Neavia - 1.2
Et elle le resta un long moment, les autres traqueurs qu’elle avait vus pour la dernière fois au début de la chasse lui avaient indiqué de progresser vers l’ouest. Chose qu’elle s’était attelée à faire, et ce, depuis déjà de nombreuses heures. Neavia avait continué à avancer comme elle pouvait, car les ruines étaient autant de labyrinthes inextricables que de voies closes. Enfin pour les non-initiées, mais Neavia, comme tous les héritiers de son clan, avait durant sa jeune enfance bravée les interdits de la Keşic Moïra pour s’aventurer dans ces lieux au combien dangereux. C’était un second chez-soi à présent, certes lugubre, mais au moins différent de leur village.
Bien qu’elle ait parcouru les étendues et ruines sauvages qui parsemaient le monde, Neavia n’était jamais rendue dans une ville intacte, dans ces antres d’aciers que les hommes « civilisés » appelaient leur chez eux. À vrai dire, aucun représentant du peuple libre n’y allait. En tout cas pas de son plein gré. Pourtant, la jeune chasseresse était quelqu’un de tempérament curieux, enfin c’est ce que sa mère disait. Malgré toutes ses croyances et son éducation tournée vers Céresse et la nature, Neavia aurait aimé découvrir quelque chose d’autre. Quelque chose de différent des ruines et étendues sauvages qui composaient son monde, son univers.
Mais sa famille, son clan comptait sur elle. Leur existence, bien que difficile, était tout ce qu’ils avaient et les chasseurs étaient indispensables à leur survie à tous. Mais qu’était-ce vivre dans un endroit coupé de la terre ? Déraciné de la Céresse qui nous avait engendrés où tout était pourtant à portée de main pour qui s’en donnait la peine ? C’était là autant de questions que se posait Neavia et qui alimentaient sa soif de découverte.
Les habitants de l’Ancien Monde avaient subsisté dans les lieux que Neavia arpentait. Ces endroits, à présent bien tristes, qui étaient en soi la sépulture de leur civilisation. Des villes tentaculaires comparables à la cité de fer plus à l’ouest qui avait nourri l’imaginaire de Neavia depuis son enfance.
À voir les différents restes figés, presque fossilisés des anciens occupant des ruines, leur mode de vie s’était avéré ne pas être le bon. Cependant, cette manière d'exister perdurait même en ces temps et une fin attendait peut-être ceux qui s’entêtaient sur une pareille voie. Si le peuple libre était sûr d’une chose, c'est que si une nouvelle « grande chute » devait avoir lieu, cette fois les hommes de villes entraîneraient le monde avec eux, comme ils furent à deux doigts de le faire par le passé.
Plongé dans ses pensées, Neavia fut rappelé à la réalité lorsqu’elle sentit quelque chose derrière elle. Non pas une des nombreuses bêtes qui rôdaient dans les ruines, mais bien autre chose qui s’approchait tapi discrètement dans l’ombre.
Se retournant en un battement de cil, la jeune chasseresse se trouva à pointer sa lourde arbalète sur le coin d’ombre non loin et décocha son carreau sur la forme indistincte qui s’y dessinait.
Le projectile qui fila avec rapidité fut dévié dans une étincelle qui éclaira brièvement un bras et une sorte de lame avant de se figer dans un des troncs d’arbre qui avait pris racine dans les ruines. Le nouvel arrivant qui fut d’abord visible par le reflet de ses lunettes de protection comparable à celle de Neavia se dévoila au fur et à mesure de son avancée.
Dégrafant lui aussi son masque et enlevant ses lunettes pour laisser voir son expression de surprise qui se rapporta au projectile planté non loin, il regarda Neavia en souriant.
— Je savais que ce lieu pouvait mettre à cran les plus courageux, mais tu aurais bien pu me blesser avec ce carreau meşca*…
— Si je l’avais vraiment voulu, tu aurais été touché sans même pouvoir parer.
Toisant l’arrivant en activant le mécanisme de son arbalète, Neavia fit coulisser l’espèce de barillet pour engager un nouveau trait dans son arme. Tendant la corde à nouveau, elle fit grincer les deux poulies qui finissaient l’arc pour rendre son arme opérationnelle.
— Si tu réserves ton talent pour notre gibier, alors ménage tes munitions aussi, lui répondit le second chasseur en tirant sur le carreau planté qui se cassa net en laissant la pointe en acier dans le bois. Nos projectiles sont précieux !
— Toujours aussi rabat-joie même en pleine traque Kïron.
— C’est ce qui s’appelle être sérieux, tu devrais essayer par moments. Allez, suis-moi, fit-il en dépassant Neavia qui lui emboîta le pas. Le griffeur qui doit croire nous semer se dirige droit dans notre piège.
Kïron, le second chasseur, était habillé de manière similaire à Neavia. Il portait des vêtements d’apparence rustre, mais ô combien solide et efficace en vue du monde hostile qui les entourait. Les tissus sommaires trouvés ou volés étaient associés au cuir des animaux et autres monstres chassés tandis que leurs masques de protection et lunettes avaient été pris aux Impériaux et modifiés pour être moins visible que ceux de leurs anciens propriétaires.
Faisant glisser son arbalète à nouveau dans son dos par sa bandoulière pour la porter sans être gêné, Neavia qui suivait Kïron escalada le haut obstacle face à eux en prenant appui sur son ami. Ce dernier, grognant sous le poids de Neavia en l’aidant à grimper, se dressa une fois la chose réalisée avant de tendre sa main pour qu'elle le seconde à son tour.
Une fois dans l’une des parties les plus élevées des ruines, tous deux se dirigèrent vers l’endroit que le groupe de chasse avait choisi pour diriger le gibier à son insu. Passant à côté d’une énième ouverture dans la structure où ils se trouvaient, Kïron s’arrêta cette fois pour observer le paysage qui s’étendait face à eux.
Neavia, se plaçant à ses côtés, observa elle aussi le tableau que lui offrait ce promontoire.
Leur vue haute et dégagée de toute gêne leur présenta la vision lointaine de la ville. Cette « chose » était là, au loin, telle une anomalie de par sa taille et sa couleur. La construction était un énorme amas d’acier qui défigurait le panorama déjà bien terne. Mais ce qui rajoutait une touche encore plus repoussante était la véritable désolation qui bordait ce lieu.
La terre alentour était entièrement stérile et formait une sorte de vastes et mornes étendues d’un sol brunâtre sur des lieues et des lieues avec l’immense forme grisâtre en son centre. Certains points noirs, certaines taches dans le ciel qui devaient être des engins volants semblaient vaquer à un incessant ballet aérien entre le monde et cette hideuse masse sombre qu’était la ville.
Mais les appareils volants n’étaient pas le seul contact qu’avait cette création si étrangère avec leur univers. Les nombreuses veines d’aciers qui couraient sur la terre depuis la ville étaient certes presque toutes vides d’activités, mais un des trains impériaux était là à arpenter l’une de ces voies grises. Ce mastodonte qui laissait une traînée noire dans le ciel s’étendait tout en longueur et filait droit vers le nord.
Toutes ces machines étaient les preuves de l’activité de la ville. Les témoignages de l’avarice et des multiples besoins que ce chancre à l’appétit vorace avait. L'Empire se nourrissait en tuant le monde, en assassinant lentement la terre qui l’entourait pour faire vivre l’Empire.
Se détournant de cette triste, mais captivante vision, Neavia regarda Kïron qui quittait déjà les lieux en parlant.
— Allez, viens, continuons meşca. Si les autres ont réussi à attirer la bête à l’endroit voulu alors la chasse pourrait cette fois bien se terminer…
*
Meşca : Cela veut dire jeune sœur ou sœur dans le dialecte tribal du peuple libre. Notamment utilisé de manière amicale pour quelqu’un appartenant à sa famille de sang ou à une amie proche.
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