Lèvius - 4.2
Le club de billard était grand et se composait d’une unique salle qui s’étendait tout en longueur. Hormis l'impressionnant comptoir en bois laqué occupé par le personnel du lieu, quelques billards prenaient le centre de l’espace alors que de nombreux sièges de cuirs et de tables bordaient les vitres de chaque côté du bâtiment. Un phonographe entonnait une légère musique d’ambiance en se substituant à l'encombrant piano qu’il reflétait en tout point.
Les discussions fusaient entre les nobles et autres nantis de la ville. Les costumes étaient soignés que ce soient ceux composés de deux ou trois pièces. Chacun se voyait drapé avec goût de ces riches habits, le personnel n’était pas en reste et approvisionnait les tables de discussion de leurs bouteilles d’alcool. Chacun pérorait sur la politique ou les affaires. Lèvius et ses camarades ne faisaient pas exception. Les clients ne semblaient pas prendre de pause dans leurs nombreuses et passionnantes discussions.
Ils échangeaient tous en s’abreuvant de leurs fortes boissons. Avec toute cette salive gaspillée, l'air paraissait lourd et gluant. Le Baron Devràn quitta son observation du décorum ambiant lorsque Horace se reposa dans un siège bordant la table où ils s’étaient tous deux dirigés. Le corps de Lèvius fit couiner le cuir vieillissant de ces riches fauteuils quand il y prit place.
Sans vraiment avoir l’occasion d’attendre, l’un des serveurs du club vint se porter à leur rencontre.
— Messieurs ?
— Un vieux Velcorps*, s’empressa de dire le Baron Ryther.
— On ne se refuse rien.
— C'est toi qui invites non !? Je ne te savais pas si proche de tes sous.
— On aura tout vu, c'est l'hôpital qui se fiche de la charité. Si toi, tu étais plus attentif quant à tes fonds, tu ne serais pas poussé à demander l’aide de notre bon Jean.
— Il renfloue mes caisses… Qui aurait pu prédire la destruction d’Ultis.
Le Baron Ryther avait mal placé ses billes, façon de parler.
— Triste histoire, des suppositions sur l’affaire ?
— Je vois que l’Union, qui d’autres !? Des révolutionnaires ou mécontents n’auraient pu renverser la garnison coloniale.
Lèvius n’était pas aussi catégorique que son homologue sur la question.
— D’ailleurs, tu me reprends sur mes investissements, mais ce n’est pas toi qui t'es fait fermer l’une de tes usines !?
Lèvius grimaçait.
— Malheureusement oui.
— Quoi, tu ne payais pas assez les ouvriers ? Tu t’es trompé sur les chiffres ?
— Non, rien de tout ça, c'est plus trivial. J’ai dû faire face à un nouvel épisode de poumon noir*.
— Saleté…
Horace Ryther semblait porter lui aussi ce mal en horreur.
— On t’a vendu du charbon de mauvaise qualité.
— Qui ne le fait pas de nos jours, le Vendredi noir* ne paraît plus faire peur aux gens à présent.
— L’argent Lèvius, conclut Horace en rigolant. Il n’y a plus que le profit maintenant.
Avant que la discussion ne se poursuive, elle fut coupée avec plaisir par le serveur qui amenait aux deux hommes un plateau où prenaient place deux verres de cristal et une bouteille encore scellée de son cachet de cire.
— En parlant de Bal, reprit le Baron Ryther alors qu’il débouchait la bouteille. Tu penses que la prochaine session de l’assemblée suffira à Vadim pour passer sa votation ?
Et voilà que ce maudit Kardoff se rappelait au Baron Devràn…
— Il fera tout que cela se fasse, merci, finit de dire Lèvius alors que son verre se trouvait rempli à mi-hauteur.
— Sec ?
— Toujours.
Horace remplit donc uniquement son verre de glaçon.
— Quant à cette histoire de Martel ou ça en est ?
— Au point mort, autant les Visèlis sont achetables à coup de pot-de-vin comme nous le montre si bien Vadim. Autant les Martel, je n’arrive pas à savoir.
— Hum, fit Horace en buvant une gorgée. Trop insondable.
— Non, juste trop indécis.
— On dirait que nous sommes loin d’un vote unanime. Ces braves gens, se rendent-ils compte de la situation ? souffla le Baron Ryther. Si on perd à cause de pisse-froid comme les Martel, ils vont m’entendre.
— Plus le temps s'écoule, plus le résultat semble couru d’avance malheureusement.
— Courue et clairement contre nous, déplora Horace. Il y a trente ans après nos récentes victoires contre les sécessionnistes, il n'y aurait pas eu cinq voix pour faire passer la levée de nouvelles troupes. Mais ces derniers temps, la faction de Vadim gagne du terrain. Le conflit. Les dettes. Les émeutes… Il alimente la grogne populaire et impute les moindres maux de la cité sur les unionistes ou les nobles qui ne lui lèchent pas les basques. La jeunesse s’en va en guerre et les vieux meurent à petit feu dans les usines. À force de tirer sur la corde, tout risque de céder.
— Notre cause est au plus bas.
Lèvius noyait cet amer constat en buvant son verre encore bien rempli. Vadim était un sacré caillou dans sa chaussure. Horace le voyait bien et amena l’autre sujet brûlant de ces derniers jours.
— Qui feras-tu participer à la course des spires ?
Le Baron Ryther en venait à la raison de leur présente discussion.
— Paul, et toi ?
— Mon fils aîné.
— Ton héritier… c’est risqué, voire irréfléchi.
— On dirait ma femme. Comme notre cher révérend, j’ai une image à tenir et puis il me reste encore le petit dernier en cas de problème.
— Jeanne aurait du souci à se faire en entendant les propos de son mari.
— HA, ha, ha. Ne pense même pas alimenter ce véritable moulin à émotions.
— As-tu vu le tracé de la course ?
— La majeure partie se fera dans les niveaux intermédiaires et inférieurs. Qui est le petit malin à l’origine de ça ?
— Sûrement le conseiller impérial.
— Avec quelques mots susurrés par notre ami Vadim.
— Évidemment.
— Au moindre crash, ça risque de faire un carton dans les quartiers surpeuplés d’en bas.
— Un peu de sang pour assouvir l'appétit des masses. Vadim et Klüg sont rusés, mais irresponsables. La famille qui verra l’accident se produire sur ses possessions aura un retour de flamme des plus violent de la population.
— Intentionnel tu penses ?
— J’en mettrais ma main à couper. Je me fais moins de soucis pour les portions de la course se passant dans les spires, si un aéronef a quelques problème dans les niveaux inférieurs, on aura un crash. Dans les airs, on peut rediriger son appareil, relancer son moteur, mais en bas, entre les bâtiments, le sort est vite scellé.
— N’aie pas peur, je dirais à Malyus de laisser ton jeune tranquille.
— Ce n’est pas ton fils qui me préoccupe, mais les têtes brûlées des autres familles qui vont voir en nos pilotes des cibles.
— Rien de nouveau, non !?
— Oui, mais avec les enjeux du vote cela va mettre encore plus de danger sur cette course.
— Hum, c’est vrai. Mais il ne faut pas oublier que nos chers Kardoff et Burrows seront dans le même bateau. Ou aéronef dans notre cas…
— Ils font participer leurs maisonnées.
— Oui.
— Un petit oiseau est venu te susurrer l’information ?
— On peut dire ça, j’ai ordonné de surveiller l’endroit où ils préparent leurs engins et pilotes. J’ai d’ailleurs une paire d’oreilles des plus indiscrète qui traîne autour de leurs hangars.
— Tu prends cette épreuve un peu trop au sérieux.
— Et toi, pas assez. Enfin, nous verrons bien le jour du départ et puis ce ne sera pas nous dans les cockpits. Alors, à quoi bon se triturer l’esprit sur ce qui peut ou non arriver ?
Le dernier constat du baron Ryther ne manquait pas de réalisme. Observant son camarade boire une nouvelle gorgée, Lèvius fit de même en réfléchissant à la fameuse course de Spire qui occupait de plus en plus ses pensées.
*
Le Velcorps : Nom générique d'un ensemble d'eaux-de-vie fabriquées par distillation de plantes trouvables dans les colonies du sud de l'Empire. Sa palette aromatique est des plus large, mais garde toutefois un arrière-goût de bois hériter des tonneaux dans lequel il vieillit.
Le poumon noir : Maladie qui se déclenche suite à l'inhalation de vapeurs de charbon de mauvaise qualité. Un gaz s'échappe dès la montée en température et attaque les voies réspiratoires des ouvriers qui ont le malheur de se trouver proches de ces matériaux interdits.
Vendredi noir : Ce terme désigne un jour particulier où une grande cargaison de charbon de mauvaise qualité a provoqué la mort de l'entièreté des ouvriers d'une usine. Cette catastrophe est survenue durant le règne de feu l'Empereur Davius le père du souverain actuel de la cité nation. Le vendredi noir à mener à la création de lois interdisant le commerce de charbons pouvant causer le poumon noir. Une loi allant jusqu'à l'exécution pure et simple des malheureux qui oseraient défier les autorités Impériales.
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