Chapitre 83 : Un lent voyage
Le voyage jusqu'à Bhimtal pour mener Luna, Sophie et leurs enfants y passer la saison chaude et humide fit du bien à Alex. Si, depuis l'annonce du décès de Sir Lawrence, il n'avait pas vraiment levé le pied, il n'avait pas non plus quitté Lucknow, mobilisé pour préparer le dernier hommage à l'ancien gouverneur et général. Il ressentit un vif bien-être à chevaucher à nouveau, à se retrouver loin de la ville. Cela lui changeait les idées et devoir veiller sur Luna, Sophie et les enfants était une tâche différente de celles qu'il accomplissait au quotidien.
William lui avait confié ce qu'il appelait lui-même "ses trésors". Sophie s'était bien plus vite remise de la naissance d'Elisabeth que de celle de Roy. Alex soupçonnait que l'accouchement avait été plus facile, sans oublier qu'elle avait bénéficié de bien meilleures conditions pour mener cette deuxième grossesse. Il voulait que Luna puisse en profiter pareillement et ce séjour à la montagne en faisait partie : là, elle ne souffrirait pas de la chaleur et de l'humidité, tout au plus aurait-elle droit à des averses lors de la mousson. Mais rien de comparable à ce qu'ils connaîtraient dans la plaine.
Les deux étés précédents, ils étaient demeurés à la Casa de los Naranjos. La première année, parce qu'ils venaient tout juste d'y revenir, et l'an passé, parce que Luna ne voulait pas s'éloigner de lui. De plus, Alex estimait que certaines zones n'étaient pas encore totalement sécurisées, même si elles étaient éloignées de Bhimtal et de la route y menant.
Il chevauchait à l'avant de leur petit groupe, composé de deux voitures escortées par plusieurs hommes à cheval. A ses côtés se trouvait Nagib. Arthur Robinson, qui avait demandé à son supérieur la possibilité de les accompagner, chevauchait à hauteur des voitures. Il avait d'autant plus aisément obtenu cette autorisation que son supérieur n'était autre que William. Il devisait tour à tour avec Sonya ou avec Brenda. Alex avait bien remarqué la façon dont la jeune fille le regardait et il savait aussi, pour avoir surpris une conversation entre Luna et Sophie, qu'Arthur était un des rares hommes dont Brenda n'avait pas peur. Lors de cet échange, Sophie racontait à Luna que Brenda n'arrivait pas à cacher sa timidité, voire une certaine réserve, et notamment vis-à-vis d'un capitaine nouvellement arrivé au régiment. Il était venu avec sa femme et leurs trois enfants. Alex avait eu l'occasion de le rencontrer, et il lui avait fait bonne impression. Mais il était aussi la preuve que Brenda restait marquée par l'agression dont elle avait été victime. Quand il y repensait, il serrait les poings de colère et n'était pas fâché que Lord Corneley ait trouvé la mort lors du siège. "Un parasite de moins", pensa-t-il. "Même s'il a eu son utilité... Nous n'aurions appris la mort de Russell Colleens que bien des mois plus tard s'il n'avait été là... Et Luna aurait continué à être inquiète pour Myriam. Maintenant, elle n'a plus ce souci en tête et... Et moi non plus."
Il se tourna légèrement pour voir comment le reste de leur petit groupe avançait. Yussev menait la voiture dans laquelle se trouvait Don Felipe, sa mère, Luna et Ameera. Son regard croisa celui de Luna et elle lui sourit. Sur ses genoux reposait la tête de Myriam. C'était la fin de matinée et la petite fille, sans doute un peu fatiguée d'avoir été levée tôt, s'était endormie, bercée par le rythme lent de la voiture.
Il ressentit un coup au cœur, comme souvent quand il regardait ainsi Luna. Elle était si belle à ses yeux, il l'aimait si fort ! Chaque jour, il profitait de ce bonheur qui lui était donné de l'avoir à ses côtés, de voir grandir leur fille et demain, peut-être, d'avoir un fils. Alors que le regard de Luna s'accrochait encore au sien, dans son esprit se formèrent les mots "Je vous aime".
**
Cela faisait trois jours qu'ils cheminaient ainsi, au pas. Ils en étaient à la moitié du parcours. Luna se sentait un peu rassurée : Alex allait mieux. C'était imperceptible et sans doute n'étaient-ils pas nombreux à être capables de le mesurer : Sonya, Nagib et elle, tout au plus. Il avait été si fermé et si triste depuis l'annonce de la mort de Sir Henry ! Même Myriam ne parvenait pas à le faire sourire. Elle savait qu'il reprendrait le dessus et elle espérait bien que ce petit voyage pour les mener à Bhimtal y contribuerait.
Le voyage se déroulait bien, mais il était temps de quitter la plaine : la chaleur s'y intensifiait jour après jour et dès qu'ils entamèrent l'ascension des premières collines, Luna se sentit mieux. Un air plus frais était apporté tout autant par une altitude encore douce qu'une végétation plus boisée.
Les moments de calme, cependant, étaient rares : les enfants avaient du mal à tenir en place et plus d'une fois, Nagib prit Roy en selle. Le petit garçon en était si fier que Luna soupçonnait qu'il fît un peu exprès. Sophie n'était pas loin de partager son avis. Myriam avait aussi, de temps à autre, le droit de monter devant son père. La première fois qu'Alex la prit avec elle, la jeune femme se revit fuyant la Casa de los Naranjos pour se réfugier à la Résidence, alors qu'Alex tenait leur fille, âgée d'à peine une semaine, tout contre lui. Elle était confiante : pas plus aujourd'hui qu'hier, il ne la lâcherait.
Il fallait aussi s'occuper de la petite Elisabeth, même si cette dernière passait une grande partie du temps à dormir. Ils devaient s'arrêter à chaque fois qu'elle réclamait le sein, pour que Sophie puisse la nourrir confortablement. Ils en profitaient tous pour se dégourdir un peu les jambes, se rafraîchir, voire manger un morceau.
Le lent cahotement de la voiture avait fini par endormir Myriam, la tête posée sur les genoux de sa mère qui glissait ses doigts entre les boucles châtain. Alex cheminait juste devant eux et Luna posait souvent son regard sur son dos, ses épaules. Même s'ils avançaient au pas, elle pouvait voir combien il faisait corps avec Kashmir, le guidant d'un imperceptible mouvement des cuisses ou des mollets. Luna savait que l'étalon avait le pied sûr et qu'il était endurant. Mais elle savait aussi qu'il avait du caractère et qu'il n'accepterait pas n'importe quel cavalier. Alex lui avait raconté, une fois, comment il l'avait choisi.
- Ce n'est pas moi qui l'ai choisi, avait-il répondu à sa question. C'est lui. Certes, quand je l'ai vu dans le pré, il était magnifique. Sa robe noire était lustrée et renvoyait sous le soleil des reflets bleutés. Au premier coup d'œil, je pouvais déjà apprécier sa puissance. Je ne doutais pas qu'il serait endurant. Lorsque j'ai demandé s'il était à vendre, on m'a répondu : "seulement à qui sera capable de l'apprivoiser ! Il a été débourré, mais c'est une sacrée tête de mule !". Comme je pouvais demeurer quelques jours à Karachi, je suis venu chaque jour, j'ai passé un peu de temps d'abord à l'observer, puis il s'est laissé approcher... Ou plutôt devrais-je dire que c'est lui qui m'a approché. Alors, j'ai su qu'une relation de confiance pouvait s'établir. Ce fut seulement au bout de quatre jours que je l'ai sellé. J'ai pris mon temps aussi avant de le monter. Et tout s'est bien passé. Kashmir m'avait accepté.
Luna se souvenait avoir souri. Et depuis, la confiance et le respect qu'Alex et sa monture se vouaient ne s'étaient jamais démentis. Elle aussi faisait confiance à Kashmir. Elle pouvait même dire qu'elle ressentait quelque chose de fort pour le bel étalon, presque comme s'il avait été un ami.
Lorsqu'Alex se retourna, il accrocha son regard et elle se perdit dans ses yeux gris. Elle put y lire les mots muets, ce "je vous aime", aussi sûrement que s'il les avait prononcés à voix haute. Elle lui sourit avec tendresse. Ils demeurèrent quelques instants ainsi, avant qu'Alex ne regarde à nouveau droit devant eux.
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