigo avait recruté deux portiers qui se relayaient jour et nuit à l'entrée de la propriété. Ils connaissaient tous deux le capitaine Randall et ouvrirent la grande porte sans poser de questions. Rodrigo fut aussitôt prévenu et il arriva avant Don Felipe pour les accueillir. Il fut très surpris en voyant Luna descendre de la voiture.
- Vous êtes de retour, Dona Luna ! Bonjour à vous...
- Bonjour, Rodrigo. Oui, je suis revenue... pour beaucoup de raisons dont je m'entretiendrai avec mon grand-père. Comment va-t-il ?
- Bien... Il va être surpris, mais très heureux de vous voir, comme nous tous. Avez-vous fait bon voyage ?
- Oui, sans souci. Nous avions une bonne escorte, fit Luna en jetant un regard à Alex qui venait de descendre de cheval.
Nagib, lui, resta en selle, ce qui fit bien comprendre à Rodrigo que le capitaine n'allait pas s'attarder. Ce dernier s'avança vers Rodrigo et ils échangèrent une vigoureuse poignée de mains.
- Bienvenue à vous, Capitaine. Voulez-vous prendre un rafraîchissement ?
- Merci, Monsieur, mais nous n'allons pas rester. Je dois me rendre auprès de Sir Lawrence.
- Bien sûr...
A ce moment-là, Don Felipe apparut en haut des marches. Il marqua un temps d'arrêt en voyant Luna dans la cour, la voiture arrêtée, Alex face à Rodrigo et Nagib encore en selle. Luna se dirigea aussitôt vers lui, montant rapidement les marches. Elle lui prit les mains et dit :
- Grand-Père, je suis revenue. Je voulais être avec vous... Ici.
- Ma chère petite... Je ne pensais pas te revoir si vite ! Mais... Comment es-tu revenue ?
- Alex et Nagib nous ont escortées. Je vous conterai tout cela tout à l'heure... J'ai beaucoup à vous raconter.
Don Felipe fronça brièvement les sourcils, puis lâcha les mains de Luna et descendit les marches pour venir saluer Alex.
- Ainsi, vous me la ramenez encore une fois, Capitaine Randall...
- Oui, Monsieur. Le voyage s'est bien passé.
- Vous ne restez pas ? demanda-t-il et Alex comprit qu'il avait bien vu que Nagib n'était pas descendu de sa monture.
- Non, Monsieur, je suis attendu par Sir Lawrence, mais je reviendrai prochainement avec plaisir.
- Alors, faites-moi rapidement savoir si vous pouvez venir dîner un soir... sourit le vieil homme. Je vous laisse à votre devoir.
- Merci, Monsieur.
Puis Alex fit quelques pas et salua Luna :
- Bonne journée, Luna.
Il avait omis volontairement le "Dona" devant son prénom ce que tous les présents remarquèrent, mais avant que Don Felipe puisse dire le moindre mot, elle lui répondit :
- A bientôt, Alex. Merci pour tout.
Et ils échangèrent un dernier regard avant que le jeune homme ne se détourne et ne remonte à cheval. Quelques instants plus tard, le claquement des sabots de leurs chevaux se perdit dans les rumeurs de la ville.
**
La fontaine coulait doucement, apportant à Luna l'apaisement dont elle avait besoin. Tout ici lui était si familier ! Jusqu'à la couleur du ciel et aux odeurs épicées venant des cuisines et se mêlant à celles, sucrées, des fleurs sauvages.
Elle était assise avec son grand-père dans le patio, ils venaient d'achever leur repas et Don Felipe dégustait un petit verre de porto. Rodrigo et sa famille, ainsi que les serviteurs, s'étaient éloignés, se faisant discrets. Mais Ameera n'avait pu s'empêcher de s'attarder quelques instants avant de disparaître dans le couloir menant aux appartements de la jeune femme. Elle ne pouvait croire que Don Felipe se mettrait en colère, que ce soit contre Luna ou contre le capitaine Randall.
Le regard de Don Felipe s'attardait sur les décorations qui ornaient le mur, face à lui, juste sous le toit de la terrasse. Il aimait cette maison, cet endroit. Il espérait y finir sa vie, en paix, en profitant des plaisirs de la vie et, avant tout, de la compagnie de sa petite-fille chérie. Il reporta son regard vers elle : elle ressemblait tant à Marcos ! Tout en ayant la grâce et le sourire d'Anna. Mais elle souriait beaucoup moins depuis quelques temps et cela l'inquiétait. Il s'inquiétait aussi qu'elle demeurât loin de son mari, alors que leur mariage avait tout juste une année. Ce n'était pas dans l'ordre des choses. Et, de plus, il s'étonnait franchement de son retour. Il ne s'était pas attendu à la revoir avant plusieurs mois, au mieux au printemps prochain alors qu'elle se rendrait à la montagne. Et encore... De Delhi ou de Meerut, les familles partaient vers Shimla et si la province d'Oudh demeurait agitée, malgré tous les efforts de Sir Lawrence et de ses hommes, alors la traverser ne serait pas prudent. Non, vraiment, il ne s'était pas attendu à la revoir et, malgré sa joie, il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet car il se demandait bien ce que ce retour cachait.
La voix de Luna lui fit reporter son attention sur la jeune femme. A ses premiers mots, il sentit qu'elle n'était pas très assurée, mais qu'elle avait trouvé le courage de lui parler et de lui révéler... bien des secrets qu'elle avait à lui confier. Ceux-là-mêmes qu'il avait espéré qu'elle confierait à Sophie Faulkner, voire à son mari. Mais il comprit vite que Luna ne confierait jamais aucun secret à Russell Colleens, quand bien même ce dernier lui avait révélé le sien.
- Grand-Père... J'ai pris la décision de vous parler en toute sincérité et de tout mon cœur. J'espère... Oui, j'espère que vous voudrez bien m'écouter jusqu'à la fin. J'ai beaucoup de choses à vous faire savoir... J'ai aussi beaucoup réfléchi à la façon de vous les dire, même si le plus difficile pour moi est, en fait, de savoir par quoi commencer... Alors... Alors, je crois que le plus simple est de revenir un peu en arrière...
- Je t'écoute, mon enfant. Et je te promets de t'écouter jusqu'à la fin, dit-il d'une voix bienveillante.
Il était parvenu à masquer son inquiétude et en ressentit un court sentiment de fierté.
- Tout d'abord... Tout d'abord, vous devez savoir que mon mariage n'en est pas un... Ce n'est qu'un arrangement, une façon pour Lord Colleens d'échapper au scandale. Son fils... Mon... Mon mari...
Don Felipe entendit bien les réserves que Luna mettait en prononçant ce dernier mot, mais elle poursuivit tout aussi déterminée, même s'il lui semblait plus difficile de parler de tout cela que lorsqu'elle s'était confiée à Alex.
- ... n'est pas un homme normal... Il... Il aime un homme.
Luna n'avait pas encore regardé son grand-père, ce fut à ce moment-là qu'elle choisit de le fixer. Don Felipe resta silencieux, son visage était grave. Après un long silence, il finit par demander :
- Est-ce que Lord Benjamin est au courant ?
- Non... Sincèrement, je pense qu'il l'ignore. Je ne crois pas, je ne crois vraiment pas qu'il aurait consenti à ce mariage s'il avait su...
Don Felipe hocha doucement la tête :
- Je ne le pense pas non plus. Tu sais, Luna, j'ai beaucoup échangé avec lui et nous avions commencé à parler d'un mariage pour toi quand tu as eu douze ans. C'était tôt, c'est vrai, mais nous voulions nous mettre d'accord tous les deux, envisager différentes possibilités. Je mesurais bien aussi qu'il ne voulait pas revivre ce qu'il avait vécu avec ta mère et qu'il tenait à organiser les choses - avec mon consentement, bien entendu. Il voulait vraiment te marier en Angleterre. Quand il m'a parlé de Lord Colleens et de son fils, il m'en a fait un portrait plutôt flatteur. Il a aussi respecté un de tes souhaits - et le mien - que tu épouses un homme qui te permettrait de revenir aux Indes, même pour un séjour d'une ou deux années seulement. Un homme qui saurait prendre soin de toi aussi, et de tes biens. C'était une question importante pour lui, comme pour moi.
- De ce que j'ai pu percevoir lors de mon séjour à Delhi, Russell parvient assez bien à gérer le domaine de son père. Du moins, il s'y intéresse, ce qui, je l'avoue, m'a un peu surprise, car ce n'était pas l'impression qu'il m'avait donnée jusqu'à présent. Je pense qu'il saurait s'occuper aussi de nos terres. Seulement... C'est de moi dont il ne s'occupe guère. Nous sommes comme deux étrangers l'un vis-à-vis de l'autre. Je ne pense pas que nous pourrions être amis. Nous n'avons guère de points en commun... jusque dans sa façon d'appréhender notre pays.
Don Felipe attendit un instant, puis reprit :
- Je comprends mieux alors tes hésitations à partir pour Delhi. Je regrette d'avoir insisté et de t'avoir peut-être obligée à ce séjour.
- Je tenais à m'y rendre aussi pour... une autre raison. Dont je vous parlerai plus longuement tout à l'heure. Non, je voulais aussi vous dire que Russell a été très surpris de mon arrivée et j'ai bien senti que cela ne l'arrangeait pas vraiment que je sois là. Il a organisé sa vie à sa façon et je crois qu'il est heureux... Je crois qu'être à Delhi lui offre une liberté qu'il n'a jamais eue et ma présence... ma présence lui rappelait aussi d'où nous venions. Et ce lien de façade auquel il a consenti sous la pression de son père.
- Son... compagnon se trouve donc avec lui ?
- Oui. Il est venu avec nous d'Angleterre. Vous comprenez... vous comprenez alors pourquoi... pourquoi je n'ai pas eu envie de rester à Delhi.
- Oui, cela se comprend. Mais...
Luna eut un petit geste de la main, pour repousser une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Don Felipe avait suspendu sa phrase et elle reprit :
- Comme je vous le disais, il y a une autre raison pour laquelle je voulais revenir ici. Pour laquelle je ne veux pas être ailleurs qu'à Lucknow. Je... J'attends un enfant.
Elle fixa son grand-père et ils restèrent ainsi un moment. Il lui sourit doucement et dit :
- C'est une très belle nouvelle et elle réjouit mon cœur.
Puis il lui prit les mains et, la regardant toujours avec bienveillance, il demanda :
- Et qui en est le père ?
Il vit ses pupilles s'écarquiller et sa poitrine se soulever comme si elle avait eu besoin de reprendre un peu d'air. Mais elle lui répondit d'une voix ferme et posée :
- Alex.
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