Malden - 3.2
Poursuivant leur avancée dans le camp, les officiers déambulaient dans un important rassemblement de tentes et autres toiles mitées. L’anarchie de la cité nation semblait être reprise comme une habitude, en une tradition dans ce lieu de guerre. Les soldats présents vaquaient à leurs occupations si ce n'est pour dire, meublaient le temps pour chasser l’ennui qui les tenaillait. Certains entretenaient leurs matériels, recousaient leurs habits, briquaient leurs fusils alors que d’autres encore jouaient aux cartes ou échangeaient autour des chariots de nourriture. Dans ces frêles roulottes d’aciers, une bien étrange soupe bouillonnait en attirant une bien plus étonnante et importante file de combattants devant cette réconfortante nourriture.
— Tu penses qu’on aura aussi piètre allure ? chuchota Adrian en observant chaque homme qu'il lui était permis de voir.
— Je le crois, si on veut devenir de vrais soldats la guerre nous façonnera à leurs images. Enfin, si on ne crève pas avant.
— Tu sais rassurer tes proches, j’espère juste qu'à ce stade mon odorat sera mauvais que le leur.
Outre l’effluve des corps, de la mort qui rôdait, les locaux dégageaient de bien repoussants senteurs.
— On ne peut que le souhaiter, Adrian…
Kempfer, qui menait ses hommes, fut alors salué par deux gardes en faction qui levèrent leurs armes en le voyant s’avancer. Les deux fusiliers encadraient un passage qui s’enfonçait dans le sol meuble. Plongeant dans ce tunnel renforcé par de nombreuses planches de bois, Malden fut obligé de baisser quelque peu la tête pour ne pas se cogner. La voie des plus restreinte conduisit la file d’officiers dans ce qui s’apparentait à une grande salle souterraine. Les lumières pendaient sur le proche plafond et plusieurs hommes attendaient déjà autour d’une large table centrale. Les gradés de la brigade peuplèrent l’endroit en se plaçant tout autour de la table tandis que le général Kempfer se mettait face au plus gradé des personnes présents.
Ils étaient comme deux loups, face à face à la tête de leur meute d’officiers respective et se toisaient du regard. Ils sondaient minutieusement leur futur interlocuteur.
— Général de Brigade Kempfer au rapport, fit le supérieur de Malden avec aplomb.
— Maréchal Austeryon, lui répondit l’homme au torse couvert de médaille et à la barbe élaborée en rendant à Kempfer son impeccable salut militaire. Bienvenue au corps d’armée centre.
La situation qui s’était tendue lors de la rencontre des deux individus se calma dès que le général de brigade posa sa casquette sur la table. Le vétuste plan de travail était tapissé de cartes jaunies par leur vie sur le terrain. Pistolets, boussoles et autres boîtes étaient répartis entre elles pour les maintenir à plat et leurs écritures ou marques étaient éclairées par les sources de lumière orangées qui les dominaient.
— Vous ne pouviez pas arriver à un meilleur moment, dit Austeryon en un air de soulagement malgré son âge et expérience.
— Maréchal ?
— Regardez, et les deux hommes se penchèrent au-dessus de la grande table. Nous sommes ici, indiqua-t-il de sa main gantée. Et les premières lignes des Unionistes ne sont qu’à quelques kilomètres en partant de cette crête, là.
Malden, qui étira sa tête au-dessus de l’officier qui lui cachait la vue, put alors apercevoir les marquages du document. Les insignes de l’Empire les représentaient dangereusement proches de la colline censée composer les positions avancées de l’adversaire. Les mauvaises nouvelles ne semblaient pas atteindre la cité nation, car Malden reconnut le numéro de cette élévation. 737, la côte capturée il y a quelques mois de ça et annoncée avec joie dans tous les journaux d'Aldius.
— Tu vois ce que je vois ? chuchota Adrian.
— Malheureusement, oui.
— Tu penses que les corps de dehors étaient les hommes qui ont dû récemment attaquer cette colline ?
— On parie combien que l’assaut qui va être donné nous incombe ?
— Hum… avec un peu de chance, ils vont plutôt nous expédier vers une position en manque de gardiens.
— Et y envoyer les coloniaux, si prévisibles...
Les deux amis furent coupés, comme tous dans l’abri lorsque de puissants bruits furent audibles. La terre du plafond s’immisçait entre les planches pour se répandre dans la salle et les nouveaux venus se baissaient à chaque coup qui tonnait.
Les canons du camp s’éveillaient telle une tempête qui faisait trembler le sol jusqu’aux corps mêmes des hommes.
— Du calme, fit le Maréchal d’une manière bien audible en souriant. C’est l’express de midi si je ne m’abuse, et l’un de ses obligés l’approcha avec une montre semblant confirmer ses dires. Les Unionistes ont dû bombarder nos positions et nous leur rendons simplement la faveur. Revenons donc à nos affaires, Général !?
— Vous avez toute mon attention, dit ce dernier en regardant à nouveau le maréchal.
— Bien… Comme je l’annonçais, nous ne sommes pas dans la meilleure des situations. Je m’attendais à quatre brigades et trois bataillons en renfort et Aldius m’envoie moins de la moitié de cela… Les Unionistes poussent sur toute la ligne de front et rien que cette semaine, je dois déplorer la mise hors service d’un bataillon entier après un énième assaut nocturne.
— La situation ne tient qu’à un fil, conclut Kempfer. Et la marine dans tout ça ?
— J’y arrive, justement. Le contre-amiral Savari s’apprête à déclencher une série de raids sur les postes avancés de l’ennemi pour nous soulager de la pression adverse. Nous sommes restés trop longtemps sur la défensive ces derniers mois. L'heure est venue de mettre un coup à ses nids de frelons pour brider leurs velléités. Notre ordre est de tenir le temps que nos navires opèrent leurs montées depuis la cité nation et une fois qu’ils auront rejoint le port de Laudhère, nous lancerons conjointement un assaut.
— Et dans combien de temps doit-on prévoir l’arrivée de la marine ?
— Heu… cinq semaines dans le meilleur des cas.
— J’espère uniquement que nous pourrons nous fier à nos "camarades" du ciel.
— Évidemment ! fit un homme qui brisa la conversation.
Tous se tournèrent vers cette personne en uniforme blanc. Il était secondé par deux de ses fusiliers tout aussi reconnaissables à leur tenus de la marine impériale qui contrastaient nettement avec le bleu sombre en supériorité dans la pièce.
— Générale Kempfer, fit le Maréchal. Capitaine Havry de la corvette « l'intendant».
Les deux hommes se saluèrent en se serrant la main.
— Bienvenue au hachoir à viande, bienvenue au front centre.
— Merci capitaine, c'est plutôt inhabituel de voir quelqu’un comme vous sur le plancher des vaches.
— L’Empereur a décidé de lier nos corps d’armée sur cette opération. Et ce que veut Sa Majesté, elle l’obtient sans questionnement ou attente.
— Loué soit-il, répondit Kempfer.
— Bien, messieurs, dit Austeryon en reprenant la conversation en main. Revenons à notre première discussion. Avant de lâcher les chiens, nous allons devoir temporiser. Les Unionistes ne nous laisseront pas souffler si facilement. Il va falloir tenir les premières lignes le temps que tout soit en place pour ces assauts.
Mais tandis que le Maréchal était pris dans ses explications, il fut une nouvelle fois coupé. Divers câbles qui couraient sur le sol venaient se rejoindre vers de petites tables déportées dans l’un des coins de la pièce. Le bruit des télégrammes se faisait entendre en captant l’attention des officiers présents. Ils tapaient à un rythme soutenu et alarmant. Les estafettes tentaient de suivre le tempo en retranscrivant les informations sur papier.
Se relevant de sa chaise l’un d'eux se rapprocha du Maréchale Austeryon en lui tendant la feuille d’information.
— C’est confirmé ? dit-il avec un air sérieux.
— Oui, lui fit l’estafette.
— Bien, la situation défavorable semble prendre une tournure encore plus alarmante.
— Qui a-t-il ?
— Des nouvelles fraîches, Général. Le décompte des pertes sur le dernier assaut de nos lignes avancées.
— Des pertes ?
— En hommes, oui, mais pas en terrain.
Le fait semblait ironiquement rassurer les hauts gradés présents.
— Une brigade a glorieusement repoussé une attaque sur le dix-neuvième secteur au prix de la majorité de leurs combattants. Nous sommes encore en possession de nos premiers postes et la rotation des effectifs va s’effectuer dans quelques jours.
Le maréchal congédia l’estafette sans plus de formalité pour être pleinement concentré sur Kempfer.
— Très bien, fit ce dernier. Je suppose que mes hommes et moi allons y être affectés.
— Vous lisez dans mes pensées monsieur. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps, si vous partez maintenant, vous devrez être à vos nouvelles positions avant la tombée de la nuit.
— Ce sera des plus appréciable. On ne sait jamais ce qui traîne sur Céresse lorsque la pénombre prend possession de notre monde. Maréchal, ce fut un plaisir.
— De même Général Kempfer.
À ces mots, les hommes de la brigade quittèrent la salle par l’étroit couloir d’entrée. Le court moment passé sous terre avait acclimaté les yeux du lieutenant Devràn à la pénombre qui avait régné et il fut quelque peu ébloui par le soleil qui dominait l’extérieur.
Suivant du regard certains câbles qui sortaient du bunker, Malden put les voir rejoindre de longues cordes qui s’élevaient dans les airs pour rallier un grand dirigeable. Sa hauteur ne permettait pas au lieutenant Devràn d’apercevoir ses occupants, mais il y distinguait bien du mouvement. Bientôt, l’une des lumières de l’appareil fut utilisée en des signaux répétés.
Ces ordres trouvèrent bien leurs destinataires, car pour la troisième fois déjà, les canons tonnaient. La fumée produite par les tirs était perceptible non loin des officiers qui virent à présent les traînées laissées par les obus dans le ciel et entendirent aussi les sifflements qui les accompagnaient.
Tous ces bruits firent presque manquer à Malden les avions qui parcoururent le ciel. Les aéronefs de bois et de toiles survolaient le camp en de multiples vrombissements alors qu’ils adoptaient des formations serrées. L’une d’elles passa d’ailleurs proche du dirigeable d’artillerie qui fut ballotté dans les airs par leur proximité et rapidité.
Sentant un coup de coude, Malden vit le signe de tête d’Adrian lui intimant de ne pas trop tarder.
Après tout, les chenillards attendaient leur maître pour partir. Ils avaient encore du chemin à parcourir avant la nuit.
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