Il n'y avait pas, parmi les réfugiés de la Résidence, de prêtre catholique, mais un pasteur. Ce fut lui qui maria Alex et Luna, en toute fin de journée, trois jours après l'entretien que la jeune femme avait eu avec Lady Honoria et deux jours après celui qu'Alex avait eu avec Sir Lawrence et Arthur. Sophie avait accepté avec joie d'être l'autre témoin de Luna.

Il était impossible de confectionner la moindre robe de mariée pour Luna, mais Ameera s'employa à la coiffer avec soin, décorant sa chevelure avec des fleurs que la mousson avait fait éclore. Le temple était quasiment en ruines et la cérémonie se déroula à la Résidence. Lady Honoria avait fait organiser la distribution de nourriture pour une fois non dans l'ancienne salle de réception, mais au-dehors et la pièce avait été décorée depuis la veille par Anita et Satya, aidées de Brenda. Cette dernière se réjouissait du mariage et sourit ce jour-là pour la première fois depuis la mort de sa mère.

Il y avait déjà eu deux mariages depuis le début du siège, et plusieurs baptêmes selon le rite anglican. Mais c'était la première fois qu'une noce concernait un des officiers. Il y eut donc un certain nombre de personnes à y assister. En plus de Sir Henry Lawrence et de son épouse, le major Evans et tous les capitaines et lieutenants furent présents. Seul le colonel Bradley était absent pour qu'il reste au moins un officier supérieur à assurer la veille, mais il avait adressé des vœux très chaleureux à Alex et Luna et ne manquerait pas de les féliciter à la première occasion. L'autre absent était le capitaine Anderson qui avait succombé à ses blessures.

Outre les officiers, on comptait aussi parmi les présents le directeur de l'école de la Martinière, Monsieur Schilling, et quelques familles avec lesquelles Luna s'était liée. Parmi l'assistance se trouvait également Lord Corneley qui était venu plus pour rompre l'oisiveté dans laquelle le siège le maintenait. Il s'ennuyait profondément, mais savait qu'il n'avait pas le choix. Néanmoins, comme il n'était pas patient, il était souvent sujet à des accès de colère et passait ses journées à tourner en rond et à arpenter les jardins quand les risques étaient réduits. Il avait eu quelques difficultés à reconnaître Luna qu'il avait pourtant croisée à de rares occasions, lors des distributions de nourriture. En revanche, il avait parfaitement reconnu Sophie MacLeod et Brenda.

Il se sentait totalement indifférent au sort de Luna Colleens, ne se doutait même pas qu'il avait pu jouer un petit rôle dans ce second mariage, en apportant avec lui la nouvelle de la mort de Russell Colleens. Il n'avait trouvé d'intérêt à fréquenter celui-ci que parce qu'il connaissait un peu son père et qu'ils possédaient une fortune équivalente. Il avait vite saisi que Russell était quelqu'un de profondément ennuyeux, sans comprendre qu'il l'était lui-même tout autant. En revanche, il n'avait pas été effleuré par le moindre soupçon concernant son mode de vie.

La cérémonie fut assez brève, mais Luna allait la vivre intensément. Contrairement à la noce fastueuse à laquelle elle avait eu droit en Angleterre, elle apprécia chaque petit geste et chaque petite attention, dans leur simplicité-même. Elle était heureuse aussi, d'épouser Alex en étant entourée par des gens qui comptaient pour elle, bien plus que la foule fortunée qui se trouvait présente dans la grande propriété de Lord Colleens. Et parmi toutes ces personnes venait en tout premier lieu son grand-père.

Ce fut lui qui la mena à l'autel, improvisé à partir d'un guéridon ayant échappé par miracle à l'effondrement d'un pan de mur. Alex se trouvait déjà là, il avait revêtu son costume d'officier. Nagib était parvenu à lui trouver une chemise propre, ce qui était un vrai luxe. Quant à Don Felipe, malgré des vêtements un peu fatigués, il avait une telle prestance et une telle fierté que l'on comprenait sans peine toute la joie qu'il ressentait en cette journée.

Nagib, Ameera et Satya assistèrent aussi à la cérémonie, se tenant un peu en retrait, du fait de leurs confessions différentes. Nagib se sentait cependant fier pour Alex de par la présence de Sir Lawrence aux côtés de son ami.

La veille de la cérémonie, Don Felipe s'était entretenu un moment avec Alex, mais Luna allait ignorer jusqu'à cet instant de quoi il avait été question entre eux deux. Ce ne fut qu'en découvrant l'anneau qu'Alex glissa à son doigt qu'elle comprit que son grand-père avait donné à Alex celui qu'il avait lui-même glissé au doigt de son épouse, près de cinquante ans plus tôt. Reconnaissant le bijou, elle tourna la tête vers lui et son sourire lui fit monter des larmes aux yeux. Elle se retourna alors vers Alex qui lui souriait pareillement. Cette complicité entre les deux hommes qu'elle chérissait par-dessus tout lui alla droit au cœur et quand Alex l'embrassa, elle lui répondit avec ferveur, autant par joie que par volonté de masquer son émotion.

Il n'y eut pas de festin, ni même de vin d'honneur, mais Lady Honoria avait veillé à pouvoir proposer une tasse de thé à chacun des participants, et Sir Lawrence avait sorti deux bouteilles de whisky de sa réserve. Alex n'en but qu'une goutte et eut une pensée pour William à cet instant.

Sophie était restée assise tout le temps de la cérémonie ou presque, ne se levant que lorsqu'il le fallait. Elle serra avec chaleur les mains de Luna lorsque celle-ci s'approcha d'elle, après avoir remercié Lady Honoria et Sir Henry pour leurs attentions.

- Luna, dit Sophie, je suis si heureuse pour vous... Vous aviez été présente pour mon mariage et si William n'était pas là pour être aux côtés d'Alex, j'ai pu l'être pour vous. Je suis certaine que c'est un bon signe, n'est-ce pas ?

- Je le crois aussi, Sophie. Je suis sûre que William est vivant et qu'il met tout en œuvre pour vous retrouver.

- S'il veut être avec moi pour la naissance, il a intérêt à se dépêcher, dit Sophie en riant.

Cette joie faisait plaisir à voir et Luna ressentit une bouffée d'espérance. Si Sophie gardait espoir, tous devaient le faire aussi. Un jour viendrait où une armée britannique les délivrerait, Alex en était certain, de même que Sir Lawrence et beaucoup d'hommes qui se battaient pour tenir la Résidence et protéger tous ceux qui y avaient trouvé refuge. Et William serait parmi eux, à n'en pas douter.

**

Le soir était tombé, la pluie avait repris et chacun avait regagné bien vite son abri. Pour une rare fois au cours du siège de la Résidence, Alex allait retrouver sa chambre et son lit, pour cette nuit. Luna ignorait comment les uns et les autres s'étaient débrouillés, toujours fut-il qu'on leur laissa la pièce pour eux seuls ce soir-là. Myriam dormit cependant avec eux, car Luna devait la nourrir au moins une fois au cours de la nuit et au petit matin également.

Ce cadeau de ses proches était pour Luna un des plus précieux qu'elle pouvait recevoir et elle était bien décidée à profiter de cette nuit et de ces heures avec Alex. Ameera l'avait cependant accompagnée alors qu'Alex parlait encore un moment avec Don Felipe et Sir Lawrence. L'Indienne était en train de coiffer la jeune femme, après avoir retiré les fleurs de ses cheveux. Luna se souvint un instant qu'elle avait fait de même le soir de son premier mariage, ignorant cependant que sa jeune maîtresse passerait la nuit seule et ce, jusqu'à ce qu'elles reviennent à Lucknow, jusqu'à ce qu'elle revoie le capitaine Randall, celui auquel elle était réellement destinée.

La voix d'Ameera s'éleva doucement, berçant encore Luna comme elle le faisait toujours. Rares avaient été les soirs où elle n'avait pas pris soin, ainsi, de sa jeune protégée. Mais ce soir était particulier, même aux yeux d'Ameera, et quand bien même Luna avait déjà partagé bien des nuits avec Alex. Maintenant Alex était son mari et elle portait son nom. Et pour Ameera, c'était simplement le signe que les choses rentraient dans l'ordre.

- Shiva a veillé sur vous, Luna, dit-elle, interrompant un instant sa chanson pour la reprendre aussitôt. Shiva veille toujours sur vous. Et la luna aussi...

La jeune femme tourna machinalement la tête vers la fenêtre, mais le ciel était noir et lourd de nuages. La lune ne se montrerait pas ce soir. Puis Myriam émit un petit bruit, bougea et se réveilla.

- Elle va avoir faim, dit Ameera en souriant.

- Je vais la nourrir maintenant, dit Luna.

Ameera s'était levée avant sa maîtresse et s'approchait déjà du berceau. Elle prit la petite fille dans ses bras, la changea, puis l'apporta à sa mère. Elle eut un dernier geste pour Luna, en prenant sa tête entre ses mains et en déposant un baiser sur son front.

- Dormez bien. Cette nuit est pour vous.

Luna lui sourit en retour, puis s'occupa de sa fille qui réclamait son dû.

Et ce fut ainsi qu'Alex la trouva quand il entra dans la chambre.

**

Luna était assise dans le fauteuil, Myriam dans les bras. La petite fille tétait encore. En entendant la porte s'ouvrir, Luna avait levé les yeux et son regard croisa celui d'Alex, ému. Il ne se lassait pas du spectacle de voir Luna nourrir leur fille et il en profitait à chaque occasion qui lui était donnée.

Il s'assit sur le lit, face à elles, et les contempla avec tendresse. L'anneau qu'il avait passé au doigt de Luna brillait doucement. La chaude moiteur de ce soir de mousson les enveloppait dans un abri fragile et nébuleux, et Alex eut le sentiment d'un calme étrange, comme si tout s'était suspendu autour d'eux. Il n'y avait plus le fracas des combats, ni les claquements sporadiques de tirs de fusils. Au-dehors, dans les jardins, le calme régnait.

Myriam émit un petit bruit qu'Alex trouva adorable et elle relâcha le téton de sa mère, repue. Au moins, elle, elle mangeait à sa faim. Elle s'était endormie et Luna n'eut pas besoin de la bercer. Elle se leva et la coucha dans son berceau, refermant soigneusement la moustiquaire au-dessus d'elle. Sans bruit, Alex s'approcha et l'enlaça alors qu'elle était encore penchée. Luna n'avait pas rajusté son sari et le pan ouvert dévoilait son sein blanc. La main d'Alex s'y posa avec douceur. Il ferma les yeux de bonheur à la sentir si proche et si vivante, si nourricière aussi.

Un instant, Luna ne bougea pas, ferma les yeux pour savourer elle aussi la présence d'Alex. Son cœur battait un peu vite, d'émotion à être sa femme, mais aussi de désir à l'être désormais totalement. Elle se redressa lentement et se tourna vers lui, entoura son cou de ses bras alors qu'il refermait son étreinte autour de ses reins. Leurs lèvres se trouvèrent naturellement, pour un long baiser. Puis Alex appuya son front contre celui de Luna, plongeant son regard plus sombre dans les perles noires qui brillaient d'un éclat nouveau. Il eut le sentiment qu'à cet instant, Luna avait tout oublié de leurs conditions de survie et que, pour elle, Myriam et lui seul comptaient.

Avec tendresse, il lui retira son vêtement et elle entreprit de le dévêtir à son tour, savourant chaque caresse qu'elle pouvait lui donner. Le lit les accueillit et, durant quelques heures, Alex lui-même oublia tout ce qui n'était pas elle.

**

Les yeux ouverts, Luna fixait la nuit. Les nuages lourds de pluie s'étaient effilochés, crevant leur lourde cargaison sur les reliefs. Un fin croissant de lune se laissait deviner et cela la rendit heureuse. Elle eut une pensée pour sa mère et se dit, une fois de plus, qu'elle avait bien choisi son prénom, que la lune lui offrait encore sa protection, comme Ameera le lui avait rappelé.

Elle reposait, étendue, sur le corps chaud d'Alex. Elle entendait son cœur battre régulièrement, au même rythme que la respiration de Myriam. Il était tôt, encore, et la petite fille ne réclamerait pas à boire avant une poignée d'heures. Sans bouger, elle leva les yeux vers le visage d'Alex. Il dormait profondément. Elle le regarda longuement. Puis tout lui revint en mémoire.

Ce premier jour où elle l'avait vu, à la Casa de los Naranjos, en compagnie de Sonya et Philip Randall. Elle s'étonnait d'avoir si bien gardé en mémoire le visage de son père, alors qu'elle l'avait très peu vu. Peut-être, malgré leurs différences, lui évoquait-il son propre père, Marcos.

Et puis ces journées passées à bord du bateau, durant lesquelles, avec une patience infinie, il lui apprenait des rudiments d'anglais. Et ce dernier regard qu'ils avaient échangé, alors que sa tante Julia adressait ses remerciements et ses adieux à Sonya Randall.

Un instant, elle ferma les yeux, car les moments à venir étaient plus émouvants et plus forts encore. Ce jour où ils s'étaient revus, au bal, le regard d'Alex quand ils avaient dansé ensemble. Ses mots évocateurs du Pendjab qui l'emportaient à nouveau, déjà, vers son pays, vers Lucknow. Pourquoi n'avait-elle pas compris, ce jour-là, qu'elle l'aimait ? Qu'elle l'aimait déjà ? Qu'elle l'aimait si fort ?

Leur premier baiser, le parfum des orangers dont elle gardait si prégnant le souvenir, cette lune presque ronde qui avait éclairé leur première nuit, le regard d'Alex quand il l'aimait… lui aussi, si fort.

Inconsciemment, elle se serra plus contre lui et sa main caressa son torse, jusqu'à descendre le long de son bras et venir chercher la main d'Alex. Les doigts du jeune homme s'ouvrirent sous les siens et les enlacèrent. Mais cela ne l'avait pas réveillé et Luna sourit à penser qu'ils étaient si liés, qu'ils se connaissaient désormais si bien qu'ils pouvaient être à l'unisson l'un de l'autre, même dans le sommeil.

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Ce chapitre est le dernier que je poste avant quelques jours de vacances. Vous pourrez découvrir la suite en fin de semaine prochaine. D'ici là, bonnes lectures ailleurs et portez-vous bien !