L’avant-poste de la cascade ou l’endroit dans lequel le groupe de chasse fit son apparition avait des similitudes avec celui des tours. L’emplacement où Neavia avait dormi, il y a seulement quelques heures de ça. Il y avait là un de feu, des protections sur les alentours et des glyphes des clans imposés par les différents groupes de chasse au fil des décennies que le lieu avait connus. Cependant, les ressemblances s’arrêtaient là, l’avant-poste des tours comme son nom le suggérait était aux étages inférieurs d’anciens hauts bâtiments croulants, or cet avant-poste-ci était plus bas. Il était dans les sous-sols de Céresse où couraient les voies grises.

Ainsi, les ouvertures du lieu donnaient cette fois une vue non sur la terre viable, mais sur une crevasse bordant ce point de bivouac. Une grande faille qui devait être repérable de loin en surface, venait ici fendre l'écorce de Céresse telle une cicatrice. Tandis que les arrivants se mêlaient au groupe de chasse déjà présent en échangeant sur les actions de la journée, Neavia se rapprocha quant à elle du gouffre.

Sur le mur opposé à son belvédère de ruine, Neavia observait la roche solide des sous-sols de Céresse ainsi que l’étrangeté qui dépassait de cette dernière. Un tube d’acier complètement rouillé et craquelé franchissait cette paroi en déversant de l’eau tourbeuse à un intervalle loin d’être régulier, de manière presque sauvage et incontrôlée.

Le flot venait ainsi se jeter dans les sombres tréfonds noyés de la crevasse en y composant une sorte de lac souterrain d’où Neavia pouvait distinguer des formes sous la surface mouvante de l’écume.

Quittant son point de vue, elle se retourna. Druïg était assis sur un des rondins présents autour du petit feu et échangeait avec son parent. Voyant cela, Neavia les rejoignit. Traversant à nouveau l'avant-poste, elle put mieux observer le groupe d’Amos. Il était bien plus important que le leur et était composé de nombreux chasseurs et chasseresses qui s’activaient dans le lieu. Certains aux aguets et en armes sur les points d’entrée, d’autres au repos pour se préparer à leur marche de retour.

Ayant couvert la distance qui la séparait du feu, Neavia déposa son arbalète sur le sol et s’assit sur la banquette de fortune que représentait le rondin. Plusieurs hommes et femmes composaient ainsi une assemblée hétéroclite autour du foyer en vaquant à diverses tâches. Certains affûtaient leurs lames, parlaient ou se morfondaient à cause du froid tandis que d’autres encore faisaient tourner de petits pieux de bois au-dessus des étincelles.

La viande à l’extrémité de ces tiges crépitait ainsi au-dessus des flammes qui léchaient la chair de gibier sous le regard hypnotisé de Neavia. Non, qu’elle eût faim, mais par les souvenirs que ces dernières faisaient remonter en elle. Les événements de la journée ainsi que le cauchemar qu’elle avait enduré il y a quelques heures de ça se remémoraient douloureusement à elle. Mais chassant ces idées noires Neavia se tourna vers Druïg qui continuait à parler et se concentrant, elle commença à suivre leur discussion.

— Les prospecteurs ne nous ont laissé aucune chance… Leur dirigeable nous a survolés et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils ont largué leurs bombes sur nous. Les flammes ont dévoré nos frères et sœurs. Tandis que nous prenions la fuite tant bien que mal, ils débarquaient de leur engin de mort pour nous poursuivre et…

N’ayant perdu pas un mot du récit, Amos continua.

— Je pense cerner la suite … Nous autres avions fini notre traque plus tôt que prévu et sur la route du retour au village notre Magius a commencé à agir étrangement.

Ainsi proche d’Amos, Neavia l'observait à la lumière des flammes. Ce chef de groupe était sensiblement plus âgé, le visage meurtri par des griffes et une certaine confiance transpirait de son regard, de son air assuré tandis qu’il parlait.

— Il s'est exprimé dans le dialecte des prescients en se morfondant sur lui-même.

— Il a ressenti les morts !? fit Neavia en s’immisçant dans la discussion.

— Tout à fait et peu de temps après des appareils impériaux nous ont survolés. Mais le plus étrange dans tout ça, c'est que Le Magïuş a senti des membres de notre clan à son bord. N’est-ce pas Kolder ?

Druïg et Neavia suivirent alors le regard d’Amos et observèrent le Magïuş en question. L’homme s’était tenu bien silencieusement derrière sa sorte de cape et quand il se sentit scruté par tous, prit la parole d’un ton calme et posé. Presque fatigué en acquiesçant.

— Mon esprit a été occupé toute la journée. D’abord concentré sur notre proie puis sur les vies qui s’éteignaient. Vos morts… Je les ai ressentis et enfin les dirigeables. Ils ont dû emporter des prisonniers.

— Alors Kïron est peut-être toujours des nôtres ! fit Neavia avec un timbre de voix qui avait changé.

— Peut-être…

— N’as-tu pas senti qui était dans l’appareil, dit la jeune chasseresse en se levant en prenant cette fois une voix insistante. N’as-tu pas…

— Non ! lui répondu sèchement le Magïuş. Tu devrais être déjà contente que j’aie ressenti leur présence.

L’homme semblait fatigué, mais surtout à cran, Neavia dans sa joie, dans son empressement concernant la nouvelle ne l’avait pas remarqué. Il avait dû sentir la vie d’Amiş s’éteindre, les Magïuş étaient connectées… Neavia s’en voulait d’avoir pu être contente en ce moment alors que l’homme avait dû partager la douleur, la colère et la mort de tant de personnes.

— Si tu diriges le groupe de Kïron c’est qu’il n’est plus, reprit alors Amos en toisant Druïg.

Se mordant les lèvres en ressentant le regard de Neavia, il répondit en choisissant ses mots.

— En tout cas, il n’est pas là…

— On est resté plus longtemps à cet avant-poste. Avec tout ça, on a bien pensé que vous aviez des ennuis alors on a attendu ici. Mais je ne pensais pas que votre groupe serait si durement touché.

— Tu n’as vu personne a par nous ?

Non fit Amos en secouant la tête.

— Beaucoup sont morts j’espère juste qu’il y a au moins quelques survivants…

— Que la Mère Nature emporte nos défunts, dit alors Amos en associant à ses mots un geste venant de son cœur.

La phrase fut reprise par les occupants du feu en mimant son acte.

— Alors, mangez, ordonna Amos en se levant. On ne peut rester trop longtemps à attendre d’hypothétiques rescapés, reprenez des forces tant que vous le pouvez encore.

Et sur ces mots, il quitta le foyer, laissant Druïg et Neavia. Les hommes présents leur tendirent leur nourriture, tout juste, cuite. Alors que Druïg sautait sur l'occasion, la jeune chasseresse refusa d’un signe de tête. Les morts tourmentaient son esprit et elle n’avait pas faim, loin de là. Elle savait que Kïron était en vie. Il ne pouvait en être autrement. Si le Magïuş du groupe à Amos disait juste, il y avait tout de même de l’espoir. Un espoir bien réel cette fois.

Neavia resta ainsi silencieuse et recluse sur elle-même durant un long moment malgré les discussions qui l'entouraient. Seule avec ses pensées, concentrées sur les flammes dansantes à côté d'elle.

Elle se leva uniquement quand Amos, jugeant l’heure venue, donna le signal du départ à la troupe. Ce dernier aussi soudain qu’inattendu remua les chasseurs des deux groupes qui plièrent bagage bien rapidement face à la demande énergique de ce meneur d'hommes. Faisant signe au Magïuş Kolder au passage, Amos lui parla.

— Alors ?

— Je ne sens pas de pensées, pas d’individus aux alentours.

— Bien, on se met en marche. Ordonna Amos à la troupe en associant un geste de main rassembleur. Il faut rallier le village et vite. Je ne veux pas de discussion inutile et que tout le monde soit sur ses gardes. Les dirigeables rôdent encore dans les parages.

Emboîtant le pas à Amos, Neavia et Druïg se décidèrent à bouger bientôt suivie par les deux groupes réunis.