Chapitre 68 : Retrouver nos épouses en héros
Une grande partie de Lucknow avait été touchée par les combats, et notamment tout le sud et l'est de la ville, là où les armées d'Havelock et d'Outram étaient passées. Plusieurs palais avaient été détruits, et pas uniquement ceux entourant la Résidence. De celle-ci, il ne restait que des murs éventrés, des bâtiments menaçant de s'effondrer. La population avait aussi fortement subi cette année de guerre, entre les exactions d'un camp, puis les excès de l'autre.
A la fin du mois et avant de rejoindre Calcutta, Alex se rendit à la Casa de los Naranjos. Elle était située à l'ouest de la ville, bien au-delà des alentours de la Résidence qui avaient été touchés par les combats. En sillonnant cette partie de la ville pour assurer une surveillance - et limiter autant que possible les actes de vengeance arbitraires - Alex put constater que les combats ne s'étaient pas étendus au-delà des premiers faubourgs. Il espérait donc que la maison de Don Felipe avait été épargnée.
Seul Nagib et quelques soldats faisant figure d'escorte l'accompagnaient. Dans tout le quartier, un calme étrange régnait. Les autres propriétés qu'ils longèrent avant d'arriver à la maison étaient inhabitées. Plusieurs avaient été pillées ou avaient subi des dommages : incendies ou tentatives d'incendie, destructions de bâtiments annexes, dégradations diverses.
Ils arrivèrent enfin à la Casa de los Naranjos. Le grand portail en était toujours soigneusement fermé, mais Alex se douta qu'il avait été forcé. Il remplissait cependant toujours son office, du moins ce fut sa première impression. Nagib descendit de cheval et s'approcha, puis se tourna vers Alex :
- Le portail a été endommagé, je pense qu'ils sont parvenus à l'ouvrir. Mais il a été réparé. Et surtout, il est à nouveau fermé. La racaille qui a participé aux pillages n'aurait pas pris la peine de le refermer, c'est étrange, mon frère.
Resté en selle, Alex hocha simplement la tête. Son regard fit le tour du voisinage. Il finit par dire :
- On va passer par les jardins, en longeant la Gomti. Mais on descendra de cheval avant d'approcher de la propriété : il est possible que quelqu'un s'y trouve, et il ne faudrait pas qu'on nous tire dessus.
- Nous n'avons pas trop l'air de pillards, Capitaine, fit remarquer un des soldats qui l'escortaient.
- C'est vrai, répondit-il. Mais si ce que je soupçonne est possible, il vaut mieux être prudents jusqu'à ce qu'on nous identifie avec certitude. Allons.
Il mena sans plus attendre Kashmir sur la route qui longeait le mur d'enceinte, avant de bifurquer pour rejoindre la rivière, sur la gauche. Après un détour, ils parvinrent à la limite des jardins. Alex laissa là son escorte, puis, tenant Kashmir par la bride, il s'approcha de la maison avec Nagib qui faisait de même.
- Il y a quelqu'un, dit Nagib. La cour a été balayée. Et il y a...
Il fit le simple geste de renifler dans l'air. Alex lui jeta un coup d'œil et comprit : lui aussi percevait une légère odeur de cuisine.
- Garde Kashmir, je vais entrer.
Sans attendre la réponse de Nagib, Alex monta lentement les marches, puis il pénétra dans la vaste entrée. Là, il appela et déclina son identité :
- Je suis le Capitaine Randall. Qui que vous soyez, faites-vous connaître. Je ne viens pas en ennemi.
Il crut percevoir un bruit furtif. Il traversa l'entrée et gagna le grand patio. Là, ce fut un léger mouvement sur sa droite, puis une ombre se dessina lentement par la porte menant aux pièces principales de la maison. L'ombre ne bougea pas, mais une voix timide demanda :
- Sahib Capitaine ? C'est bien vous ?
- Oui, dit-il avec assurance. C'est bien moi.
L'ombre s'avança plus nettement, dans la lumière. Le regard de l'homme était toujours inquiet, ses yeux cherchaient à voir au-delà d'Alex. Ce dernier s'approcha et lui tendit les mains, que le serviteur s'empressa de prendre :
- Sahib Capitaine... Je suis heureux de vous savoir en vie. Avez-vous des nouvelles de Don Felipe ?
- Moi aussi, je suis heureux de vous revoir, Hamid. Don Felipe se trouve en sécurité à Calcutta, avec Dona Luna, Pedro, Ameera et Satya. Ainsi que Madame MacLeod et sa jeune sœur. Ils y ont retrouvé Rodrigo et sa femme. Tout le monde va bien.
Il vit le visage du serviteur se détendre, ses yeux se plissèrent légèrement. Il retira lentement ses mains de celles d'Alex et sourit :
- Allah est grand. Il a veillé sur vous tous.
Alex acquiesça, puis demanda :
- Etes-vous seul ici ?
- Non, je suis revenu avec mon épouse. Nous étions retournés dans mon village, comme Don Felipe nous l'avait demandé. Nous y sommes restés jusqu'à ces derniers jours. Puis nous avons entendu dire que les rebelles avaient fui Lucknow, que les soldats britanniques en avaient repris le contrôle. J'ai attendu d'avoir d'autres rumeurs, puis nous sommes venus. Et nous avons décidé de tout remettre en état...
- La maison... ? demanda Alex sans pouvoir terminer sa phrase.
- A été pillée. Mais il n'y a pas eu de destructions. Enfin, pas beaucoup. Ils ont volé ce qu'ils pouvaient emporter. Ils n'ont pas cherché à incendier. Ma femme m'a dit qu'il fallait qu'on nettoie et qu'on range, pour que Don Felipe retrouve tout en ordre.
- C'est une sage décision, sourit Alex, soulagé que les dégâts causés par la racaille de la ville aient été limités. Je ne sais pas quand Don Felipe va revenir. Mais vous pouvez vous faire aider, faire revenir les autres serviteurs. Il n'y a plus de danger désormais.
- Vous êtes sûrs ?
- Certain. Sinon, je vous aurais enjoints à retourner dans votre village et à attendre encore. Je vais moi-même partir prochainement pour Calcutta. J'espère pouvoir revenir assez vite et continuer à œuvrer ici. Et ramener Don Felipe et tous les siens.
Hamid sourit :
- Alors, c'est une bonne nouvelle. Vous lui direz que nous l'attendons.
- Je n'y manquerai pas. Il sera très heureux de vous savoir en vie.
- Merci, Sahib. Revenez-nous avec eux tous.
Alex allait le saluer, mais l'homme ajouta :
- Sahib... Comment va la petite Myriam ?
- Elle va très bien, sourit-il. J'ai hâte de la revoir. Nous étions réfugiés dans la Résidence et nous en avons tous été évacués en novembre. Je suis resté ici, pour participer à la reprise de la ville, alors que tout le monde était conduit à Calcutta. Je n'ai pas vu Dona Luna et Myriam depuis ce temps.
- Alors, nous prierons aussi pour elles, pour que vous les retrouviez vite.
- Merci, Hamid. Prenez soin de vous, et de votre femme. Et faites au mieux ici. Je vous fais confiance.
Hamid s'inclina, Alex lui rendit son salut et tourna les talons.
**
- Je crois que c'est amplement mérité.
William se tourna légèrement vers Alex. Ils faisaient face à Sir Lawrence. D'autres officiers se trouvaient à leurs côtés et venaient d'être passés en revue par l'ancien gouverneur d'Oudh.
- Vraiment ? fit William en regardant l'insigne qui ornait désormais sa veste.
- Oui, vraiment, précisa Sir Lawrence. Même si j'ai ouï dire que vous auriez aimé être décoré par notre regretté Général Nicholson...
- J'avais dit ça, moi ?
- Ou quelque chose du même genre, fit Alex : Capitaine sous Sir Lawrence, Major sous le Général Nicholson... et que tu finirais colonel d'ici peu.
- Et c'est bien le cas, William ! rit doucement Sir Lawrence. La charge des Highlanders à travers les rues de Lucknow restera dans les mémoires. De même qu'elle fut menée avec courage et réussite par un officier exceptionnel. Mais il est un autre officier qu'il me faut encore décorer. Capitaine Randall ?
- Monsieur ? fit Alex avec humilité.
- Le titre de Major vous revient de droit. Votre vaillance sur les murailles, votre courage et votre mesure dans la reconquête de la ville seront à donner en exemple. Vous avez à l'esprit un souci de justice qui vous honore et qui devrait toujours guider chacun d'entre nous.
- Merci, Monsieur, répondit Alex. Je crois que j'ai eu, durant de longs mois, un bel exemple à suivre avec vous.
Après la remise de leurs nouveaux insignes, la sonnerie militaire retentit, suivie par un air joué par Sammy, le cornemuseur du régiment MacLeod. Beaucoup dans l'assistance sourirent et une fois l'air terminé, les applaudissements et les cris de félicitations retentirent, poussés en premier par d'anciens élèves de la Martinière qui avaient intégré le régiment au cours des derniers mois.
William posa sa main sur l'épaule d'Alex :
- Nous allons retrouver nos épouses en héros, Alex.
- Ma foi... Je crois que l'essentiel sera de les retrouver tout court.
La cérémonie précédait en effet de quelques jours leur départ pour Calcutta. Après des mois de combat et de résistance, sans oublier la période précédant le soulèvement au cours de laquelle Alex avait œuvré sans relâche, le jeune homme n'était pas fâché de pouvoir disposer d'une permission de deux mois qui allait lui permettre de gagner Calcutta, d'y retrouver les siens, puis de les ramener à Lucknow.
**
Ils leur tardaient d'arriver. Ils avaient quitté Lucknow et le camp d'Alam Bagh au début du mois d'avril. Alex voyageait avec William et quelques hommes de son régiment. Nagib était demeuré à Lucknow, assurant à Alex qu'il participerait à la sécurité de la Casa de los Naranjos. Si les risques de pillage s'éloignaient, d'autant qu'Hamid avait pu faire revenir quelques autres serviteurs, il ne fallait pas non plus maintenant que des troupes britanniques s'en prennent à eux, sous prétexte qu'ils occupaient la propriété d'Européens.
Au cours des premiers mois de l'année, ils avaient pu recevoir régulièrement des nouvelles de Luna et de Sophie, et leur en envoyer. Mais elles ignoraient qu'ils avaient enfin été autorisés à quitter Lucknow pour les rejoindre. Si William avait demandé à rester en poste à Lucknow, à ce que son régiment y demeure pour assurer la sécurité dans la ville et dans l'Etat d'Oudh, Alex, quant à lui, espérait pouvoir participer à la nouvelle administration qui allait se mettre en place et qui était déjà en usage dans d'autres régions des Indes, là où la rébellion ne s'était pas étendue ou là où elle avait été matée depuis plusieurs mois.
Cela faisait près de dix jours qu'ils étaient partis. La chaleur n'était pas encore trop intense, toutefois, on sentait bien que la saison chaude précédant la mousson approchait. Alex comptait ramener Luna et les siens à la Casa de los Naranjos avant qu'il ne devienne trop pénible de voyager. Il pensait surtout à Myriam.
Il était impatient de les revoir. Cinq mois avaient passé depuis qu'ils s'étaient séparés, au-delà des lignes tenues par les Britanniques, au sud du fort d'Alam Bagh, que William et lui avaient pu les accompagner sur la route de Kanpur. Il avait appris que la colonne de réfugiés n'avait pu atteindre la ville qui subissait une tentative de reprise par les mutins, mais qu'ils étaient arrivés sans encombre à Calcutta.
Dans ses lettres, Luna lui parlait beaucoup de Myriam. Elle se tenait assise désormais, trottait aussi à quatre pattes. Peut-être marcherait-elle avant qu'ils ne regagnent Lucknow. Ce ne serait plus un petit bébé qu'il allait retrouver, mais déjà presque une petite fille.
Il avait hâte aussi, de retrouver Luna. De profiter de moments avec elle, de la chérir, l'aimer. Mais aussi de pouvoir vivre un quotidien plus serein que ce qu'ils avaient pu partager, depuis qu'elle était revenue à Lucknow, depuis qu'ils s'étaient revus et s'étaient avoué leur amour.
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