Neavia - 5.2
Les dortoirs semblaient infinis en s’étendant les uns après les autres. Un sentiment de désespoir commençait à naître en Neavia à mesure que les constructions devenaient de plus en plus familières. Le changement se fit toutefois sentir lorsque la chasseresse décela une odeur âcre qui planait dans la partie du port où elle s’aventurait.
La rue déboucha sur une place plus déserte. Oublié par les prospecteurs fêtant leurs prises, et à raison. Un complexe de bâtiments en bois et tôle courait le long de cette zone. Le sang qui recouvrait le sol et qui engluait déjà les bottes de Neavia annonçait le sordide office de cet endroit.
Des rivières rouges étaient alimentées par les trop nombreuses carcasses des bêtes pendues aux crochets peuplant les parties ouvertes de l'édifice. Le le liquide écarlate coulait jusqu'aux grilles centrales de la place. Neavia avait bien sûr dû tuer pour se nourrir, mais ce site d’abattage se trouvait tout à fait différent. C’était un lieu de mort ou les animaux de Céresse se voyaient arrachés à la mère Nature sans plus de respect. Exécuté de manière machinale aussi simplement qu’on tombait un arbre.
La chasseresse réprima un haut-le-cœur et la subite envie de vomir qui l’étreignait.
Sous les abris de bois, les activités étaient loin d'être à l'arrêt. Même à cette heure tardive, de nombreux hommes trimaient pour préparer les carcasses de leur gibier. Il y avait de tout, mais ce qui impressionna le plus Neavia fut les tout jeunes Tärätosc qui prenaient beaucoup de place. Les impériaux, quant à eux, étaient torse nu ou habillé de longs tabliers de cuir. Ils faisaient chanter leur lame en les affûtant sur des tiges de métal avant de les plonger dans les corps.
Le complexe de bois et de tôle s'élevait tout en hauteur. Après les imposants abris d'abattage, quelques étages se succédèrent en comprenant d'étranges grandes portes servant de point d'appontage pour les dirigeables et leurs gibiers. L'impressionnante construction se voyait ensuite couverte de plaques composant un toit entrecoupé par de larges cheminées d’aciers encore toutes fumantes.
Si un endroit devait renfermer quelques cages ou cellules, c’était bien cet abattoir. Neavia ne devait pas être la seule à arriver à cette conclusion, car différentes formes s’approchaient discrètement de ce lieu. Certaines déjà visibles sur les étages supérieurs de la structure de bois.
Entrer par la porte de devant n’était définitivement pas une option au vu de la foule de travailleurs. Neavia observait donc à nouveau le complexe et voyant l’une des passages démesurés encore ouverts, se mit en chemin pour la rejoindre.
Les prospecteurs forcèrent la jeune chasseresse à continuer sa progression dans les ombres, à longer les abords de la place. Elle se retrouva bien vite auprès des abris. L’odeur du sang était insoutenable et Neavia commençait à avoir du mal à respirer. Elle se tenait adossée à l’un des piliers en attendant le bon moment pour bouger. Elle se cachait des travailleurs.
Lorsque les hommes proches d’elle se saisirent de leurs lames pour taillader une carcasse fraîche, Neavia profita de l'instant pour escalader le grand poteau une fois leur attention détournée.
Ses mains trouvèrent de nombreuses prises entre les clous à moitié sortis et les chevrons de bois. Neavia passa du pilier au premier étage sans difficulté et sa nouvelle ascension se poursuivit jusqu'à ce qu’elle se pétrifie en entendant du bruit juste au-dessus d’elle.
La jeune femme eut seulement le temps de se décaler sur sa droite qu’un des prospecteurs fit son apparition. Il s'avança sur le rebord du plancher en observant la cour. Neavia immobile sur le côté, pouvait percevoir son regard fatigué, presque perdu. La chasseresse figée priait pour ne pas être vue. L’homme plus occupé à défaire son pantalon se mit à soulager sa vessie. Cela aurait pu calmer les craintes de Neavia, mais l’impérial tourna alors sa tête juste à l'endroit où se tenait Neavia.
Ses yeux et ceux du prospecteur se croisèrent. Avant qu’il ne réagisse, une ombre derrière lui le saisit par le cou en tranchant net sa peau du fil aiguisé de son arme. L'individu eut seulement le temps d'émettre un hoquet maladif que son torse s'inondait de son sang. Il fut accompagné dans sa chute par un chasseur du clan et connut ainsi la mort.
Remerciant l'homme qui nettoyait déjà son Tcepeş sur les habits du prospecteur, Neavia posa le pied sur le branlant l’étage et se mit à l'explorer.
Le sol se trouvait couvert de planches. Elles n’étaient pas épargnées par le temps et à certains endroits, elles devaient être brisées ou tout simplement absentes. À présent au sein de l'édifice, Neavia pouvait sentir pleinement toute sa grandeur et complexité. L'abattoir était labyrinthique, anarchique.
Pour la première fois de sa vie, la jeune chasseresse éprouvait une peur profonde. Un dégoût qui se retranscrivait par un léger tremblement. Elle ne voulait pas y prêter attention, elle désirait ne rien laisser transparaître. Mais sa main d’habitude ferme se trouvait hésitante.
Cependant, elle n’était pas seule, plusieurs membres du clan étaient autour d’elle et tous progressaient dans le lieu de tuerie. Ils arpentaient les pièces supérieures et bientôt, les salles qu’ils rencontraient se transformèrent en passerelles dominant le rez-de-chaussée et ses larges espaces d’opération. Neavia était au plus près des prospecteurs tous concentrés à leurs tâches.
Les grandes halles de travail se succédèrent les unes aux autres, toujours emplies d'impériaux et de gibiers. Ce qui capta toutefois l’attention de la jeune femme fut la prochaine aire du complexe où l’unique voie se trouvait entourée de murs entiers de cages. L’agitation qu’elles renfermaient trahissait l'existence de leurs nombreux occupants. Les animaux de tout type gémissaient, couinaient en tentant de ronger les barreaux de leurs entraves.
Neavia ne pouvait rester étrangère ou coupée du sort de tous ces habitants de Céresse. Un sentiment de révolte la prenait au plus profond d’elle, mais la chasseresse n’oubliait pas la raison de sa présence en cet horrible lieu. Kïron continuait d'occuper ses pensées et Neavia se força à occulter tout ce qu’elle voyait.
Leur chemin au-dessus des prospecteurs se poursuivit un moment, par endroit des chasseurs qui avaient arpenté les étages supérieurs faisaient jonction avec eux.
Neavia avait un mauvais pressentiment qui l’accompagnait à présent, comme un passager invisible qui se faisait de plus en plus oppressant. Elle était gagnée par le doute, la chasseresse ne se trouvait plus convaincue de la survie de son frère adoptif. Surtout en ce lieu où la mort planait de son odeur infâme.
Bien vite le groupe qui s’était formé se divisa pour emprunter les différentes voies qui s'enfonçaient dans les tréfonds du complexe des prospecteurs. Neavia dévalait les marches, son Tcepeş entre les mains, prête à bondir sur les occupants du sordide abattoir.
Les sous-sols n’avaient rien à envier à la grande structure du dessus. Les chemins nombreux composaient une véritable termitière se perdant dans les fondations du port.
Neavia s’en allait de porte en porte, de salle en salle à la recherche de la moindre chose pouvant lui indiquer la présence ou le passage de ses amis. Mais les réserves d’armes, de nourriture et de carburant se succédèrent les unes après les autres.
Ce fut lorsque la jeune chasseresse resta bloquée face à une porte close que son esprit se mit à échafauder toutes sortes de conjectures. Elle scruta à travers la serrure et ne décela aucun occupant. Uniquement de nouvelles cages se perdant dans l’obscurité de la large pièce.
Neavia força la faiblissante serrure qui ne résista pas longtemps à son Tcepeş. Elle se glissa à pas de loup dans la salle. Bien vite, elle comprit qu’elle fouillait une partie surélevée. Une mezzanine ou quelques animaux entravés ne suffirent pas à la stopper. La jeune chasseresse porta sa curiosité sur le vaste espace en contrebas.
Cette fois, des cellules de grandes tailles parsemaient les murs, des geôles assez grandes pour enfermer des hommes. Neavia qui allait instinctivement se diriger vers les petits escaliers d’acier qui y menaient fut arrêté par une main se posant sur son épaule. Druïg lui fit signe de cesser tout bruit un doigt sur sa bouche.
Neavia tournant à nouveau la tête vers les cellules vit une forme bouger dans la salle. Une personne qui avait échappé à son attention apparut face aux lumières accrochées aux barreaux d’aciers. Un homme, un géant gras et empâté, vérifiait les loquets. Il sifflotait en ajoutant de la tension à ce moment.
Druïg avait donné des ordres de ses signes de mains, il observait aux côtés de Neavia deux de ses chasseurs s’approcher du colosse. L’un d’eux équipé de son arbalète profitant du fait que le prospecteur soit baissé pour l'assommer d’un coup de crosse qui résonna dans toute la pièce.
— Allez ! chuchota Druïg.
Les quelques personnes qui s’étaient tenues dans la mezzanine investirent la salle et ses nombreuses cellules. Il y avait de tout dans cette prison.
Neavia parcourait ces “cages” humaines, la peur au ventre. Bon nombre de ces détenus étaient dans un triste état. Les chaînes et menottes qui avaient parsemé les tables n'y étaient pas étrangères.
Le fond des geôles abritait les plus marqués. Ceux qui ne pouvaient même plus bouger et qui s’accrochaient tout juste à la vie.
L’un des chasseurs siffla. Attiré par ce signal, Neavia se dirigea vers la dernière cellule de la pièce. Plusieurs hommes se tenaient devant et quand Neavia entra, elle vit ses occupants.
Les membres du clan captifs n’avaient pas été épargnés. Tous se trouvaient dans un triste état. Peu semblaient encore sauvables et le choc tenait chacun des arrivants. Le regard de Neavia se porta sur chacun des visages qu’elle reconnaissait, un pincement au cœur la prenait à chaque fois qu’elle observait les sévices qui leur avaient été imposés.
La suite de prisonniers était des coups de surins successifs qu’on lui infligeait. Chaque pas entrepris par la chasseresse devint une épreuve et cela ne pouvait la préparer au spectacle qu’elle découvrit par la suite. Neavia s'arrête face à plusieurs corps à l’arrière de la cellule. Des habits avaient été placés au-dessus de ces prisonniers en un signe de respect par leurs camarades tel un linceul pour les dépouilles. Quand Druïg dévoila les visages, le poids du monde semblait tomber sur les épaules de la jeune femme.
La figure ensanglantée de Kïron se révéla à Neavia, il paraissait calme. Les yeux définitivement clos. La chasseresse et son esprit s’étaient arrêtés. Stoppé par cette image dont elles ne voulaient pas reconnaître l'existence. Toute la dure réalité qui n’était pas loin de la briser.
Des larmes qu’elle n'arrivait à refréner coulaient sur ses joues, mais Neavia n’eut pas le temps d’exprimer toute sa tristesse, que son attention fut arrachée par un cri.
Le prospecteur précédemment assommé s’était levé du sol, le visage ensanglanté en une vision cauchemardesque.
Tout sourire, il n’avait pas perdu une seconde pour s’attaquer au chasseur le plus proche, le projetant contre le mur d’une force animale. Le second sur lequel il se déchaînait tentait de le repousser. Son couteau sifflait dans l’air, mais le prospecteur avait ramassé une hache.
Il avançait tel un taureau soufflant ivre de combats, son arme entre ses grosses mains.
Son arme décrivait des courbes lentes et destructrices que les chasseurs ne voulaient pas tester. Tous esquivèrent la tempête de colère qui se secouait le milieu de la salle. Le plus courageux des Ehnşceïd, ou le plus inconscient tenta sa chance en plantant sa lame dans l’arrière de la jambe du prospecteur.
L'impérial se retourna en criant, et comme si de rien n'était, retint la main et le couteau toujours plongé dans sa chair pour attaquer son agresseur. La hache du prospecteur s’enfonça avec force dans le buste de sa victime en un craquement d’os à faire froid dans le dos. L’homme libre s'écroula sans vie, les yeux choqués et grand ouverts.
Le prospecteur, équipé de sa hache toute rouge, avait goûté au sang et telle une bête sauvage en appelait encore plus de ses vœux. Les chasseurs étaient comme des enfants tentant de repousser un bien inquiétant animal. Nombre d'Ehnşceïd combattaient en l’entourant. Les premiers morts qui gisaient au sol avertissaient leurs frères et sœurs de la dangerosité de leur ennemi. Ainsi, tous restaient à distance en harcelant l’homme de leurs lames.
Neavia qui avait l’esprit embrumé par la tristesse et la colère du puiser au plus profond d’elle pour agir. Pour continuer à trouver du sens à ses actions.
Les chasseurs étaient comme une meute de Weavërn, persécutant leur proie. Mais même avec toute la précaution du monde, certains y laissèrent des plumes. La hache du prospecteur se ficha dans une jambe. Elle cloua le pauvre homme sur place et l'impérial dans sa lancée coucha le chasseur d’une puissante gauche. Son visage fut déformé et quelques-unes de ses dents parsemaient le plancher.
Neavia activait le mécanisme de son arbalète. Il fallait intervenir, et vite. S’agenouillant, elle glissa ses carreaux dans les chambres de son arme et tendit sa corde. Une fois apprêtée, elle visa. Sa vue se trouvait encore brouillée par ses larmes, mais elle se concentrait pleinement. La vie de ses camarades en dépendait.
L’homme bougeait comme une tornade qui se déchaînait sans faiblir. Neavia avait du mal à le garder dans sa mire. Ses mains tremblaient comme rarement auparavant. Elle laissait passer des occasions par peur de toucher les autres chasseurs, jusqu'à ce qu’elle se force à agir. Son doigt enclencha lentement la détente et le carreau fila pour se planter dans le dos de l’impérial.
— Saloperie de sauvages ! cria le prospecteur en mettant genou à terre.
Neavia l’observait, les Ehnşceïd plongeaient sur lui pour en finir. Dans un sursaut de combativité, le colosse envoya sa hache dans le premier agresseur. Le second vit son coup être paré et le géant lança sur son troisième assaillant son arme.
L'impérial se leva ensuite d’un bond pour converger vers l’une des tables de la pièce. Druïg et l’un des autres chasseurs encore en état se jetèrent sur lui pour l'arrêter. Mais les trois hommes, empêtrés dans leur action, s’écoulèrent sur le mobilier en un grand fracas.
Les trois pugilistes luttèrent bec et ongles, le prospecteur était tel un ours enragé. Il prenait le meilleur sur ses adversaires en les rouant de coups, comme si ses blessures n’étaient pas là.
Neavia enclenchait le levier de son arbalète et approvisionna son arme d’un nouveau carreau, bien trop tard.
La jeune chasseresse entendit un : NON !
Un tir secoua la salle, résonnant avec force dans le bâtiment.
L'homme qui avait combattu avec Druïg gisait au sol, dans une mare grandissante de son sang, le torse troué d’une balle. L’ami de Neavia luttait, mais bien vite du bruit fut audible vers l’entrée.
Le prospecteur gratifia Druïg d’un coup rude de son pistolet le mettant à terre.
Les chasseurs le placèrent en joue, mais avant qu'ils n'agissent la porte fut enfoncée et d’autres impériaux, investissaient la salle en se jetant sur les Ehnşceïd , ou tout du moins s'attaquèrent aux quelques personnes encore debout. Un échange de tirs à courte distance s'engagea. Les carreaux d'arbalète sifflèrent, les balles claquèrent et les cris résonnèrent.
Le massif prospecteur qui quittait le centre de la pièce fit voler le moindre opposant sur son chemin. Il se dirigeait vers Neavia pour lui faire payer son tir chanceux. La jeune chasseresse jeta alors son arme et sauta sur son ventripotent ennemi. La cellule plus petite lui conférait un avantage et les coupures se multiplièrent sur les bras de l’impérial.
Elle luttait avec force et agressivité. Neavia donnait tout dans cette lutte en retranscrivant dans chacun de ses coups sa rage. Sa colère. Elle devint une personne totalement différente, un chat sauvage qui harcelait le prospecteur.
Rien ne semblait pourtant l'arrêter.
Il intercepta l’une des attaques de la chasseresse. Le Tcepeş se planta dans la paume de sa main. L'homme qui souriait asséna alors un revers qui fit voler la jeune femme contre les barreaux.
Le choc éteignit Neavia durant un court instant. Tandis qu’elle se relevait, les oreilles et l’esprit secoués par un acouphène. Elle sentit le corps du prospecteur la plaquer contre l'acier de la cage.
Elle perçut son souffle nauséabond proche de son visage.
— Qu’avons-nous là, une sauvage venue à la rescousse de ses semblables…
Neavia pouvait très bien flairer son sourire carnassier.
— Tu voulais les libérer !? Risquer ta vie pour ça ! fit il en forçant Neavia à tourner la tête vers les cadavres des défunts, en lui tirant les cheveux.
— Tu serais écœuré de savoir comment ils ont couiné quand on s’est amusé avec eux. Ils ont réagi comme des enfants apeurés lors de leurs dernières heures.
Il rigolait mauvaisement.
— Alors que ressens-tu ? Il laissa les réponses fleurirent dans l'esprit de la jeune chasseresse avant de continuer. Ne t’en fais pas, on va s’amuser avec vous aussi.
Le monde de Neavia s’obscurcit quand le prospecteur cogna son frêle corps contre la cellule. Ses joues étaient encore emplies de larmes et tout ne devint que ténèbres.
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