La princesse - 4° partie
En prévision, Guenièvre mit une couverture à ma disposition pendant qu’Olga remplaçait les serviettes maculées de sang. Pressées, elles me souhaitèrent une bonne nuit.
Krys insista sur l’importance du repos et se préparait à quitter la pièce. Malgré la fatigue, je souhaitais le retenir.
— S’il vous plaît, Krys, puis-je vous poser une question ?
La main sur la poignée de la porte, il se tourna vers moi. Je désignai les flacons éparpillés sur la petite table.
— Qu’en est-il de ce désaccord entre Jérôme et vous sur la risque d’infection ? » Il fit un signe de tête à une des soignantes et ferma la porte. En l’observant s’installer, je me demandai ce qui me motivait. Avais-je besoin de mieux le connaître ou d’être rassurée sur ses méthodes ? « Et qu’en est-il de ces produits de la ruche, comme vous les appelez. Vous ne vous en servez donc pas seulement comme nourriture ?
Il s’assit près de moi. Je l’inspectai discrètement. Bien des détails m’avaient échappé du fait de la crainte liée aux soins. Il portait un maillot blanc à manches longues. L’air sauvage ressenti ce matin ajoutait à son charme. Ses yeux bleus ne gâchaient rien. Plutôt bien bâti, son corps restait svelte. Je devinais sa force. Il m’avait soulevée avec une telle facilité ! Comment me trouvait-il ? Aimait-il les blondes ? Ce n’est pas si courant. Appréciait-il les longues chevelures ? S’il affectionnait les bien en chair, il devait me juger maigrichonne.
J’ai toujours déclaré à tous ceux qui s’impatientaient que rien ne pressait pour moi côté cœur et me voilà en train d’espérer lui plaire.
— C’est plein de bonnes choses. Vous ne connaissiez pas leur utilité en manière de soin ?
— Pas le moins du monde.
— Quant à la propolis incorporée au mélange que les soignantes ont appliqué sur vos plaies, c’est un composé très puissant. Je n’imagine même pas comment les abeilles ont appris à former un mélange si parfait. Elles associent différentes résines issues de bourgeons d’essences précises pour former une sorte de glu qui se transforme et s’enrichit au contact de leur salive. Une technique que nous aurions bien du mal à reproduire. Elles en obtiennent un produit incroyablement efficace contre les mauvais germes.
— Les germes ne sont-ils pas tous mauvais ?
— Les mauvais sont beaucoup plus rares que les bons.
Le peu que nous connaissions des germes provenait de grimoires qui les désignaient responsables de maladies de toutes sortes. Nous les imaginions très petits, car invisibles et capables de s’introduire dans la moindre de nos blessures. Beaucoup y voyaient un châtiment divin, comme autant d’auxiliaires envoyés pour punir les hommes de leurs péchés. Un fléau devant lequel nous nous retrouvions, en définitive, sans défense. Les mesures drastiques décidées par nos médecins pour éviter leur prolifération – amputations, huile bouillante et autres – étaient unanimement acceptées depuis des siècles. Et voici que les nouveaux venus les remettaient en cause, les ramenant à l’état de croyances délétères. Leur accorder un minimum d’attention me semblait approprié.
— D’où leur vient cette science ?
— Dieu seul le sait. Heureusement, ce qui est bon pour les abeilles est bon pour nous. Le miel contient ces mêmes principes actifs, quoique à un degré moindre. La gelée royale en est riche elle aussi.
— La gelée royale ?
— Oui, c’est un mets destiné aux futures reines. » Il sembla hésiter. Son regard passa de mes yeux à mes lèvres. « Les bébés abeilles qui s’en nourrissent deviennent des princesses. Comme vous !
Surprise par cette allégorie liée à mon rang, je ne parvins à y répondre que par un sourire.
— Vous voulez dire que sans cette nourriture pour reine…
— Elles seraient nées ouvrières.
Estomaquée, je demandais comment un simple aliment pouvait influer autant sur le destin de ces petits êtres. Krys enfonça le clou en déclarant qu’une autre modification dudit aliment, lié à un principe de fécondation différent, produisait des mâles. Devant mon air toujours plus étonné, il ajouta que la nature renfermait en son sein bien des étrangetés, tel le sexe des crocodiles, déterminé par la température du site de nidification. Les années chaudes avantagent les mâles, les fraîches, les femelles…
— Mon père affirme qu’un sang royal coule dans mes veines.
Il me lança un regard en biais.
— Que vous donnait-il à manger ?
Nous rîmes de bon cœur. Il ne se mouillait pas. Même si elles m’avantageaient, je ne croyais pas en ces fadaises. Je l’avais testé en parlant de mon père. Cela n’aurait surpris personne qu’un esclave ait de la difficulté à juger de ces choses. Cependant, celui-ci semblait différent.
Quelqu’un frappa à la porte. Krys ouvrit et revint avec mon repas. « Étendue de la sorte, je ne pourrai rien avaler, dis-je. » Il apporta quelques coussins et parvint à me redresser sans trop me faire souffrir. Sur le plateau se trouvaient un bol de soupe, du pain et du gruau accompagné d’aubergines.
— En voulez-vous ?
— Mangez. Je prendrai mon repas tout à l’heure.
— Alors continuez à m’apprendre des choses. Vous semblez savoir ce que sont les germes.
Il fixa les plaies qui parcouraient mon flanc droit.
— Comme je l’ai dit, il y en a de bons et de mauvais. Dans chacune de vos blessures se déroule un combat pour le territoire, un peu comme aujourd’hui devant le fort. Il s’agit d’une véritable guerre. Les ondulations de vos plaies sont en quelque sorte les fortifications en ruine. Comme pour le fort, il est impossible de les reconstruire en une nuit. Il s’agit donc de favoriser les défenseurs en affaiblissant les assaillants.
— Je vous ai observés et j’ai bien remarqué que c’est ainsi que vous procédiez. Avec vos archers, nombreux et bien entraînés, vous avez plus cherché à nous apporter un appui qu’à attaquer.
— Bien observé, dit-il en souriant. C’est ce que font les produits de la ruche et autres extraits. Ils différencient naturellement les bons des mauvais germes et ne contribuent à détruire véritablement que ces derniers. Ce mélange fabriqué par les abeilles est… d’une exceptionnelle qualité ! Sauf cas particulier, le combat est pratiquement gagné d’avance.
Je me pris au jeu de l’allégorie :
— C’est donc la guerre au sein de mes blessures… Vais-je l’emporter ?
— La peau fait barrage aux germes dangereux. Au contraire des bons, quand ils s’y arrêtent, ils sont désavantagés par son acidité. Ce qu’on appelle l’infection, c’est quand ces derniers prennent l’avantage au sein d’une ouverture, comme vos blessures. Il va y avoir beaucoup de morts là-dessous (son index touchait presque une de mes plaies). Dans les deux camps ! Le pus qui va en sortir bientôt sera le résultat de ce combat. Il s’agit d’un liquide que le corps va expulser car il contient des millions de cadavres et de résidus de toutes sortes.
— Des millions ? J’ai donc une armée de défenseurs à ma disposition ?
— Cela semble étonnant, mais c’est le cas. Si vous survivez, c’est qu’ils ont remporté la guerre.
Je ne pus m’empêcher de sourire car ce savoir m’intéressait et l’allégorie m’amusait. Si je m’attendais ! Il avait fait fuir les Galiens en quelques heures, m’avait soignée en un éclair et, dans l’instant, il m’expliquait comment le corps fonctionnait. Des choses dont je n’avais jamais entendu parler. Des choses que, peut-être, aucun livre ne détaillait. Qui avais-je en face de moi ?
— Et je ne suis même pas leur général ?
— Vous l’êtes. Vous ne vous en rendez pas compte, mais vous envoyez, à chaque instant, des myriades de missives vers vos forces arrière et en décryptez autant. Grâce à ces messages, tous savent où et comment agir. Ces soldats ne boivent pas, ne se droguent pas, ils restent en vigilance maximale en permanence. S’ils sont débordés, ils vous alarment pour que vous rassembliez de nouvelles armées. Elles se déplaceront à la vitesse du flux sanguin de vos artères et se battront une fois sur place.
— Sont-elles bien nourries ? questionnai-je sur le ton de la plaisanterie.
— Bonne question. Ils sont ce que vous faites de votre corps. Si vous vivez sainement, ils sont forts.
J’avais déjà remarqué chez certaines de mes amies combien leur regard « brillait » lorsqu’elles admiraient une personne de l’autre sexe. J’avais toujours estimé ce type d’expression dangereusement… explicite ! Cette fois, je me demandais si, alors qu’il me parlait, il n’en était pas de même pour moi. S’il y était sensible, il se dirait sans doute qu’il venait de marquer quelques points. Mais il en avait déjà gagné tellement, et ce, depuis le début de notre rencontre.
— Le cas échéant, il arrive que vos défenseurs perdent la bataille, soit que les attaquants sont trop nombreux, soit que vos défenseurs sont trop faibles. Dans ce cas, votre corps va changer de stratégie. Il passe au plan B.
— Le fameux plan B…, m’amusai-je. Mon père utilise souvent cette expression avec ses ministres…
— Les défenseurs submergés, le corps va augmenter sa température afin de tenter d’éradiquer les attaquants ou de les freiner. Vous aurez de la fièvre tant que subsistera le moindre risque. Pour y arriver, il monopolisera une bonne partie de vos ressources, ce qui explique la fatigue intense.
— Mais, si ma température augmente, cela va aussi affaiblir mes défenseurs, non ?
— Au contraire, ils sont favorisés. Le déclenchement de la fièvre est signe que les mauvais germes ont franchi les premières lignes de défense et sont en mesure de se répandre partout. Pour donner le temps à vos armées de se reconstituer, il faut trouver le moyen de ralentir l’ennemi. La chaleur augmentant, il suffoque et se multiplie moins rapidement, à l’inverse des vôtres. Votre cœur va battre plus vite dans le but d’accélérer le mouvement de vos troupes vers les moindres recoins du corps où il peut se nicher. Si vous disposez de suffisamment de ressources pour continuer le combat, c’est imparable comme stratégie.
— Ressources ?
— Vous devez avoir une alimentation saine.
— Mais… Je ne comprends pas. Habituellement, nous considérons la fièvre comme une maladie à combattre.
— C’est une grave erreur. C’est la cause qu’il faut combattre, pas la réaction défensive.
— Une erreur de plus…
— Heureusement, la fièvre est difficile à éradiquer. Lors de la guérison, ceux qui se sont acharnés contre elle croient qu’ils y sont pour quelque chose alors que celle-ci serait arrivée dans le même temps sans rien faire.
— Mais la fièvre tue parfois.
— Oui, et c’est pour cela que certains croient qu’elle est notre ennemie. Les personnes à la santé fragile peuvent même être emportées par un simple rhume. L’avantage que la fièvre procure ne suffit pas à leur système de défense, trop faible pour se battre. Dans ce cas, soit la température continue à augmenter en pure perte, soit elle s’éternise. On peut alors lutter contre elle, pour un résultat souvent incertain.
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