Chapitre 42 : Battons-nous !

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- Où étais-tu, mon frère ?

Nagib avait dû crier pour que sa voix s'entendît au-dessus du bruit de la mitraille. Des forces rebelles arrivaient et se massaient tout autour de la Résidence. L'attaque semblait quelque peu chaotique et pas vraiment organisée, du moins pour le moment, de ce qu'Alex put constater bien vite. Une fois qu'il avait vu Luna, Don Felipe et les Faulkner s'éloigner vers la Résidence-même, il avait tourné les talons, mené Kashmir à l'écurie, puis était passé à l'artillerie prendre un fusil. Un de ces fameux fusils Enfield qui avaient déclenché le soulèvement. Au final, les armes dont les cipayes n'avaient pas voulu - ou qu'on avait préféré ne pas leur remettre - allaient être utilisées contre eux. Alex avait eu l'occasion, un matin, de s'entraîner au tir avec et il avait pu constater qu'effectivement, c'était une bonne arme. Mais il lui restait encore à la prendre en main.

Il s'agenouilla à côté de Nagib, déjà à poste au-dessus de la muraille ouest. Là, un espace assez vaste s'ouvrait et ils pouvaient voir les rebelles prendre position. Le jeune homme se tourna vers son ami qui le fixait toujours avec interrogation et répétait sa question :

- Où étais-tu, mon frère ?

- A la Casa de los Naranjos. Je viens de ramener Don Felipe et les siens.

- Tu as risqué ta vie pour une femme ! Alors qu'ici... fit Nagib d'un ton plein de colère et de reproche.

- J'ai risqué ma vie pour ma femme et ma fille, mon frère ! répliqua Alex.

Nagib le fixa avec encore plus d'intensité, puis dit simplement, d'une voix cette fois apaisée :

- Paix, mon frère. Allah a veillé sur toi. Battons-nous. Pour ta femme et ta fille.

Alex eut un mince sourire et lui dit :

- Comme à Amritsar !

- Comme à Amritsar ! Hélas, nous ne verrons peut-être pas Will arriver de sitôt...

Ce en quoi Nagib avait parfaitement raison.

**

Alors qu'il remontait sur le chemin de ronde, Alex avait été suivi par Yussev et ses cousins. Comme une centaine d'autres civils, ils allaient se porter volontaires pour seconder les combattants. Alex ignorait encore comment les choses allaient s'organiser précisément. Les soldats suivraient vraisemblablement leurs officiers, notamment le major Evans pour les soldats affectés jusqu'à présent à la Résidence et le colonel Bradley pour les soldats venus des cantonnements. Mais pour les hommes comme Yussev ou d'autres civils, il allait falloir les placer sous un commandement. Il ne fut donc pas étonné d'être convoqué peu après chez le gouverneur.

Luna de son côté avait emboîté le pas à Anita, précédant Sophie qui entraînait sa mère, Don Felipe qui avait pris la main de Brenda, Pedro, Ameera et Satya.

Anita fit entrer les réfugiés de la Casa de los Naranjos dans le grand et beau bâtiment de la Résidence. C'était la première fois que Luna y venait. Quant à Don Felipe, il connaissait les lieux pour y avoir assisté à quelques réceptions. La jeune femme allait bien vite comprendre que Lady Honoria Lawrence, l'épouse de Sir Henry, était la vraie reine des lieux. Ou plutôt, la commandante en chef. Elle se trouvait dans le hall, organisant l'installation des uns et des autres, confiant des ordres à quelques proches. Grande, assez élancée malgré quelques rondeurs dues à son âge, Lady Honoria était une belle femme au visage avenant. Elle avait de longs cheveux d'un blond légèrement cendré, très bouclés, qu'elle parvenait cependant à discipliner en les nouant en arrière. Au fil des jours et des difficultés qu'ils allaient tous rencontrer, Luna ne la verrait cependant jamais mal coiffée.

Anita se dirigea droit vers elle et lui dit :

- Madame, le capitaine Randall est arrivé avec ce monsieur et sa famille. Il m'a dit que vous étiez au courant.

- Ah oui. Don Felipe, bonjour à vous, dit-elle en lui tendant une main chaleureuse.

- Bonjour, Madame, merci de votre accueil...

- Je suis heureuse de vous savoir parmi nous. La situation se dégrade à grande vitesse en ville. Il n'était pas prudent de demeurer chez vous, lui répondit-elle. Combien êtes-vous ?

- Ma petite-fille, Dona Luna, est avec moi, avec son bébé qui vient de naître. Il y a aussi Madame Faulkner et ses deux filles, dont Sophie MacLeod qui attend un enfant.

- MacLeod ? C'est un nom que je connais bien... Madame, êtes-vous de la famille d'un certain William MacLeod ?

- Bonjour, Madame, fit Sophie en s'avançant. Je suis son épouse...

- Oh, mais bien sûr ! Henry m'avait annoncé son mariage... Pardonnez-moi, je n'avais pas fait le rapprochement... Je suis heureuse de vous rencontrer, même si les circonstances sont particulières. Mon mari a beaucoup d'admiration pour le vôtre, vous savez.

- Je peux vous dire que le nom de Sir Henry est un de ceux que William prononce avec le plus de respect et d'admiration lui aussi, sourit Sophie en retour, heureuse de cet accueil chaleureux et réconfortant.

- Bien, dit Lady Honoria. Nous allons vous installer. J'ai convenu avec le capitaine Randall que vous prendriez ses appartements. Il n'y a que deux pièces, pourrez-vous vous en arranger ?

- Cela ira très bien, Madame, dit Don Felipe.

- Venez, je vais vous montrer les lieux.

Lady Honoria s'engagea aussitôt dans le couloir qui s'ouvrait derrière le hall. Elle expliqua en chemin que les hommes seuls étaient hébergés dans la tour, sur leur gauche, que les familles se trouvaient rassemblées au palais de la Begum et dans d'autres bâtiments annexes et les combattants dans les baraquements voisins des murailles sud et est. La Résidence était réservée pour les familles des officiers, quelques proches. Plusieurs pièces du rez-de-chaussée et les sous-sols avaient aussi été transformés en entrepôts où était stockée de la nourriture. Contrairement à l'agitation qui régnait dans les jardins, la Résidence était plutôt calme. Luna apprécia d'emblée cette atmosphère ainsi qu'une certaine fraîcheur qui se dégageait des hauts murs.

Au milieu du couloir, Lady Honoria s'engagea dans un escalier, expliquant qu'il y en avait deux à desservir toute l'aile du bâtiment : un près du hall et celui qu'ils prenaient. Les appartements d'Alex se trouvaient au premier étage et donnaient sur les jardins, à l'est. Cette façade était la moins exposée aux tirs. Et, comme Luna, Sophie et les autres le comprendraient bien vite, ils possédaient en plus le comble du luxe : une terrasse couverte. Il s'agissait en fait d'une pièce supplémentaire, ouverte sur l'extérieur. Les appartements et pièces voisines y donnaient également.

- Voilà, dit Lady Honoria. Nous avons fait installer des lits, je reconnais que c'est sommaire... Est-ce que le jeune garçon va rester avec vous ?

- Nous aviserons, dit Don Felipe. Le capitaine Randall a proposé qu'il dorme avec lui et Nagib.

- Hum, certes... réfléchit Lady Honoria. Enfin, vous me direz. Pour les repas, nous avons mis en place un rationnement, car nous ne savons pas combien de temps nous allons devoir rester ici. L'épouse du major Evans se charge de la répartition pour les familles se trouvant au palais de la Begum, elle est aidée par l'épouse du docteur Fayrer. Je m'occupe des pensionnaires ici, mais aussi de l'état global de nos provisions, si je peux utiliser cette expression. Pour l'intendance des soldats, je laisse cela aux officiers. Il faut savoir déléguer pour être efficace.

Cette dernière remarque fit sourire Don Felipe et Luna. Lady Honoria poursuivit :

- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, venez me trouver ou demandez Anita. Nous sommes toujours là. Avez-vous une nourrice pour le bébé, Madame ? demanda-t-elle plus précisément à Luna.

- Je la nourris moi-même, répondit cette dernière. C'était difficile de trouver quelqu'un...

L'épouse de Sir Lawrence sourit avec attendrissement et dit :

- Vous faites bien. J'ai moi-même nourri deux de mes enfants, à un moment où nous étions chez les Pachtounes et ce n'était pas aisé non plus de trouver quelqu'un. C'était la solution la plus simple et, ma foi, je crois qu'ils n'ont pas eu à s'en plaindre et moi non plus !

Luna aurait aimé pouvoir parler encore un peu avec Lady Honoria, mais elle s'abstint de lui poser d'autres questions car elle se doutait qu'elle avait fort à faire. Cependant, elle lui dit :

- Merci à vous, Lady Honoria. Merci pour tout. Si nous pouvons vous aider à quoi que ce soit dans les prochains jours... Ameera est ma fidèle suivante, sa sœur, Satya, est là pour nous aider. Et Pedro peut également rendre de grands services, alors n'hésitez pas.

- Merci à vous. Il est fort possible que j'aie besoin d'aide prochainement... Je ne manquerai pas de vous solliciter. Je vous laisse vous installer et vous dis à plus tard dans la journée.

Une fois seuls, Don Felipe dit :

- La terrasse est grande et il ne fait pas froid la nuit en cette saison, Luna. Je vais m'y installer, ainsi vous pourrez vous répartir les deux chambres, Sophie, Brenda, sa maman et toi. Ameera et Satya s'installeront dans l'une et l'autre.

Luna hocha la tête. Ils se trouvaient précisément dans la chambre d'Alex, Luna l'avait compris d'emblée. Il y avait là un grand lit et deux lits bas. Dans la pièce voisine, qui était à l'origine un petit salon, les meubles avaient été poussés sur les côtés et deux autres lits bas avaient été amenés.

- Ameera restera avec moi, dit Luna. Brenda pourra dormir dans la même pièce que nous, elle est un peu plus grande. Sophie...

- Je resterai avec maman, dit cette dernière. C'est bien mieux.

- Je prendrai un petit lit par terre, Dona Luna, dit Satya. Ca ira très bien, ne vous souciez pas.

Elles occupèrent alors le restant de la matinée à s'installer, disposant les lits, dont un sous la véranda pour Don Felipe. Elles rangèrent aussi leurs quelques affaires, puis Ameera obligea Luna à s'allonger et à se reposer. Elle fit de même avec Sophie, avant d'aller voir Lady Honoria pour s'enquérir du prochain repas.

Luna s'étendit sur le lit, Myriam près d'elle. La petite avait mangé et dormait. Son calme fit du bien à Luna qui avait été tentée plus d'une fois de rester sous la véranda pour suivre le déroulement des opérations. Elle ignorait sur quelle muraille se trouvait Alex et n'avait pas aperçu Nagib, ni même Yussev et ses cousins.

**

- Nous allons tenter une sortie, déclara Sir Lawrence avec calme.

Dans son bureau se trouvaient les principaux officiers, Colonel Bradley en tête et Major Evans. Arthur Robinson, Alex et quelques autres assistaient aussi à cette réunion.

- Colonel Bradley, je vous laisse exposer ce que vous m'avez proposé.

Le colonel Bradley s'avança alors vers le bureau où était disposée une grande carte de Lucknow. Il commença par exposer ce qui s'était déroulé aux cantonnements, pour que tous les officiers présents aient bien en tête la façon dont les soldats s'étaient mutinés.

- Tout a commencé hier soir, dit-il. Des tirs sporadiques, puis plus soutenus. Nous avons réagi très vite, mais alors que nous organisions nos hommes, les mutins ont commencé à incendier les baraquements et les logements des officiers britanniques. Fort heureusement, les familles étaient déjà arrivées à la Résidence et nous étions tous à pied d'œuvre. J'ai donné l'ordre de tirer sur les groupes de mutins, mais cela a conduit plusieurs cipayes à les rejoindre. Face à cette situation et comme il devenait difficile de combattre en pleine nuit, nous avons décidé de nous replier sur la Résidence.

Le colonel Bradley marqua une courte pause, puis reprit :

- Le but de cette sortie est de pouvoir aller jusqu'aux cantonnements et d'isoler les soldats rebelles qui s'y trouveraient encore, récupérer des munitions et les canons. Nous pourrions ainsi couper en deux parties les rebelles : ceux qui se trouvent aux cantonnements et ceux qui sont déjà à l'attaque devant les murailles. Nous diviserons nos forces en trois. Une partie restera sur les murailles pour protéger la sortie et pour attaquer les assaillants, les gêner dans leurs mouvements alors qu'ils vont tenter d'intercepter nos deux autres forces. L'une, la moins fournie, restera près de la porte et repoussera les assauts, épaulant ainsi les soldats sur la muraille. Enfin, la troupe la plus importante forcera le passage pour se rendre aux cantonnements. Le but sera aussi de protéger leur retour pour les deux troupes qui resteront ici.

- Le colonel Bradley mènera cette attaque, intervint Sir Lawrence. Le major Evans aura le commandement pour les hommes restant à la Résidence, muraille et porte. Lieutenant Robinson, Capitaine Randall, Capitaine Anderson, vous vous répartirez sur les murailles et serez chargés d'encadrer les hommes et de diriger les opérations sur ces points-là. Nous laisserons quelques soldats sur la muraille est, plus à titre de surveillance. Le gros des troupes sur les murailles sera concentré à l'ouest et au nord.

Les trois hommes hochèrent la tête. Arthur et Alex fixaient le plan.

- Des questions, Messieurs ? demanda le colonel Bradley.

Le capitaine Anderson se fit préciser quelques petits détails, puis Sir Lawrence dit :

- Parfait. Allez vous préparer. Nous comptons faire cette sortie dans moins de deux heures.

Alex n'eut pas le temps de repasser à la Résidence pour voir si Luna et les siens étaient bien installés et en sécurité. Il s'était vu attribuer le poste près de la porte de la Gomti. Il se dirigea aussitôt vers les murailles pour évaluer avec Anderson comment répartir les hommes. Puis Evans leur confia à tous les deux une escouade de soldats. Parmi eux, Alex nota qu'il y avait des cipayes : ainsi, tous les soldats indigènes n'avaient pas rejoint les rangs des rebelles et il trouva là un signe plutôt encourageant. De ce que Bradley leur avait communiqué, les troupes combattantes s'élevaient à plus de mille six cents soldats, en incluant tous les corps d'armée, que ce soient les hommes du 72ème régiment d'infanterie que le colonel commandait, les cipayes loyaux et les défenseurs de la Résidence commandés par Evans. Nagib et Alex étaient placés sous les ordres de ce dernier.

L'attaque débuta de façon organisée et bien menée. La surprise joua à plein face aux rebelles qui prenaient position autour des murailles. Les tirs nourris des soldats les empêchèrent de gêner la sortie des troupes et le régiment put aisément gagner l'Iron Bridge et s'engager sur la route menant aux cantonnements. Les rebelles qui s'y trouvaient encore en nombre furent contraints de quitter les lieux sans pour autant parvenir à rejoindre ceux qui se trouvaient déjà en ville : c'était aussi un des objectifs du colonel Bradley : empêcher la jonction entre les cipayes et les fauteurs de trouble de la ville. Mais ces mutins, bien armés, allaient rejoindre ceux de Delhi et leur apporter alors un soutien non négligeable dans la prise de la ville. D'autres allaient se regrouper à Nawabganj, à une vingtaine de miles de Lucknow, et former déjà l'embryon de ce qui serait la force armée d'un des meneurs de la révolte à Oudh, le maulvi de Faizabad.

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