Sous cloche - 3° partie

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Lors de la visite du soir, j’en profitai pour demander des nouvelles à Tamara. Les nouveaux arrivants éveillaient la curiosité du plus grand nombre, et j’en faisais partie. J’appris que Krys invitait les membres du groupe à se mêler avec la population. Certains adhéraient à cette idée le plus naturellement du monde et partageaient leurs expériences. Mais certaines personnes, surtout les mères de famille du peuple, les incitaient, elles, les femmes du groupe, à ne plus s’entraîner, à ne pas travailler avec les hommes et juste à penser se marier.

— C’est comme cela ici. Votre exemple permettra peut-être de faire évoluer les mentalités.

— Krys nous invite à continuer tout en évitant de provoquer la population. Nous cherchons à être le plus agréable et le plus humble possible.

— Oui, c’est important, vous devez vous faire aimer du peuple. C’est comme cela que nous changerons. Mais vous, ne changez rien. Ne changez surtout rien.

— Nous avions peur que certains nous quittent pour se mêler à la population ou visiter les autres royaumes.

— Et ?

— Pour l’instant personne n’est encore parti.

— Vous êtes unis. Tant mieux. Au fait…

— Oui ?

— Je n’ai pas remarqué beaucoup de liaisons parmi vous.

— C’est que… C’est compliqué.

— Compliqué ?

— Oui… hésita-t-elle. C’est toute une histoire.

— Raconte, la pressai-je.

— Bon. C’était au tout début, lorsque nous nous sommes sauvés. Dès le deuxième jour de fuite, le soir, Krys a désiré nous sensibiliser sur de nombreux sujets, dont celui que tu cites, les liaisons, et…

Elle cherchait ses mots. Je les imaginais réunis au milieu de la forêt, exténués, dans l’impossibilité de faire un feu. Pour un début de liberté, la peur devait être omniprésente. Le silence, leur meilleure compagne.

Krys rappela aux fuyards l’impossibilité de prendre la route du retour immédiatement. Il leur fallait se faire oublier, se cacher, le temps que les poursuivants se lassent. Combien de temps ? s’étaient-ils demandé avant de partir. Des semaines. Des mois. Un an, leur fut-il répondu.

À tout moment, plusieurs centaines de Galiens pouvaient fondre sur eux, de jour comme de nuit. Cela engendrait deux problèmes principaux.

De peur qu’un des fuyards ne soit repris et ne parle, chacun devait ignorer leur destination. Ils effectueraient des détours et utiliseraient toutes sortes de ruses pour tromper les poursuivants. « Notre invisibilité est à ce prix, avait déclaré Krys. Mais il ne nous suffit pas de nous cacher. Nous devrons être capables de fuir à toute vitesse. »

Il s’agissait là du second problème à résoudre.

Les yeux rivés sur ses lèvres, j’attendais la suite.

— Et ?

— Et il a déclaré, la mine sombre : les jours, les semaines, les mois vont passer. Imaginez nos chances de réussite si nous devons nous sauver avec des femmes enceintes, ou même, des enfants ? Quelles sont nos chances de succès ?

Les mots étaient lâchés. Par réflexe, je plaçais une main sur ma bouche, saisie par l’enjeu. Cent cinquante jeunes gens allaient vivre ensemble dans l’obligation de conserver intacte leur liberté de mouvement durant des mois. Avec tout ce que cela signifiait.

La question était posée et il revenait à chacun d’y apporter une réponse. La plupart des membres de la troupe avaient entre 17 et 25 ans et les rencontres avec le sexe opposé avaient été rarissimes en captivité. Je comprenais pourquoi Krys cherchait à sensibiliser les fuyards le plus rapidement possible.

Plus tard, Thomas, qui observait chacun s’installer pour la nuit, demanda : « Pour le moment, nous n’avons rien à craindre. Ils sont harassés. Mais demain ? »

Le lendemain, la troupe à nouveau rassemblée, Krys remit le couvert. « Que proposez-vous ? lança-t-il. » Une première réponse fusa :

— Il suffit de rentrer dans les six mois.

— Les Galiens ne peuvent pas se permettre de nous laisser partir, rétorqua-t-il. Ils doivent faire un exemple et sont capables de patrouiller un an. Ils refuseront l’idée de laisser s’échapper autant d’esclaves en une seule fois. Le gouverneur est humilié et il lui faut redorer son blason.

Aucune autre réponse ne fut apportée. Il précisa : « Lorsque nous établirons un camp stable, nous serons très occupés, à tel point que le soir, nous serons bien fatigués. » Et il énuméra l’ensemble des tâches qu’il envisageait, dont la principale serait l’entraînement militaire. Toutefois, il ajouta : « Mais ça ne suffira pas. »

Krys les prévint : la question resterait sur le feu tant qu’elle ne trouverait pas de réponse. Lors d’une réunion des cadres, dont Tamara faisait partie, Korynn fit valoir qu’elle avait remarqué peu de liaisons. « Justement, le moment est bien choisi pour en parler, avait-il ajouté. C’est assez tôt, la fuite actuelle occupe les esprits et fatigue les corps. Si nous attendons trop longtemps, le mal sera fait. » Markus émit l’idée selon laquelle il était impossible de discipliner une telle troupe dans un domaine aussi…. délicat. « Sur tous les autres plans, oui, mais pas celui-là, avait-il déclaré ».

Je m’imaginais le dilemme. Si le groupe était constitué de jeunes nobles, la question s’en trouverait immédiatement résolue : aucune solution possible. Mais il s’agissait d’anciens esclaves.

Alors que chacun attendait la décision, Noah s’activa. Il cherchait des arguments en faveur d’un retour dans les trois mois. De la sorte, la question devenait caduque.

C’est là qu’intervint Servane, une jeune femme que Noah était possiblement en train de courtiser. Elle s’était rendu compte que, même parmi les femmes, beaucoup ignoraient tout de leur période de fertilité. Elle prit la parole pour expliquer comment cela fonctionnait. « Et là, je dois avouer ne jamais avoir assisté à un enseignement entouré d’autant d’attention, ajouta Tamara. » Un long débat s’ensuivit, où chacun désira être entendu. Plusieurs jeunes hommes se regroupèrent pour proposer que les couples qui se formeraient se contenteraient de la période sans danger. Dix à quinze jours à éviter dans le mois, cela leur semblait convenable. Cette solution l’emporta jusqu’à ce qu’une des ainées la remit en cause : la méthode n’était pas fiable à cent pour cent.

Ce jour-là, sans doute pour hâter la délibération, Krys proposa de scinder la troupe en deux : ceux qui prendraient le chemin du retour d’un côté, et ceux qui se cacheraient le temps nécessaire de l’autre. Pour lui, il était hors de question que le groupe se divise sur un sujet aussi important. Ceux favorables à un retour rapide devaient se séparer avant que la destination finale des autres ne devienne par trop évidente.

Jusque-là, il se contentait que répéter la question et tous comprenaient l’urgence d’y répondre. Toutefois, celle-ci se faisait attendre. L’idée de la scission libéra la parole. Rapidement, un groupe se constitua autour de Noah et un autre, plus important, autour de Krys. La masse des indécis, supérieure aux deux factions, se retira également et délibéra. Bruno devint leur porte-parole. Après deux jours de délibérations, il posa la question en ces termes : « Qui connait le mieux les Galiens ? Qui a tout préparé d’avance ? Qui nous a libéré ? Qui sait effacer nos traces, où trouver la nourriture dans le sol, les herbes comestibles, la manière de chasser le gibier ? » Ces questions firent pencher la balance.

— Comment a-t-il trouvé le temps de préparer la fuite ? la coupai-je. Un esclave ne dispose pas d’autant de temps devant lui.

— Guerc l’a affranchi.

— Guerc ?

— Il ne l’a pas perdu pour autant, il savait qu’il n’abandonnerait pas ses compagnons. Mais cela permit à Krys de prendre ses libertés par moments.

Je hochais la tête, impressionnée.

— Et concernant le débat, comment réagissait-il ?

— Il était satisfait. Sur une question comme celle-ci, il ne se voyait pas décider pour tous. Il a attendu que nous prenions notre décision.

Astucieux. En leur laissant le temps de réfléchir par eux-mêmes, et en les plaçant devant leurs responsabilités, la décision devenait personnelle. Volontaire, un engagement a bien plus de chances d’aboutir.

— Qu’est devenu le groupe de Noah ?

— Une bonne partie de ses membres se considéraient trop peu nombreux pour réussir. Finalement, lui et ses amis les plus fidèles ont juré.

— Juré ?

— Pas comme on l’entend habituellement. Cela consistait à répéter trois mots, la main sur le cœur : « Sagesse, force et abnégation ! » une fois seul, puis une fois suivi de l’ensemble de la troupe. Au début, cela n’avait rien d’impressionnant mais, bientôt, ça l’est devenu. Chacun répétait en cœur ces trois mots. Nous faisions corps avec la décision des autres. C’est devenu notre décision et la décision du groupe. Nous l’avons récité des centaines de fois. Une sorte d’union sentimentale, ou cordiale, je ne saurais dire, a fini par nous unir. » Elle me regarda, un sourire rayonnait sur son visage. « Je ne peux pas te décrire ce moment. » Elle secoua la tête en fixant le sol, comme s’il s’agissait d’un instant magique. « Nous étions dans une clairière. Les rayons du soir irisaient le feuillage. » Elle garda le silence quelques secondes, cette fois en hochant la tête. « Il n’était plus question de nous préserver, nous réserver je veux dire, mais de demeurer ensemble, unis à jamais.

Sagesse, force et abnégation. Pour dire non, il faut de la force. Pour comprendre, la sagesse est nécessaire. La sagesse donne la force de dire non. De se dire non. Krys est un sage, j’en étais persuadée. Il est fort. Tout ce que j’aime !

Tamara avait le coin des yeux humides et cela m’émut. Ça ne s’est pas arrêté là. Krys a pris la parole :

— L’autre jour, j’ai présenté la famille sur un plan négatif. Aujourd’hui, nous luttons pour recouvrer notre liberté, mener nos vies à bien, fonder un avenir. Je veux une existence où notre communauté pourra vivre heureuse, où nous élèverons nos enfants sans craindre qu'ils subissent le même sort. Mais cette liberté a un prix dont nous entrerons en possession lorsque nous aurons rejoint la Terre des Hommes. Nous n'avons plus longtemps à attendre, elle est à portée de main, mais soyez patient... J’ai besoin de votre patience.

Il y eut un moment de silence, puis les membres de la troupe se tinrent par la main et les levèrent tous ensemble. Krys, qui tenait celle de Korynn, clama : « Nous sommes une famille. Nous sommes frères. Nous nous battrons pour nos frères. Pour nos sœurs. Pour la vie ! » Et ils clamèrent cela plusieurs fois, au milieu de la forêt.

Lorsqu’ils se séparèrent pour la nuit, la peur avait disparu. Seule subsistait une entière confiance en l’avenir. Il n’était plus question de se préserver, mais de vivre pour l’autre. Une formidable énergie envahit le groupe et tous crurent en leur bonne étoile. La fatigue s’estompa. Même couchés, peu s’endormirent. Quand cela arriva, les astres célestes qu’ils contemplaient scintillaient encore par milliers dans leurs rêves. L’espoir avait pris possession de leur être.

Ce moment gravé dans son cœur, les yeux de ma soignante brillaient. Je hochais la tête pour signifier ma compréhension. Cependant, je demandais :

— Le temps qui passe fait parfois oublier les meilleures résolutions, non ?

Elle me lança un signe affirmatif. Des souvenirs lui revinrent en mémoire.

— Je crois que les femmes ont vécu ce moment plus intensément. Quelques hommes ont peiné à tenir leur engagement mais elles, elles restaient rivées sur leurs promesses. Leur engagement. Même dans ce qui était le plus difficile pour nous, l’entraînement militaire, nous nous sommes données entièrement. Nous avions fixé un objectif : douze mois, et nous y sommes tenues.

Les femmes, plus liées à leurs engagements que les hommes. Je méditais sur la question.

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