Rapport de guerre - 2° partie
J’en restais coi. Plus nous échangions, plus mon choix m’apparaissait évident. J’avais échappé à l’huile bouillante, voire à l’amputation. Si, toutefois, Krys était dans le vrai. Toute à ces pensées, je l’entendis à peine terminer sa phrase.
— …tu ne la perdras pas.
Il semblait si sûr de lui. Cela me rassurait et me surprenait tour à tour. Nous étions bien loin du compte. Nombre de nos blessés allaient perdre un membre, sinon la vie, pour avoir été pris en charge selon nos méthodes.
— Tu as soigné les nôtres avec ces larves de mouches vertes ?
— Tout à l’heure, j’ai vu passer quelqu’un, le père d’un soldat. Il était là… attends, le voilà.
— Maître Mopin . C’est un des nobles qui ont rejoint l’armée pour défendre le pays. Leur progéniture les rappelle parfois à leurs responsabilités en prenant les armes les premiers.
— Il est venu me trouver, avec d’autres, pour me féliciter et…
— Il y a de quoi.
— Il avait appris que nous t’avions soignée et il a fait le lien avec les bougonnements de Jérôme. Il a voulu en savoir plus. J’ai dû le convaincre car il m’a demandé de rendre visite à son fils.
— Oui, quelqu’un de courageux. Il a été blessé il y a quelques jours en s’en prenant aux attaquants qui fracassaient la muraille avec leurs béliers. Il mérite les soins que tu peux lui apporter.
— Pourquoi n’avez-vous pas évacué les blessés ?
— Les Galiens ont envoyé des brigades de chaque côté du fort afin de couper toutes communications et piller les villages environnants.
— Hum ! Nous avons peut-être eu de la chance de ne pas tomber sur eux en traversant le bras de mer.
— Vous les auriez décimés.
Ils seraient aussi arrivés trop tard pour nous sauver. Galiens, vous avez joué perdant sur ce coup.
— De tout ceci, dis-je, je retiens que nous employons des méthodes qui nous nuisent…
Il n’intervint pas car il me voyait réfléchir. Pouvons-nous demeurer dans l’erreur si longtemps sans nous en rendre compte et nous faire moucher dès la première occasion par des nouveaux venus ?
— La raison pour laquelle vous seriez dans le vrai viendrait-elle de votre éloignement ?
— Ainsi, nous n’aurions pas été contaminés par votre culture ? » Il hochait la tête. « Possible que si nous n’avions pas été faits prisonniers si jeunes et emmenés si loin, nous ferions nous aussi confiance dans les bienfaits thérapeutiques de l’huile bouillante…
Nous rîmes à l’unisson. Confusément, je jugeais le problème important et ne désirais pas changer de sujet.
— Tu sais que les Galiens sont polythéistes ? me demanda-t-il.
Le rapport ne me parut pas évident. Il regardait autour de lui comme pour y débusquer une divinité oubliée.
— Oui, répondis-je, interloquée.
— Leurs dieux sont généralement reliés aux éléments naturels. Le soleil, la foudre, le tonnerre, la terre nourricière. Quant aux tribus sauvages, celles qui n’ont aucun lien avec la civilisation, elles voient des esprits partout : dans les arbres, les animaux, etc.
Il fit une pause.
— Les éléments naturels leur font peur. Ils en font donc des dieux. En les vénérant, ils respectent la nature qui les représente. Ils sont donc plus proches d’elle que nous. C’est tout naturellement qu’ils puisent leur médication dans celle-ci.
Je savais tout cela, mais la relation avec la peur ne m’avait jamais paru si évidente.
— Mais nous aussi.
— Vous ne possédez pas les mêmes freins. Votre foi est basée sur un seul Dieu, non sur des éléments naturels déifiés. Vous n’êtes donc pas conduits à les respecter. L’absence de ce principe de peur propulse le profit en paramètre privilégié. À l’inverse, la médication naturelle constitue un frein au profit. Où est le bénéfice si chacun peut se soigner avec les plantes qu’il trouve dans la forêt comme le font les animaux ? Pour augmenter les recettes et cloisonner cette connaissance aux seuls spécialistes, l’idéal est de transformer les produits naturels. Ils sont ainsi plus difficiles à reproduire. Il restera à convaincre la population de leurs avantages et du danger de la médication naturelle.
— Nos soins auraient déviés à cause de la recherche du profit ?
— À partir du moment où la connaissance est mise de côté à l’avantage d’une caste, oui, et cette mainmise peut durer des siècles. Par leur respect de la nature, les Galiens n’ont pas été tentés d’aller si loin. Et, je vais te dire, ils s’en sortent bien.
Nous nous sommes tus et j’ai réfléchi au rapport établi par Krys entre paganisme et nature. Celle-ci était omniprésente en ce lieu. Nous avions fait halte au milieu d’une vaste clairière. Chaque être vivant signalait sa présence par un chant, un cri, un bourdonnement particulier. La brise elle-même donnait vie à la végétation. La cime des arbres bruissait et les grandes herbes chuchotaient. Je me laissais bercer par cet hymne familier. La présence de Krys me réconfortait.
— La nature est apaisante, dis-je dans un souffle.
Il me regarda un instant, puis ses yeux parcoururent mon corps jusqu’à mes blessures. Je ne pus m’empêcher de prendre une forte inspiration. Je dois avouer qu’à ce moment-là, j’eus très envie d’effleurer sa main. Présent physiquement ou non, il occupait mes pensées. Mais la réalité se rappela à moi telle une évidence et mon statut de princesse fit obstacle à mes désirs les plus profonds. Pourtant, ceux-ci n’étaient pas mauvais. Subitement, dans mon esprit, un mot résonnait et grandissait : pourquoi ?
— Oui, elle l’est, ajouta-t-il simplement.
Mais il répondait à un autre pourquoi.
Je m’efforçai de retrouver le fil de notre discussion. Et je compris la raison pour laquelle il était si présent dans mon esprit. Il ne s’agissait pas que de moi. J’ai toujours été surprise et révulsée de voir à quel point notre peuple souffrait et combien nous peinions à lui fournir une aide efficace. Et voilà que j’entrevoyais la possibilité d’améliorer sa condition. Il ne faudrait pas qu’il arrive malheur à l’homme qui me parlait.
— Au combat, tu es toujours en première ligne. Si tu disparais, toutes tes connaissances s’envolent avec toi. Elles sont perdues…
Soudain, un bruit insolite me parvint. « Tu entends ? Des cavaliers au galop ! » annonçai-je, avant de constater qu’il était déjà en train de se saisir de la javeline récupérée par Hector.
Toutefois, un rapide coup d’œil autour de nous révéla que nous étions seuls à entendre. Thomas remarqua que Krys s’était armé. Il se leva, se saisit de son épée et nous rejoignit. Nous ne savions pas encore ce qu’étaient devenus les renforts. S’ils avaient été écrasés par une division galienne, celle-ci pouvait fondre sur nous à tout moment.
Les sentinelles confirmèrent l’arrivée imminente de cavaliers. Peu après, leurs signes annoncèrent la présence de simples messagers. Deux d’entre eux traversèrent le camp et se dirigèrent vers le général. Je les reconnus, il s’agissait des hommes que Gauthier avait dépêchés vers la capitale pour y signifier notre victoire. Après qu’ils eurent rendu compte, je demandai :
— Et qu’en est-il du roi ?
— Un courrier a été missionné pour le prévenir, princesse.
— Il ne vient pas à notre rencontre ?
— Il… Il est allé se réfugier chez le roi Henri, princesse.
— Il est… Avec combien d’hommes ?
— Il a laissé cinq cents hommes pour protéger le château.
— Mais il est parti chez le roi Henri avec combien d’hommes, soldat ?
— Mille cinq cents, princesse.
Je me tournai vers le général, le visage décomposé. Comme moi, la surprise le tétanisait. Krys me regardait sans exprimer d’émotion particulière. Ainsi, père avait prévu notre défaite… Et sans doute aussi la prise du château.
Je restai sans voix. Le roi avait misé sur la perte de tout le royaume ! Les cinq cents soldats postés sur les remparts du château ne servaient qu’à démontrer qu’il ne l’avait pas laissé sans défense. N’étions-nous là que pour protéger sa fuite ?
Je tentai de me mettre à sa place. Qui aurait misé sur nous avant l’arrivée de Krys ? Aurions-nous remporté la victoire avec les renforts promis ? Avec la façade sud en ruine, je n’en étais pas sûre. Toutefois, une promesse restait une promesse. Il aurait pu nous venir en aide et ne s’enfuir qu’après s’être rendu compte que tout était perdu. Comme on m’avait conseillée de le faire…
Toute joie avait disparu des visages de mes compagnons. Je me rendis compte que j’en étais la cause. Peut-être n’aurais-je dû m’enquérir de la situation qu’en présence des officiers. Ceux-ci regardaient le sol. Krys et ses compagnons me dévisageaient, attentifs. Je leur souris et haussai les épaules.
J’espérai tourner la page rapidement.
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