La rencontre des rois - 5° partie
— Dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas rabattu son caquet à Hugo ? demanda Robb.
— Je ne sais pas. Peut-être que ça ne l’intéresse pas d’humilier les gens.
— Vous imaginez s’il avait fait la même chose à Hugo qu’à Duncan ? suggéra Owen.
— Le père d’Hugo est très influent. Mieux vaut se garder d’en faire un ennemi, intervint Ingrid.
Nous regardâmes Ingrid. Plusieurs acquiescèrent. Je me mis à rire.
— Pourquoi tu ris ? s’étonna Robb.
— Nous… Nous n’utilisons plus le phrasé propre aux personnes de notre rang.
Autour du cercle, tous restèrent interdits. Seul William me souriait. Détaché également, Owen haussa les épaules. Décontenancé dans un premier temps, Robb revint à ses interrogations.
— N’empêche, Krys n’a pas pu battre l’armée galienne tout seul, tu ne me feras pas croire ça.
— En plus, ajouta Roger, Hugo a battu Noah. Il aurait certainement battu les immortels.
— Je les ai appelés immortels parce qu’ils pouvaient prendre des coups sans broncher. Pas parce qu’ils étaient les plus forts.
— Vrai ? s’étonna Robb.
— Mais ce n’est pas vraiment eux qui ont changé le cours de la bataille. Ce sont surtout les archers. Ils sont capables de tirer quinze flèches à la minute sans rater leur cible. Ou presque.
— Tu nous charries, là, objecta Owen.
— Allez, on arrête là, tu nous as bien eu, targua Robb en riant.
— Qui a gagné le tournoi de tir à l’arc, demanda Owen à William ?
— Hugo.
— Il y avait des membres du groupe des sudistes ?
— Sudistes ? demandai-je.
Tous se tournèrent vers moi, surpris de mon ignorance.
— C’est comme ça qu’on appelle le groupe de Krys, répondit Owen.
— Ton père utilise ce terme en tout cas, précisa William. Et, pour répondre à ta question, Owen, oui, il y avait au moins une jeune femme.
— Et elle a perdu ?
— Elle est arrivée troisième. Je me rappelle qu’après la compétition, elle a passé sa rage sur une cible en tirant comme une folle tout en se déplaçant. Malgré la cadence, elle est toujours restée proche du centre de la cible. Possible qu’elle tirait plus d’une flèche toutes les deux ou trois secondes. Possible. En tout cas, je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi rapide. Si la compétition portait sur la fréquence, le déplacement et la justesse de tir, elle aurait certainement gagné.
— Eh bien, ils sont presque tous comme elle dans le groupe, ajoutai-je. Vous imaginez cent personnes qui tirent à cette vitesse ? Les dégâts qu’ils peuvent causer ?
— Ça ne tient pas la route ton affaire, s’exclama Robb. Cent archers à quinze flèches par minute, ça fait mille cinq cents morts la minute. L’armée ennemie aurait été détruite en un rien de temps !
— C’est ça. C’est ce qui se serait passé si les Galiens ne se protégeaient pas derrière leurs boucliers. Les archers cherchaient continuellement la faille. Lorsque, finalement, ils tiraient, si le point faible n’avait pas été refermé d’ici-là, l’adversaire était perdu. C’est juste que leur rapidité et leur précision leur permettait d’abattre l’ennemi beaucoup plus rapidement et sûrement. C’est cela qui a fait la différence. Plus encore que la présence des immortels.
— Ça se tient, estima William, ça se tient.
Plusieurs me regardaient. Sans doute avais-je réussi à les convaincre.
— Dans la réalité, les cibles bougent, précisai-je. Atteindre une cible fixe lors d’une compétition ne signifie rien. En temps de guerre, personne ne reste planté en terre en attendant qu’on lui tire dessus. L’ennemi n’est pas sot. Sans compter les facteurs aggravants : la peur et les projectiles qui volent dans tous les sens, tout cela fait perdre nos moyens.
Il y eut un moment de silence. Peut-être, pour la première fois, chacun se représentait ce qu’était réellement la guerre. Les jeunes nobles s’enorgueillissaient généralement de leur adresse sans imaginer la distance qui les séparait de la réalité.
— Tu veux dire qu’Hugo n’est pas si fort que ça ? demanda Léa.
— C’est exactement ça. Sur le champ de bataille, la plupart des tirs n’aboutissent pas. Que la cible soit mobile ou que le tireur se déplace, plus de neuf tirs sur dix manquent leurs cibles.
— Dans ces conditions, ça ne sert à rien d’apprendre alors ? se surprit à dire Ingrid.
— Atteindre une cible mouvante par moment, ça vaut quand même le coup, tempéra William. En tant qu’archer, vous êtes protégé derrière les autres et vous éliminez ou blessez un ennemi de temps en temps. Sur la durée, ça finit par compter.
— Je n’ai jamais vu personne s’entraîner sur cible mobile, s’étonna Robb. C’est si difficile que ça ?
Les princes de notre petit groupe se mordaient la lèvre.
— Sara a raison, reconnut Owen. Il faudrait s’entraîner en condition réelle, pas pour la compétition.
— Imaginez un archer à cheval capable d’atteindre une cible mobile une fois sur deux ou sur trois, suggérai-je. Même poursuivi, il est tout simplement invincible.
— Tu exagères encore, lança Robb.
— Imagine ! Tu es poursuivi par des cavaliers. Si tu vises juste, aucun ne peut te rattraper.
— Mais eux, ils tirent aussi. Ils sont plus nombreux. Ils t’atteignent.
— Ils sont mobiles et visent une cible mobile. Ils te ratent. Toi, en principe, tu les as tous, même si ton cheval est légèrement moins rapide que les leurs.
Sans détermination, tout périclite. Les Galiens nous repoussaient sans cesse sans que nous ne comprenions pourquoi. Krys surgit, les bat, et nous contraint à nous remettre en question. La confiance en nos capacités nous offrirait ce surcroit d’énergie capable de battre l’ennemi. Ragaillardis, nos paysans travailleraient dans la sérénité plutôt que sous la chape de la peur et du doute. Ce renouveau vertueux porterait les royaumes à s’unir et à prendre des décisions communes. Comment avons-nous pu nous enliser au point de croire que la fatalité demeurait notre seule option ?
Emballés par les précisions de mon père, les souverains de la Terre des Hommes allaient également écouter le rapport des princes et la possibilité, pour nos armées, de s’améliorer. Cela suffira-t-il à nous unir ? Si cela se vérifiait, et même si l’interdiction des visites de Krys perdurait, sa venue aura tout de même tout changé. Il ne se sera pas contenté de nous faire gagner la guerre. Peut-être qu’un jour nouveau se levait pour nous.
Nous continuâmes à discuter en nous baladant. Peu à peu, la fatigue se faisait sentir. Tante Hélène me retrouva au détour d’une allée. Elle me fit remarquer le temps qui avait passé et le repos nécessaire pour profiter de la soirée. William, Owen et ma tante me conduisirent dans mes appartements. Je me déshabillai et m’alitai. Elle me réveilla peu après pour la soirée. Je tentai de me lever, mais une douleur m’en empêcha. Elle me regarda la mort dans l’âme et s’excusa. Elle avait trop tardé, se reprocha-t-elle. Elle m’embrassa et je terminai la soirée au lit.
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