Alek - 1.2
— Venant de la personne qui n’était pas en service cette nuit, c’est un peu osé Amicia.
Malgré l’altération de sa voix via ses pouvoirs, Alek savait que le ton sarcastique qu’il adoptait serait perçu sans problème par sa partenaire.
Ils étaient tous deux magisters après tout. Il était facile pour eux de converser avec quelqu’un qui n’était pas proche physiquement. Un fait irréel pour nombre de leurs contemporains, une affabulation de cette chose inconcevable dans un monde ou les lettres se voyaient d’ordinaire le seul moyen de porter ses pensées au-delà de sa propre parole.
Alek et Amicia étaient équipiers à leur collège et amis dans la vie. Cette femme du petit peuple avait eu la rare chance de naître dotée de pouvoirs et accepter au même collège dans lequel Alek avait été envoyé. De se retrouver élevé au-dessus d’une existence rimant avec survie dans les lieux les plus pollués d’Aldius.
Enfin si par arraché à sa famille lors de la moisson noire pouvait s’apparenter a une opportunité. Et ceci ne représentait le début de la sélection méticuleuse des « mutants » voyant le jour dans les terres de l’Empire. Amicia ne parlait que rarement de son parcours.
Au fil des années qui les avaient rapprochés, elle s’était montrée aussi bien appliquée que douée et Alek avait au fil du temps développé un grand respect pour elle. Ce qu’elle ne manquait d’ailleurs pas de lui rendre de manière espiègle. Un lien fort avait vu le jour, celui-là même qui joignait deux personnes dont les destinées auraient dû garder éloigner sur des chemins de vies bien différents. Celle de deux âmes promit à des mondes opposés.
— Ah, tu es à vif on dirait.
— Je suis… simplement fatigué, répondit enfin Alek las de sa nuit de labeur. En se concentrant toujours plus, il goûtait maintenant aux songes des occupants de la place.
— La garde ne va pas tarder à lancer sa charge, je le sens dans l’air, fit la magister.
L’interlocutrice d’Alek avait raison, il pouvait le flairer également. Il percevait les chiens et les hommes, emplis d’intentions cruelles et d’une envie de violence imminente.
— Rassure-moi, vous avez au moins vu du monde cette nuit ?
— Si seulement… À part les rats et les chats qui se livraient à leurs jeux funestes, il n’y avait pas âme qui vive.
— Une perte de temps ces filatures, si tu veux mon avis. Ça, ça va te changer en tout cas, on a ici quelque chose d’important, je pense. Allez, dépêche-toi de venir !
Tandis qu’il sentait la présence d’Amicia s’estomper, le quitter en même temps que cette étrange sensation le long de sa nuque, Alek observa à nouveau la foule de manières attentive. Les hommes de la garde recevaient maintenant une véritable pluie de projectiles. Adultes et enfants avaient associé à leurs injures des pavés et briques qui s’abattaient sur les grilles de l’usine ainsi que les individus les gardant.
Bientôt l'un d'eux vint frapper l’un des agents à la tête et l’officier en charge du dispositif saisit immédiatement le sifflet qui pendait à son cou. Le son aigu de l’appareil fit changer l’ambiance des lieux du tout au tout. Les hommes munis de longs fusils tirèrent en l’air pour faire peur à la foule et le bruit de leurs armes résonna dans la place comme pour signifier le début des hostilités.
La ferveur, l’agressivité des ouvriers et enfants furent supplantées par celles des gardes qui se lancèrent à l’assaut de la foule. Ceux de la première ligne, équipés de leurs hauts casques à l’aigle impériale fendaient l’air de leurs matraques, sans distinction et sans prévenir, frappant durement le moindre émeutier ayant le malheur de se trouver sur leur route. Ils marquaient jusqu’au sang leurs pauvres adversaires pourtant armés seulement de projectile de fortunes et de leurs honnêtes revendications.
La masse de personnes si téméraire au début fut bientôt prise de panique face à l’action subite de la garde d’Aldius. Les pancartes et banderoles aux nombreux slogans tels que JUSTICE POUR TOUS s’étaient écrasées sur les pavés foulés aux pieds par les fuyards. Les quelques malheureux qui s’étaient trouvés encore proches des agents impériaux étaient au sol, roués de coups par plusieurs gardes tandis que le reste de la ligne avançait pour libérer la zone.
Une sauvage empoignade naissait dans le plus grand des chaos.
Certaines âmes combatives qui avaient le courage ou la folie de répondre aux attaques voyaient les molosses être lâchés sur eux. Les bêtes qui n’en demandaient pas moins tourmentaient ainsi les émeutiers de leurs puissantes mâchoires, déchirant les habits rapiécés et lacérant les corps.
Tandis que les agents faisaient place nette face à l’usine, Alek quitta sa position d’observateur pour rallier les grilles d’entrée. Deux gardes qui le surveillaient d’un œil mauvais durant sa venue, l’arrêtèrent d’un signe de main.
Ces individus, ces « gardiens d’Aldius » les matraques encore couvertes de sang, stoppèrent Alek en lui réclamant son identité comme si son long manteau noir et or de magister — ou son insigne — n’était pas des preuves suffisantes de sa fonction.
Pendant qu’ils retenaient Alek, ce dernier vit la haute porte des grilles s’ouvrir au loin. Des figures aux tenues délavées presque comparables à celles de la garde y apparurent et l’une d’elles, armée d’un fusil, frappa les corps d’acier du battant.
Au son des barres qui vibraient, les gardes se retournèrent et apercevant les signes des hommes en faction pour enfin laisser Alek progresser. Ces nouveaux combattants, disposés en bon ordre à l’intérieur de l’usine n’avaient rien à voir avec les agents croisés jusque-là. Ils portaient bien sûr des casquettes et protections identiques. Arboraient les mêmes tenues de grosse laine sombre terminées par des ceintures ou baudriers de cuir bien briqués.
Mais la ressemblance s’arrêtait là, car contrairement aux hommes de l’Empereur, ces miliciens étaient habillés dans des tenues plus décorées avec des touches vertes qui ressortaient çà et là. Des signes de couleur qui référaient à la famille des Devràn en étant ici revêtus avec fierté.
Ils étaient équipés d’une pléthore d’armes pouvant aller du sabre, aux pistolets en passant par des fusils aux formes et longueurs diverses. Mais ce qui attira le plus le regard d’Alek fut l’écusson qui siégeait en bonne place sur leurs casquettes. Celui d’un bouclier brodé au fil d’or renfermant en son centre un insigne à tête d’ours. L’emblème de la famille Devràn.
— Bonjour, m’sieur, alors votre nuit fut-elle productive, commença l’un des hommes de la milice à la moustache travaillée et aux épaulettes toutes dorées signifiant son grade élevé.
Sa phrase fut bien sûr accueillie par un rire moqueur de ses soldats.
— Bonjour à vous capitaine, on dirait qu’aujourd’hui vous vous accordez tous pour me tourmenter avec cette futile tâche nocturne.
— Veuillez m’excuser, dit-il dans un grand sourire. C’est que la magister n’a pas manqué de me faire remarquer l’étonnante longueur de votre mission.
L’homme avait parfaitement raison sur ce point, mais quelque chose troublait Alek.
— D’ailleurs, en parlant de tâche ingrate, vous n’êtes pas censé être à l’assemblée en train de surveiller mon père, notre cher Baron ?
— Je l’étais figurez-vous, répondit le capitaine en invitant Alek à avancer d’un signe de main.
— Et il vous a demandé de vous occuper de ce cirque, c’est ça ? fit Alek en emboîtant le pas à l'officier qui gravissait les fins escaliers d’acier fixés aux hauts murs de briques qui composaient l’usine.
— Tout à fait, et c’est plutôt moche à l’intérieur. En tout cas plus qu’à l’extérieur, mais c’est que les meurtres de ce genre commencent à se faire nombreux sur notre territoire.
— Les autres milices qui jettent leur corps chez nous ?
— Pas cette fois, je dois bien avouer que je ne sais que penser de la boucherie que vous allez voir… fit le capitaine en tenant la porte qu’il venait d’ouvrir à Alek.
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