Chapitre 53 : Le service aux Indes réserve bien des surprises
Si les pluies décrurent à partir de septembre, cela relança aussi les attaques contre la Résidence. Après trois mois de siège, les réfugiés étaient épuisés, sous-alimentés et peu enclins à l'espoir. Pourtant, le courage sans faille des officiers, la pugnacité des soldats, le réconfort que les civils pouvaient apporter leur permirent à tous de tenir.
Septembre n'apporta guère de changements dans le quotidien des réfugiés. Les combats s'étaient même intensifiés pour culminer de violence durant la semaine du 14. Les réfugiés de Lucknow l'ignoraient, mais l'avancée des troupes britanniques qui, après avoir repris Delhi, marchaient désormais vers Kanpur et Lucknow, avait aussi renforcé les combattants d'Oudh en nombre et en armes. Les cipayes rebelles se repliaient ainsi sur les provinces du nord. Les combats furent très violents à Kanpur comme à Lucknow, les troupes britanniques durent s'y employer à deux reprises pour reprendre la ville martyre avant de pouvoir s'engager résolument sur la route de Lucknow, pourtant proche.
Les conditions de vie devenaient cependant de plus en plus difficiles parmi les réfugiés. Les femmes flottaient dans leurs habits, la plupart n'ayant pu se résoudre à abandonner leurs robes à la mode anglaise ; même Luna ou Ameera, dans leurs saris, ne parvenaient plus à ajuster correctement leurs vêtements. Seule Sophie laissait voir ses rondeurs, mais son visage s'était lui aussi émacié. Elle gardait courage cependant et suscitait l'admiration de nombreuses personnes de leur entourage, même si elle ne voyait pas beaucoup de monde au fil des journées : elle demeurait le plus souvent dans la chambre.
La mousson commençait à s'estomper, les pluies étaient moins fréquentes, mais toujours violentes. La chaleur était cependant encore élevée, ce qui rendait les conditions de vie plus difficiles à supporter, surtout dans l'ancien palais de la Bégum où les familles s'entassaient toujours. Le nombre important de morts parmi les civils comme parmi les militaires avait cependant offert un avantage macabre et parfois douloureux à supporter : la promiscuité était moindre qu'en début de siège. Les portions de nourriture n'avaient pas été augmentées pour autant, hormis pour certaines personnes : les enfants et les femmes allaitantes. Luna en faisait partie, mais elle redistribuait son petit surplus à tous les siens.
Le 18 septembre, un court répit s'offrit aux assiégés : une éclipse totale allait balayer le ciel indien et les combattants, rebelles comme britanniques, cessèrent le combat durant quelques heures. Mais l'éclipse, Sophie n'allait pas en profiter. Seule Luna, par intermittence, assisterait au phénomène. Car la jeune épouse de William MacLeod entra en travail dès la veille au soir. Les combats des jours précédents avaient été intenses et violents, les soldats étaient épuisés. Alex lui-même n'avait pris qu'un court repos de quelques heures, dans son propre lit. Même s'il dormait la plupart du temps dans le baraquement où Nagib avait sa chambre - qu'ils partageaient ainsi tous deux avec Pedro -, il avait ressenti le besoin, au cours de ces rudes journées de septembre, d'être plus au calme pour mieux récupérer.
Il avait rejoint la Résidence en début de nuit, le 17 septembre. Luna ne dormait pas, elle allaitait Myriam pour sa dernière tétée de la journée. Don Felipe était déjà endormi, sur un des lits bas installés dans la chambre. Ameera veillait encore, prête à aider sa jeune maîtresse. Dans la pièce voisine, Brenda, Sophie et Satya s'étaient endormies et n'entendirent pas Alex entrer. Il se fit de toute façon discret, n'échangeant que quelques mots à voix basse avec Luna et Ameera. Cette dernière, le voyant si épuisé, proposa d'aller lui chercher un bouillon ou du thé. Il accepta, mais quand elle revint, il s'était déjà endormi.
Luna en avait terminé avec Myriam, elle la changeait et la couchait, quand Ameera revint. Elle déposa la nourriture sur la commode et aida sa maîtresse. Puis toutes deux se couchèrent et s'endormirent bien vite, Luna profitant aussi de la présence d'Alex à ses côtés. Même s'ils s'étaient octroyé quelques moments de repos ensemble, depuis leur mariage, ils n'avaient pu faire l'amour. Parfois, cela manquait à Luna, mais leurs conditions de vie prenaient le pas sur toutes considérations intimes et l'essentiel pour elle était qu'Alex était toujours vivant et avait échappé aux blessures et à l'épidémie de choléra. Tant qu'il en serait ainsi, elle savait qu'elle-même pourrait tout supporter.
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Ce fut Satya qui vint réveiller Ameera. Entendant du bruit, Alex se réveilla aussi. Il crut un moment qu'une attaque s'était déclenchée, mais il comprit bien vite qu'il n'en était rien : la nuit était calme, troublée seulement par le bruit lent des gouttes de pluie tombant du rebord de la terrasse. Luna dormait et il se leva avec précaution.
- C'est Madame Sophie, souffla Satya. Je crois que le bébé va naître... Elle est réveillée et elle a très mal. Miss Brenda dort encore.
- Je vais aller chercher le docteur Fayrer, dit Alex. Essayez de réveiller Brenda et de lui dire de s'installer avec Luna. Ameera, viens avec moi. On va prévenir aussi Lady Honoria. Il vous faut de l'eau chaude et des linges propres.
A ce moment-là, la voix de Don Felipe se fit entendre :
- Que se passe-t-il ?
Il avait parlé bas. Il avait été réveillé par le murmure des voix, son sommeil étant de toute façon léger. En quelques mots, Ameera le mit au courant.
- Luna dort encore ?
- Oui, répondit Alex. Inutile de la réveiller trop tôt. Tant que Sophie peut tenir...
Les deux Indiennes acquiescèrent et Ameera suivit bien vite Alex. Alors que celle-ci se dirigeait vers les appartements de Lady Honoria et de Sir Henry, le jeune homme quitta la Résidence, traversa les jardins sous une pluie assez soutenue et alla frapper à la porte de la maison du docteur Fayrer. De nombreux malades et blessés s'y trouvaient encore. Ce fut Bethia Fayrer qui lui ouvrit et elle s'inquiéta aussitôt de sa venue.
- Capitaine Randall ?
- Excusez-moi de vous réveiller en pleine nuit, Madame, mais Madame MacLeod est entrée en travail. Votre mari est-il là ?
- Il passe la nuit à l'hôpital. Il y a de nombreux blessés à veiller. Moi-même, je demeure ici...
- Je comprends. Je vais aller le voir et nous aviserons. Je pense qu'il n'y a pas urgence pour le moment...
Bethia Fayrer sourit, légèrement amusée. Alex ne releva pas : l'épouse du docteur ignorait qu'il avait déjà assisté à des accouchements et secondé le médecin. Il était capable d'évaluer les choses. Et même s'il était absent pour la naissance de Myriam, il savait aussi que sa fille avait mis plusieurs heures à naître. Il salua donc Bethia Fayrer, puis se dirigea vers l'hôpital, situé près de la muraille nord, à droite de la porte de la Gomti.
Il y arriva trempé, le docteur Fayrer lui ouvrit bien vite. Alex lui expliqua rapidement ce qu'il en était. Le médecin était ennuyé car il devait veiller sur plusieurs blessés dont l'état demandait sa présence constante. Alex se fit rassurant :
- Le travail vient de commencer. Ameera et Satya sont avec Madame MacLeod, elles ont déjà fait naître plusieurs enfants, dont ma fille. Vous pouvez ne venir que dans la matinée, je pense. Et j'ai moi-même aidé lors d'accouchements.
- Bien, Capitaine... En d'autres circonstances, j'aurais dit que le service aux Indes réserve bien des surprises, mais je crois qu'il n'y a plus grand chose à pouvoir me surprendre ici...
Alex sourit en réponse et prit congé bien vite. Il retraversa les jardins et, en entrant dans la Résidence, il croisa Lady Honoria et Anita portant déjà une bassine et des linges. Malgré un réveil en pleine nuit, Lady Honoria était toujours aussi élégante. Alex se fit la réflexion que son attitude avait quelque chose de rassurant et d'encourageant pour tous ceux qui avaient trouvé refuge auprès d'elle. Il les aida et ils gagnèrent l'étage.
Le calme ne régnait plus dans les deux chambres et une famille voisine était également réveillée. La femme était venue voir si elle pouvait aider, mais Lady Honoria comprit bien vite qu'il était inutile d'être trop nombreux et elle fit regagner aimablement, mais fermement, leurs appartements aux curieux.
Pour faciliter le travail de tous, il fut décidé d'installer Sophie dans la grande chambre. Le lit était plus large, plus haut et la pièce plus spacieuse. Il serait plus aisé aux femmes qui allaient l'accompagner au cours des heures à venir de circuler dans la pièce.
Don Felipe s'installa avec Brenda dans la petite chambre, tenant compagnie à la jeune adolescente, à la fois émerveillée et effrayée par ce qui se passait, d'autant qu'elle avait vu le visage inquiet et tendu de sa sœur. Mais Sophie lui avait pris les mains et l'avait rassurée du mieux possible :
- Chère Brenda, ne t'inquiète pas de moi. Je suis solide et courageuse. Mon bébé a déjà vécu bien des aléas au cours des mois passés. Alex et Sir Henry sont certains qu'on viendra nous délivrer et moi, je suis certaine que William sera parmi nos libérateurs. Je veux lui faire un beau bébé. Crois-moi, je serai forte. Tu dois l'être aussi.
Brenda avait hoché la tête et laissé partir sa sœur dans la pièce voisine. Elle s'assit sur le bord du lit, les mains et les genoux tremblants. Don Felipe allait avoir bien du mal, au cours des heures suivantes, à lui faire desserrer ses doigts crispés.
Alex s'installa avec eux, du moins pour la fin de la nuit. Le berceau de Myriam avait aussi été déplacé dans la petite chambre, mais tant que la petite fille dormait, Brenda ne put se changer les idées en s'en occupant. Lady Honoria, Ameera, Satya et Luna demeurèrent avec Sophie.
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