Alek - 9.2
À toute vitesse, Alek et Amicia gagnèrent les ombres. Le magister qui avait traîné quelque peu avait fermé le couvercle de la caisse. Le long fusil à verrou encore dans ses mains. Les deux se fondaient dans le décor, des pas se rapprochaient. Alek se mit presque à retenir sa respiration en observant de son regard vif leur précédente position.
Une ambiance plus tamisée régnait dans l’usine. La lumière de la lampe fut donc la première chose que virent les magisters. Trois hommes apparurent autour de la caisse. Ils se trouvaient équipés de tenues également dépourvues de tout marquage et ils portaient aussi les mêmes armes que celles des contenants.
— Bordel, fit le premier qui s‘approcha. Qui s’est qui l’a ouvert ?
— Encore un de ces foutus gamins de l’orphelinat. On leur avait dit pourtant de ne pas fourrer leur sale nez ici.
— Ils vont m'entendre, Merville scelle moi vite cette caisse. On va alerter l’officier de quart.
Alek se concentrait, il fermait les yeux et sentait les esprits des trois hommes. Leurs sentiments communs penchaient vers la lassitude et l'énervement. Ils devaient être présents en ces lieux depuis bien trop longtemps. L'endroit malgré son calme apparent se trouvait être une boule d’émotions. Alek essayait de se focaliser toujours plus pour ne pas être envahi par les nombreuses pensées des occupants de l’usine.
— Ils sont partis, chuchota Amicia.
Lorsqu’Alek sortit également de son couvert, il vit la caisse avec un nouveau verrou.
— Continuons de chercher, fit le magister. On va peut-être voir plus que de simples fusils.
Amicia acquiesça et reprit son avancée. Alek posant l'arme de contrebande et la rejoignit.
Les étages se succédèrent. Sur l’un d'eux, Alek fut attiré par une large baie vitrée donnant sur le rez-de-chaussée. Son promontoire lui prodiguait une bonne vision sur le plus grand espace de stockage. Les machines habituelles des usines avaient ici fait place à de vastes zones couverts de bâches. Les formes importantes qui se dessinaient en dessous intriguaient le magister.
Alek avança ainsi avec un objectif bien précis en tête. Lorsqu’ils tombèrent sur un escalier, Amicia se permit quelques paroles avant de rallier le rez-de-chaussée.
— Ils ne parlaient pas comme des criminelles.
— Leurs bottes sont de bonne facture tout comme celles de la garde ou des milices.
Tous deux se fixèrent. C'était bien le lieu qu’ils recherchaient. La mort du supérieur d’usine devait être liée à la manufacture des fusils. À voir ce que cachaient les bâches à présent. Cette fois, Alek passa devant. Il dévala à pas de loup les escaliers et foula le sol du bâtiment. Les faiblesses du toit et les fenêtres barricadées ou rafistolées créaient des puits de lumière qui chassaient les ombres. Les lampes des hommes en factions naviguaient également autour des grandes toiles.
Rester dissimulé devint une tâche des plus complexes.
Alek, qui s'était glissé contre l’une des bâches juste après le passage d’une patrouille, se mit à la lever. La curiosité et le poids de ses semaines d'enquête le travaillaient. La fin tissu tombait au sol en révélant au magister toute la stature imposante d’un automate de combat. D’un outil de guerre flambant neuf. Il restait figé face à sa découverte. Si l’usine recelait de ce genre de machine, un danger grave planait sur la cité nation. Encore une fois, le magister ne trouva nul marquage sur ces bêtes d’aciers. Sans un mot Amicia se mit elle aussi à enlever l’une des bâches dévoilant un chenillard dans toute sa splendeur militaire.
Le magister déglutit. Il y avait bien de quoi former une véritable armée au sein de la ville. Il y avait assez de puissance de feu et de matériel pour renverser n'importe quelle famille voire même le pouvoir impérial. Amasser tant d'objets avait dû être un travail long et fastidieux de plusieurs mois. Le meurtre qui avait lancé Alek sur toute cette affaire une goutte dans la mer d’effort que représentaient l’importation et la dissimulation de tant d’équipements. Combien de citoyens avaient pu être poussés dans la tombe pour garder cet endroit secret ?
Le regard d'Alek qui se fixait sur l'acier encore brut des machines fut arraché quand un cri retentit dans la manufacture. Puis ce fut le bruit d’une détonation qui s'ensuivit accompagner du plomb qui frôla le magister.
INTRUS !
DES INTRUS !
Le mausolée industriel venait de prendre vie. L’alerte se porta dans l’usine Gravefer en un écho qui trouva résonance dans la foule de gardes qui se pressait à tous les étages.
Alek s’était jeté contre l’un des engins du rez-de-chaussée dès le premier projectile tiré. Cette attaque en appela rapidement d’autres. Les balles fusèrent dans l’important espace de stockage. Amicia était déjà sur la brèche, son pistolet entre les mains. Par le bruit des bottes, les magisters comprenaient l'arrivée imminente d’adversaire. Ils avaient enfin découvert les origines de l’assassinat, restait maintenant à sortir de ce nid de serpents en vie pour témoigner de leurs trouvailles. La chose allait, semble-t-il, être complexe.
Amicia fut la première à tirer. Son arme de poing éclairait l’espace de son flash lumineux. Les plus proches ennemis s’écroulèrent ainsi fauchés par les précises balles de la magister. Alek se joignit aux échanges.
Alek actionna le marteau de son revolver et visa. Aux étages, des silhouettes se dessinaient derrière les caisses en criblant la position des deux intrus. Alek pointait plutôt son pistolet, tout comme Amicia, sur les groupes qui se pressaient à leur niveau. Le premier homme qui croisa le regard du magister s’écrasa au sol. Alek tirait avec précision depuis le couvert mécanique de l’automate.
Les échanges de tirs avaient réchauffé l’air. Alek transpirait alors qu’il se déplaçait entre les impressionnantes formes d’acier des véhicules. Amicia n’était jamais loin. Ils se protégeaient l’un l’autre, car les balles étaient de plus en plus nombreuses à siffler dans l’aire de stockage.
— SUR TA DROITE ! entendit Alek qui eut juste le temps de se baisser.
Le tir d’Amicia avait stoppé net un des hommes qui s’était trop approché de son camarade. Il n’eut pas l'occasion de remercier la magister, qu’Alek accueillit un important groupe qui se mit à bloquer leur voie plus en avant.
Les munitions du ceinturon commençaient à disparaître. Alors qu’il rechargeait son arme, Alek rejoignit Amicia en s’écrasant contre son couvert.
— Il faut trouver une sortie, lui fit-elle en tournant la tête. Des balles ricochaient contre l’acier qui la protégeait. Il faut trouver une sortie et vite !
Comment… Il fut à son tour obligé de se recroqueviller lorsque l'averse de plomb se fit trop importante.
— Merde, on est mal.
— Qui a eu cette brillante idée déjà ?
Elle n’avait pas tort.
— Arrête, il faut qu’on se tire d’ici. Après, tu pourras te plaindre.
Le sourire d’Amicia était crispé. Ils n’étaient pas dans la meilleure des situations.
Le magister laissa dépasser sa tête de sa protection. La grande porte de l’usine était close, toute sortie de ce côté semblait inenvisageable. Les passerelles sur les flancs des murs menaient à des entrées, mais les étages pullulaient de soldats. Alek laissa son regard se porter plus en hauteur. Les chaînes et grues qui parsemaient ces ombres étaient bien inutiles à première vue. Mais l’une d’elles soutenait une immense cuve d’aciers. Avant qu’il ne puisse l’observer plus en détail, un des projectiles vint raser le bord de son visage en léguant une coupure sur sa joue. Une sensation vive enflamma sa peau. Sa tête le lançait. On aurait dit comme un coup de couteau chauffé à blanc qui laissa Alek grogner de douleur.
Amicia spectatrice s'énerva face à cette première blessure
— Il faut faire quelque chose et maintenant !
Alek malgré les tirs qui résonnaient et les balles qui claquaient tout autour obligea son esprit à travailler. Une idée lui vint. Certes osé, mais c’était la seule.
— Tu vois les grues au dernier étage ?
— Hum…
— Tends les chaînes qui retiennent la cuve avec un peu de chance, elle sera pleine.
— Jamais je ne les ferais céder comme ça…
— Je sais, fais moi confiance.
Difficiles à dire, après tout, ils étaient dans cette situation par sa faute.
—Ça sent encore le plan foireux tout ça.
Ils n’avaient pas le temps de débattre. Alek venait d’abattre un nouveau garde. Amicia semblait comprendre le projet de son coéquipier.
— Je te couvre vas y ! lança alors Amicia.
Alek respira un grand coup. Il lui fallait se rapprocher des chaînes et quitter sa protection actuelle. Quand il s’apprêta à se porter au-devant du danger, il entendit Amicia une dernière fois.
— Fais attention !
Amicia était des plus sérieuses. Alek le voyait.
— Toi aussi…
Ils devaient s’en sortir, tous les deux. La discussion avec Néphiline agitait encore l'esprit d'Alek et Amicia n’en était pas étrangère. Mais il ne pouvait se laisser distraire. Il avait besoin de voir clair.
Lorsqu’il bondit hors de sa protection, il discerna derrière lui l’arme d’Amicia tonner. Le magister courait. Il se déplaçait de couvert en couvert. Alek visait de temps à autre les gardes des étages. L’un d’eux fauché par le tir d’Amicia s’écroula sur la frêle rambarde qui céda sous son poids pour l'entraîner jusqu'au rez de chaussé en un cri cinglant.
Alek progressait entre les impressionnantes formes mécaniques cachées par les toiles, il se trouvait comme dans une répétition infinie. Il courait. Il se dissimulait. Il faisait feu et reprenait son avancée. Les projectiles adverses arrivaient de plus en plus proches de lui.
Adossé contre un pilier d’acier, le magister observa le corps d'un des assaillants non loin. La curiosité guida ses gestes et il tira le bras du cadavre. En enlevant la manche, Alek constata un tatouage occuper la peau. C’était le même que ceux qu’imposaient les grandes familles sur leurs miliciens. L’encre noire s’agençait sur le cuir du mort pour former l'insigne des Kardoffs.
Alek tiqua nerveusement en pesant aux rivaux de son père.
La découverte, certes importante, ne pouvait le ralentir, il devait agir pour sortir de cette usine et Alek reprit alors sa dangereuse avancée.
À mi-chemin de son objectif, le magister sentit comme un vent glacial sur sa nuque. Une brise étrange qu’il connaissait bien. Son corps ressentait les arcanes tourbillonner autour de lui. Amicia allait faire étalage de tous ses talents.
Alek entendit d’abord un grondement sourd, presque caverneux. Les nombreuses chaînes sous le toit bougeaient. Se frottaient les unes aux autres. Le magister vit les liens de la cuve s’étirer comme si une force invisible tentait de les faire céder. Alek se dépêchait. Sa coéquipière remplissait sa part, il devait faire la sienne. Mais quand sa course se fit irréfléchie, trop hâtive, une nouvelle salve de balles siffla avant de déchirer l’air à côté de lui. Alek fut fauché par deux projectiles. Il sentit un corps d’acier pénétrer sa chair, puis un second. Leur force coupa toute vigueur au magister qui s'écroula lourdement sur les briquettes du sol.
Pour Alek, tout semblait ralentir. Il ressentait uniquement sa respiration et son cœur qui battait avec une énergie qu’il avait rarement éprouvée. Il tentait de se déplacer, mais son corps paraissait immobile, étranger à tous ses efforts. Seules les balles qui impactaient le dalles autour de lui parvenaient à son esprit. Sa vision était trouble.
Alek tenta de faire usage de ses pouvoirs. Une douleur le tenaillait alors qu’il tâchait de vaincre ses propres faiblesses. Il forçait son bras à bouger. À récupérer le revolver qui reposait sur le sol. Le magister agrippa de toutes ses forces la poignée de l'arme et la tendit en direction du plafond.
Un moment de calme envahit Alek. Comme si le temps était suspendu. Il utilisait ses dernières forces pour apaiser les tremblements de l'arme. Pour tenir éloignée toute la douleur qu’il s'emparait son corps tel un poison insidieux. Un troisième projectile vint se loger dans sa jambe. Il grogna. Mais son art se voyait poussé à leur paroxysme. Il coupait son esprit de tout. Il visa la chaîne, son fermoir qu’il distinguait au loin et pressa la détente de son revolver.
Le coup partit quand Alek lâcha prise.
Son arme puis son bras retombèrent au sol lourdement.
Le corps d'Alek fut de suite envahi par la douleur tel un feu dévorant une forêt d’été. Les tourments qui prenait enfin toute son emprise sur lui ne l'empêcha pas d’observer l’étincelle de sa balle sectionnant l’une des attaches déjà étirées par Amicia. Le tout céda en un craquement d’acier. L'impressionnante cuve vit ses chaînes se rompre et le contenant chuter dans les airs. La citerne s’écrasa contre le sol en un grand fracas. Une explosion toute spectaculaire naquit dans une tempête de feu qui éclaira l’édifice en chassant la moindre parcelle d’ombre. Alek sentit la vague de force et de chaleur le balayer. Mais il ne pouvait plus bouger, à peine réfléchir. L’usine trembla jusqu'à ses plus solides fondations. L'un de ses murs céda en partie dans un nuage de poussière.
Il tourna la tête. Sa joue toucha les froides dallettes du sol et il découvrait quatre gardes enragés se ruer vers lui. Son action devait être châtiée.
Mais un nouveau picotement sur son cou le prit.
Il vit les quatre hommes armés passés très près de l’une de machines, à présent orpheline de sa protection de toile qui prenait feu. L’acier de l’engin se pliait comme du bois moisi et des échardes grises se détachaient pour voler sur les assaillants. Ils furent criblés tous les quatre, leurs hurlements stridents résonnaient alors qu’ils s’éteignaient en gigotant au sol.
Alek sourit malgré tout, son corps semblait étouffer la douleur. Il ne ressentait plus rien comparé aux malheureux qui gémissaient non loin. Quand il commença à fermer les yeux, il vit alors une forme se jeter vers lui. Il ne discernait plus les cris.
Amicia s’agenouillait en relevant le buste d’Alek.
Il ne pouvait bouger, mais son regard se plongeait dans celui d’Amicia. Il utilisa ses dernières forces pour s'exprimer avant qu’un voile ne l'emmène.
— Je crois… avoir compris.
— Tais-toi, conserve tes forces au lieu de parler.
La voix d'Amicia était tremblotante.
Alek voyait les larmes de la magister couler sur son visage.
L'une de ses mains serrait celle d’Alek. Son autre couvrait le flanc ou un sang chaud devait tapisser la peau d’Amicia. Alek apercevait la tristesse et la peur dans le regard de sa coéquipière. À cet exact moment, sans le moindre de ses pouvoirs, il semblait comprendre les sentiments d'Amicia et les siens.
Ce dont il n’avait jamais été sûr devenait lisible et logique. Tous ces doutes des derniers mois venaient de voler en éclats maintenant au bord du précipice. Il devait en être de même pour Amicia, car elle l’embrassa. Il n’y avait plus rien d'important autour d’eux à présent.
La tempête de feu, les cris...
Alek sentait uniquement le baiser de sa partenaire. Toute la douceur de ses lèvres, toute la tristesse de ses larmes qui tombaient sur son visage. Ironiquement, il percevait toute la tendresse de cet acte malgré ses forces qui le quittaient de plus en plus. Il n'éprouva bientôt plus rien et perdit connaissance dans un mélange de douleur, de peur et de soulagement.
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