Chapitre 35 : Le dénominateur commun

8 minutes de lecture

- Il est parti. Vous n'avez plus rien à craindre...

Blottie dans les bras d'Alex, Luna soupira de soulagement. Elle attendait cette nouvelle depuis plusieurs jours et pouvait désormais avoir l'esprit plus tranquille. Russell avait refusé l'hospitalité proposée par Don Felipe et avait préféré dormir en ville. Il n'avait pas fallu longtemps à un des hommes de Rodrigo pour savoir qu'il était descendu dans une des meilleures pensions de Lucknow et que Bryce s'y trouvait également. Durant les quelques jours de son séjour, Alex - comme Don Felipe - avait craint qu'il ne mette ses menaces à exécution, de faire revenir Luna de force à Delhi. Sans doute avait-il finalement réfléchi et, peut-être, la présence de son compagnon était-elle parvenue à lui faire admettre qu'il n'avait aucun intérêt à ce qu'un scandale éclatât, quand bien même il serait dans son bon droit. Bryce avait eu le temps de juger Luna et il la considérait comme tout à fait capable d'utiliser leur propre relation pour se protéger et protéger son enfant.

Russell, Bryce et leurs serviteurs étaient repartis le matin-même de Lucknow sans repasser par la Casa de los Naranjos. Russell s'y était rendu une dernière fois, la veille, et s'y était entretenu avec Don Felipe et Luna seuls. Alex, bien que présent, avait préféré rester discret, se tenant à nouveau prêt à intervenir si nécessaire. Russell ne s'était pas attardé, il était simplement venu saluer sa femme et son grand-père et leur faire savoir qu'il reviendrait après la naissance et conduirait lui-même Luna et l'enfant à Bhimtal pour y passer la saison chaude. Il n'avait pas mentionné Bryce, mais Luna avait bien compris qu'il avait l'intention de s'y rendre avec son compagnon. Elle devrait alors revivre ce qu'elle avait connu à Londres ou lors de leur voyage jusqu'à Delhi : une vie en trompe-l'œil, la proximité de ce couple, la vie mondaine avec cet homme qu'elle n'aimait pas et pour lequel elle avait bien du mal à ressentir ne serait-ce qu'un peu de sympathie. Sans doute que son état, la crainte pour son enfant, ne lui permettaient pas d'éprouver autre chose.

Russell avait aussi mentionné son souhait que l'enfant soit baptisé selon le rite anglican, mais Luna n'avait pas relevé ses propos : inutile de se fâcher alors que la conversation, bien qu'un peu monotone, se déroulait de façon courtoise. Elle, elle était catholique, malgré les années passées à suivre les rites anglicans à Wellington, et bien qu'Alex fût lui aussi anglican, ils avaient convenu que l'enfant serait baptisé selon le rite catholique. Alex avait d'ailleurs suggéré que William - qui était catholique lui aussi - soit le parrain de l'enfant et Luna avait accepté sa proposition avec chaleur : il lui était apparu alors qu'avec un parrain comme le major MacLeod, son enfant serait autant à l'abri que possible. Que ce serait une protection supplémentaire qu'elle pouvait lui accorder.

Alex était venu en personne lui annoncer la nouvelle du départ de Russell et, après avoir parlé un moment avec Don Felipe et Rodrigo de la situation en ville, il avait retrouvé Luna. Elle l'attendait dans le petit patio devant sa chambre. Il s'était installé à ses côtés et elle était venue s'asseoir sur ses genoux, se blottissant contre lui. D'une voix apaisante, d'une main caressante, il avait calmé ses inquiétudes.

Alex profita de ces moments de calme et de tendresse, caressant le ventre rond d'où provenaient régulièrement de petits coups. Il se souvenait encore de son émotion la première fois qu'il avait senti le bébé bouger, après avoir fait l'amour à Luna, qu'ils étaient tous deux enlacés. Maintenant, il le sentait à chaque fois et même, comme maintenant, alors qu'ils étaient simplement assis tous les deux.

L'après-midi tirait à sa fin, il commençait à faire de plus en plus chaud. Alex avait bien compris qu'il serait difficile de faire partir Luna à Bhimtal cette année. Un calme trompeur régnait à Lucknow, mais il estimait que la situation n'était pas désespérée. Il fallait simplement éviter toute provocation inutile, toute erreur fatale. Et freiner les appétits des marchands et contributeurs de la Compagnie des Indes n'était pas la moindre des difficultés qu'ils rencontraient quotidiennement, lui et les hommes de Sir Lawrence.

- Avez-vous reçu des nouvelles de votre amie Sophie ? demanda-t-il.

- Non, pas depuis quelques temps... Je pense qu'elle m'écrira avant qu'elles ne partent pour Shimla. Croyez-vous qu'elle pourra rejoindre William à Lahore ?

- J'en suis certain, rit doucement Alex. Si William a décidé qu'il ferait venir Sophie auprès de lui, il le fera. Et rien ne l'en empêchera.

- Pas même le général Nicholson ?

- Ni Nicholson, ni Sir Lawrence, ni personne. William ne connaît de maître que lui-même, même s'il sait obéir. Et même si son aura n'est pas aussi brillante que celles de nos supérieurs, je peux vous assurer qu'il y a déjà nombre de jeunes soldats qui rêvent de le suivre et de se battre à ses côtés. Ce n'est pas pour rien non plus qu'il a déjà pris du grade.

- Plus que vous... fit remarquer Luna.

- Oui, mais c'est normal aussi : il se destinait vraiment à une carrière militaire, alors que mon ambition était de me mettre au service de ce pays. Et même si je suis prêt à prendre les armes si nécessaire, je reconnais préférer agir comme je le fais actuellement que répéter des manœuvres sur un terrain d'entraînement. Je me sens plus... utile ainsi.

Luna sourit doucement. Elle comprenait tout autant le besoin d'action de William, lié à son impétuosité et à son enthousiasme, qu'elle percevait bien l'intérêt qu'Alex pouvait éprouver à servir Sir Lawrence et à mettre en place toute une nouvelle administration pour la province d'Oudh.

Ils demeurèrent un moment silencieux, savourant l'un comme l'autre leur présence réciproque. Luna sentait aussi son bébé bouger doucement et cela la rendait toujours profondément heureuse. Elle se sentait en sécurité entre les bras d'Alex et, désormais, elle pouvait partager avec lui ces moments agréables de sa grossesse.

**

- Alex, que pensez-vous de ceci ?

Le jeune homme venait d'entrer dans le bureau de son supérieur. Cela faisait environ trois semaines qu'il avait repris son poste, mais Sir Lawrence avait décidé de suspendre provisoirement les déplacements dans la province et de les limiter à des expéditions plus conséquentes, avec quelques soldats en escorte. Les escarmouches comme celles dont Alex avait été victime n'étaient pas que de simples accidents. Il les considérait comme des mises en garde. Et comme il ne voulait pas inutilement exposer ses hommes...

Sur le bureau toujours bien rangé de Sir Lawrence était posée une simple cartouche. C'était elle qu'il avait désignée à Alex et il attendait son avis. Ce dernier y jeta un œil, puis regarda son supérieur.

- C'est une cartouche, Monsieur, mais d'un nouveau modèle, non ?

- Oui, exactement. Une des cartouches qui doit être utilisée dans les nouveaux fusils Enfield qui sont distribués dans les régiments depuis le début de l'année. Plus précis, fiables, une bonne arme.

- Et cela pose problème ?

- Cela le pourrait.

- Pourquoi ? demanda Alex.

Sir Lawrence se pencha légèrement vers son bureau, prit la cartouche entre ses doigts et la tendit à Alex.

- Examen approfondi, Capitaine.

Alex fronça légèrement les sourcils, tout en observant la munition avec beaucoup de soin. Elle lui était présentée dans son emballage, une sorte de papier un peu épais. A première vue, elle ne présentait aucun défaut, aucune particularité. Il tenta alors de déchirer le papier avec les doigts, mais ce n'était pas aussi facile qu'il le pensait et il s'imagina avec le fusil à la main, piochant dans un sac de munitions pour armer et tirer. Il porta alors la cartouche à sa bouche et, à peine eut-il déchiré un petit morceau de l'emballage, qu'il comprit.

- Est-ce ce que je pense, Monsieur ?

- J'en ai peur, répondit Sir Lawrence.

- Ils n'auraient quand même pas osé...

Alex ouvrait de grands yeux.

- Je crains qu'ils n'y aient tout simplement pas pensé...

Le jeune homme se rassit contre le dossier de sa chaise et soupira :

- Comment peuvent-ils être aussi... Pardonnez-moi, Monsieur, mais... aussi stupides ? Enrober des cartouches avec de la graisse animale... Du porc ? Du bœuf ? Du mouton ?

- Je l'ignore, répondit laconiquement Sir Lawrence. Mais une chose est certaine : vous avez devant vous ce que vous appeliez il y a encore quelques mois le "dénominateur commun". Ce qui permettrait d'unir les Musulmans et les Hindous contre nous. Il y a quelques mois, quand nous en avions parlé, je n'avais pas cru la chose possible. Même la haine, même la colère contre les exactions ne me semblaient pas suffisantes. Et voilà que nous leur offrons sur un plateau ce... je ne trouve pas d'autre mot que les vôtres : ce dénominateur commun.

Alex demeura pensif, puis demanda :

- Ces fusils et ces cartouches ont déjà été livrés ?

- A plus de la moitié des régiments et notamment des provinces du nord. Sauf ici, du moins, pour l'instant. Mais les officiers britanniques en ont entendu parler et espèrent que les livraisons ne tarderont plus.

- Vous pouvez les empêcher ?

- Je vais convoquer les officiers, oui, pour leur faire part de nos doutes.

- Y a-t-il eu des... incidents ?

- Il vient de s'en produire un, il y a quelques jours, à Barrackpore. Un soldat a voulu amener ses camarades à se mutiner, mais en vain. Il a tenté de se suicider, a échoué et vient d'être exécuté. Le régiment a été entièrement dissous, alors que la grande majorité des soldats étaient loyaux. Une erreur, à mon avis.

Alex opina. De telles réactions étaient le fait de l'injustice, ce qui ne pouvait qu'engendrer de la colère, du ressentiment. Et les raisons de la colère et du ressentiment étaient déjà suffisamment nombreuses pour ne pas en rajouter. Sir Lawrence reprit :

- D'après des informations que j'ai reçues très récemment, et je pense que Nagib vous l'a déjà confirmé car il était l'un de mes informateurs durant votre convalescence, ce qu'il nous faut craindre, ce sont les régiments. En premier lieu.

- Une mutinerie, fit Alex d'un ton affirmatif.

- Oui. Il n'y aura pas de sécurité dans ce pays là où se trouvent les régiments indigènes. Même si nous parvenons à modifier la graisse des cartouches. Je crains, Alex, que l'incendie ne vienne de s'allumer.

- Et nous avons nous-mêmes préparé la mèche...

Sir Lawrence le fixa d'un air grave.

- J'ai donné des ordres. Pour que les défenses de la Résidence soient renforcées et que des provisions soient acheminées, en nourriture, en munitions. Il est hors de question de quitter la ville ou de nous replier sur Calcutta.

- Monsieur, pardonnez que je cite le général Nicholson, mais... Devons-nous agir selon ses propres propos ?

- Comment cela ? demanda Sir Lawrence un peu intrigué.

- Devons-nous nous considérer en guerre et estimer que les femmes et les enfants doivent cesser d'être une considération ?

Sir Lawrence croisa la main sur la table et hocha la tête :

- Nicholson a raison. Mais nous ne pouvons pas le suivre dans cette voie. Je vais tenter de faire accélérer les départs pour la montagne, mais je doute de réussir : je vais encore passer pour un frileux. Et après tout, tant pis. Si au moins quelques familles peuvent être épargnées en écoutant mes conseils, ce seront toujours quelques vies de sauvées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0