Le torrent d’eau coulait sans discontinuer. Le débit semblait rapide, inarrêtable et dans ce liquide bien saumâtre, Alek discernait quelques objets clandestins. Des corps inconnus aussi différents que repoussants.

Les deux grandes bouches d’égout face au magister charriaient les nombreux déchets que recelait la cité nation. Les effluves qui s’en extirpaient auraient donné la nausée à tout étranger à la ville. Mais la vie passée à Aldius avait forgé les sens d’Alek qui n’était plus dérangé par de telles choses. C’était là des senteurs agressives, corrosives qui attaquaient son odora déjà bien aguerris. Quittant le rebord de brique du pont sur laquelle il se trouvait, le magister s'engagea dans une série d’escaliers bien étriqués. Il dévala les traîtresses marches de ce passage les unes après les autres pour continuer de descendre dans ce nauséabond cadre des niveaux inférieurs de la ville.

Le chemin était l’un des nombreux raccourcis que connaissait Alek dans ce quartier. Il longeait ainsi le vide vers lesquelles les eaux se jetaient, il progressait sur les abords de cette tranchée creusée au sein de la véritable montagne de bâtiments qui permettait à l’eau de poursuivre sa course effrénée jusqu’au sol de Céresse. Là où elle polluait la terre et non les hommes de la cité nation qui en s’en trouvaient fautifs. Bien ironiquement les murs des hauts édifices qui dominaient le chemin ainsi que le magister se voyaient tous recouverts de peinture. D’annonces plus racoleuses les unes que les autres en promettant monts et merveilles pour les habitants d’Aldius. L’une d’elles semblait d’ailleurs avoir déniché avec brio son emplacement en provoquant un grand sourire à Alek.

« L’élixir Angelvin ! », proclamait l’œuvre picturale verte partiellement gommée par le temps et l’atmosphère agressifs de ces niveaux. « Le remède à vos moindres maux ! ». Pouvait-on vraiment croire cela !? Croire le sympathique personnage dépeint sur la fresque murale ? Son visage aguicheur et son élégant chapeau ne parvenaient en tout cas pas à tromper Alek. Car c’était là une annonce faite pour un produit dilué, un antidote coupé et recoupé vendu à moindres frais a la population. Une recette qui ne soignait les malades que par simple chance…

Alek qui quittait ces « chutes d’eau » ainsi que les fallacieuses annonces murales, avançait maintenant dans des ruelles bien étroites, toujours poursuivit par les odeurs repoussantes qui continuaient à régner sur l’air. La nuit, qui s’était abattue sur Aldius, se trouvait d’autant plus ressentie dans ces étages de la cité nation. Les ombres des hauts bâtiments des niveaux supérieurs et intermédiaires privaient déjà l’endroit de toute lumière en journée et le soir venu, ce phénomène était accentué.

Une véritable ville d’obscurités l’entourait.

La peur aurait tenaillé les moins courageux comme les plus téméraires. Mais Alek était accoutumé à ce genre de lieu et avançait donc l’esprit apaisé. Les sens bien calmes. La majeure partie de sa vie se passait à présent entre les niveaux intermédiaires et inférieurs… C’était un habitué de ces lieux et un magister qui plus est. Peu auraient été les habitants à lui chercher querelle.

Mais dans cette ville, ce n’était pas les fous ou les inconscients qui manquaient.

Le magister observait donc de son regard appliqué le monde qui l’entourait. Les sources de lumière étaient rares. Les lampadaires à pétrole encore debout créaient quelques épars phares de clarté orangée dans la nuit. Ils éclairaient les résidents de ces tristes lieux. Si l’obscurité pouvait être repoussante, si elle pouvait faire fuir les gens, ici cela semblait être tout autre, car les locaux étaient en nombre dans ces petites allées.

Ses yeux, qui s’acclimataient à la semi-pénombre ambiante, le forcèrent tout de même à plisser ceux-ci pour discerner les formes faméliques des habitants. Tous le voyaient comme une anomalie. Un étranger représentant le pouvoir distant qui les régissait tous. Un rouage de l’impressionnante machine qu’était la cité nation. Mais nul ne l’attaquait. Leurs regards se contentaient de parler pour eux.

Certains sûrement harassés par le froid et l’humidité avaient improvisé des feux dans d’anciens barils et se réchauffaient comme ils pouvaient. Les crépitements des voraces flammes accompagnèrent le magister. Les sonorités ambiantes étaient d’ailleurs diverses. Elles allaient des vrombissements des navires de commerce qui survolaient le quartier aux grincements des mécanismes d’éclairage émis par la combustion du sang noir de l’Empire qui les alimentait.

Cependant, ce fut un bruit tout autre qui interpella le Magister.

Alek entendait de nombreuses personnes prises de toux. Les temps étaient durs, les rationnements avaient tendance à se faire plus sévèrement éprouver à ces étages. Les colonies de l’est qui cessaient leurs envois de marchandises se trouvaient être un mal supplémentaire qui accablait la populace de l’Empire. L’ambiance comme les esprits n’était pas au beau fixe. Le magister pouvait le sentir dans l’air ou tout simplement l’observer sur les visages des passants. Certains nobles faisaient des banquets à n’en plus finir tandis que d’autres gens luttaient pour avoir leur pain quotidien. Pour voir un autre jour. Ainsi était faite la cité nation. Un équilibre précaire régissait la ville, un équilibre bien peu charitable envers les petites mains qui maintenaient le tout en vie.

Comment la majorité pouvait-elle avoir si peu ?

La question avait de quoi interpeller, mais cet état de fait marchait depuis des décennies… Il était accepté par un si grand nombre que cela devenait non plus un état de fait, mais bien seulement naturel.

Le chemin et les pensées d’Alek le menèrent face à un bâtiment qui semblait à première vue abandonné. Mais le dirigeable placé sous le couvert des hautes constructions voisines, les lumières couvertes et l’équipage muet étaient un indice indiquant bien le contraire. Quittant les pavés de la rue, le magister arriva vers la porte de tôles fermées de l’édifice et toqua.

Les coups résonnèrent comme en une tentative pour éveiller ce lieu désertique. Dans un grincement les verrous se libérèrent et Alek entra. Les fenêtres barricadées par des planches avaient dissimulé au mieux les quelques lumières intérieures ainsi que ses occupants. La pièce jouxtant la porte était large. Différents personnages attendaient là. Tous habillés de manteaux et de chapeaux de différentes formes ou tailles. Ces habits cachaient maladroitement leurs uniformes de milicien identifiables à ses couleurs vertes au niveau des cols. Ils ne manquaient pas d’armes et leur langage physique trahissait leur nervosité.

— Si vous voulez bien me suivre… fit l’un d’entre eux indiquant les escaliers de la demeure à Alek.

Emboîtant le pas à l’homme équipé de son long fusil qu'il ne lâcha pas, le magister gravit les grinçants escaliers de bois. Les étages se succédaient et les gardes semblaient quadriller chaque partie de la demeure. Arrivé à la porte qui finissait la montée d’escaliers, le garde s’arrêta et laissa Alek avancer seul dans la pièce.

Une figure se tenait vers l’une des fenêtres de la salle, une main posée sur le cadre de cette ouverture et une autre sur sa canne. Le magister se porta à sa hauteur.

— Un endroit des plus étonnant pour une rencontre.

— Tu trouves ? demanda le Lèvius avec un air faussement surpris. Je dirais que c'est un bon tableau qui fait réfléchir quant à la nature des choses. La vie, la vraie…

— Hum, je vois aussi que vous êtes bien accompagnés, vous ne lésinez pas sur les gardes.

— C’est que Braggs prend son rôle très au sérieux.

L’homme en question comme réveillé par l’évocation de son nom sortit des ombres de la pièce pour saluer l’arrivant.

— Il faut dire que la dernière tentative d’assassinat lui donne crédit quant à ses actions.

— Un assassinat !? fit Alek en fronçant les sourcils. Je n’étais pas au courant.

— Peu le sont, ce serait un aveu de faiblesse que de craindre pour ma vie face à tout Aldius, même ta mère ne le sait pas. Ça ne ferait que la préoccuper outre mesure. Sa voix était assurée, mais une ombre de doute subsistait. Alek le sentait. Allez, suis-moi, dit le Baron en emmenant Alek dans des pièces connexes à la leur.

— Il y a des pistes sur l’identité des commanditaires ?

— Si c’était le cas, les hommes de Braggs ne quadrilleraient pas le bâtiment. Ils auraient une petite discussion avec eux dans les sous-sols du domaine.

— Pour sûr, mais pourquoi venir en ce lieu si votre vie est menacée ?

— Je désirais m’entretenir à bonne distance de toute oreille indiscrète et le quartier m’est familier…

Le regard bien interrogateur d’Alek suffit au Baron pour fournir quelques explications.

— L’endroit n’était pas dans un si piètre état à l’époque, avec mon frère nous avions acheté un bâtiment pour travailler sur nos projets, personnels dirons-nous. On pourrait dire que ça fait une éternité de ça… Mais changeons de sujet si tu le veux bien, comment s’est passée ta visite à la fosse ?

Comment était-il au courant?

— Voyons, je serais un piètre Baron si je n’avais pas des yeux et des oreilles en tout lieu, expliqua Lèvius bien content de son effet de surprise.

— On a une piste sur notre suspect. Son emplacement semblerait se trouver au quartier des pavés rouges.

— Ça risque d’être une descente des plus compliquée, grimaça le Baron. C’est un endroit dur avec des habitants qui le sont tout autant. Le domaine d’un des six Dükhess* si je ne me trompe pas.

— Vous avez raison. Il se trouve que nous chassons le gros bonnet local, mais je ne peux avoir aucune confiance envers la garde. De sources me l'ont confirmés, je dois donc demander l'aide de votre milice pour opérer.

*

- Dükhess: Terme désignant les plus hauts gradés de la pègre d'Aldius. Des hommes et femmes aussi mystérieux que dangereux qui se livrent une interminable et sanglante guerre de territoire dans les niveaux inférieurs de la cité nation. On les surnomme aussi les six grand Baron du crime.