Soirée - 2° partie
En fin de soirée, Sara chercha à comprendre les événements de l’ouest du royaume. En véritable professionnel, Andreï rapporta si bien les faits qu’il devint vite l’attraction principale. Tous l’entourèrent, assis sur un tapis ou un pouf.
— Nous ne fûmes pas le seul groupe de comédiens à suivre l’armée. Celle-ci fut déployée le long de la frontière avec le royaume de Tolbard et d’une partie de la côte ouest. Les autorités n’ont pas cru à la version des bandes de pillards ou de pirates. Ils ont rapidement suspecté vos voisins de chercher à vous déstabiliser, afin de vous affaiblir, vous ruiner et remporter une victoire décisive après coup. Votre royaume effraie du fait de la victoire de Bladel et des nouvelles armes dont vous disposez. Comme vous le savez, les dirigeants de ce monde cherchent à rétablir la royauté ici même, car ils craignent que leurs peuples envisagent la possibilité d’une société sans suzerain.
« J’ai eu la chance de suivre votre nouveau dirigeant, celui qu’on appelle Krys. À la surprise de tous, il s’est impliqué personnellement dans la protection des villages. Nombre de mes confrères désiraient couvrir l’événement mais, auprès de lui, il n’en a accepté qu’un seul, moi. Apparemment, j’ai réussi à le convaincre. Il a divisé l’armée en groupes de cinquante à cent hommes, qu’il a réparti dans les villages susceptibles d’être attaqués. Comme nous-mêmes cherchions à obtenir une vue d’ensemble du dispositif, nous nous sommes séparés. Mes compagnons, ici présents, passaient de lieux en lieux selon leur intuition ou revenaient m’épauler quand j’en avais besoin.
« Quand on ne sait pas quand l’ennemi peut attaquer, le temps peut paraître long. Krys désirait que les soldats occupent utilement leur temps, par l’entraînement, mais aussi – qui l’aurait deviné ? – dans la vie du village.
— Qu’ils s’impliquent dans la vie du village… répéta Sara, pensive.
Un verrou venait de s’ouvrir dans son entendement. Quel chef d’armée aurait exigé cela de ses hommes ? L’ancien esclave la surprenait toujours plus.
— Oui. Au départ, il faut comprendre que les soldats logeaient chez l’habitant. Krys a cherché à les convaincre de transformer ce désagrément en opportunité : en s’intéressant à la manière de vivre de leur hôte, à leurs soucis, sans hésiter à les aider dans leurs tâches quotidiennes. En plus de cela, ils avaient pour mission de construire un bâtiment communal très solide, résistant aux flammes, disposant de meurtrières, si possible situé au centre du village, et suffisamment grand pour protéger nombre de villageois en cas d’attaque. Il devait être capable de soutenir un siège, mais aussi, plus simplement, de loger les fonctionnaires ou militaires de passage quand tout allait bien.
— Je vois mal nos soldats accepter de telles conditions, s’étonna Vincent. Les voici soudainement transformés en maçons et paysans.
— C’est ce que je me disais, avant de constater combien ces soldats, pour la plupart, vénèrent leur chef. Sans doute, Bladel y est pour beaucoup. Toutefois, c’est vrai, certains ont protesté. Voici ce qu’il leur a répondu : Si un soldat ne se rend utile que pour la guerre, il servira peu. L’armée doit contribuer à la protection des citoyens, au maintien de l’ordre et participer à la cohésion citoyenne. Dans cette perspective, vous allez gagner en compétences et capacité d’agir utilement. Vous allez fédérer le peuple autour de l’unité du royaume. Nous et le peuple, nous ferons un. »
Un discours imparable, pensa le jeune noble. Qu’allait devenir l’armée ? Sara, elle, se demanda ce que son cousin pensait réellement. Il n’avait pas combattu à Bladel. Sa famille l’en avait-elle empêché ? Ou était-il trop occupé à plaire à son cousin royal pour participer au salut du royaume ?
Elle-même était conquise par les décisions de celui qui l’avait sauvée. Une armée au service du peuple. Des militaires qui sortent de leurs casernes pour ne plus y végéter, mais apporter leur aide à la population. Y aurait-elle pensé elle-même ? Fédérer le peuple autour de l’unité du royaume ! Beau programme…
— Les soldats avaient pour mission de se fondre dans la population, continua Andreï, afin de passer inaperçu à d’éventuels guetteurs. Seuls quelques hommes surveillaient discrètement les alentours, soit depuis les hauteurs, soit depuis des endroits stratégiques définis. En cas d’attaque, tous devaient se regrouper rapidement. Les villageois, hommes, femmes et adolescents étaient invités à participer à la défense.
— Même les femmes ? s’étonna Vincent.
— Oui. Le nombre est très important, il peut suffire à effrayer l’ennemi. Ces derniers s’attendent à détruire un village de paysans sans défense et, subitement, ils tombent sur un groupe nombreux, armé, organisé, qui réagit rapidement.
— Mais les villageois ne savent pas se battre, et elles encore moins.
— Justement. Une des occupations des soldats consiste à entraîner les hommes en état de se battre. Les femmes volontaires sont conviées.
— Ce Krys veut réaliser tant de choses qu’il n’arrivera à rien, supputa Vincent.
— Moi, ça me plait, intervint Julia. J’ai décidé d’apprendre à me battre. S’il faut attendre que les hommes viennent nous défendre…
Elle regarda la princesse. Plusieurs des jeunes femmes présentes hochaient la tête. Sara leur sourit. Elle désirait les encourager à s’emparer des rênes de leur destinée.
— Est-ce que cela a fonctionné ? demanda-t-elle.
— Au-delà des espérances. Jacques, raconte ce que tu as vu.
Le rejeton du chef de groupe s’éclaircit la voix.
— Au début, la présence des soldats rassurait les villageois. Mais ils les craignaient tout autant. Combien de temps allaient-ils rester, combien cela allait coûter, comment protéger leurs filles des goujats parmi eux ? Peut-être même leurs femmes ? Au lieu de cela, voilà que ceux-ci se montraient paisibles et serviables.
— Et qu’est-ce que cela a donné ?
— La populace était méfiante mais elle a joué le jeu – elle n’avait pas vraiment le choix – et un enthousiasme grandissant a rapidement pris possession des villages. Beaucoup d’hommes de guerre ont fini par apprécier cette atmosphère. Ils en sont devenus d’autant plus volontaires. Vous imaginez ? Paysans et soldats construisant un bâtiment ensemble ? Réparant des portes ou fenêtres brisées ? Des toitures emportées ? Et avec la tempête, il y en a eu. Finalement, les villageois eux-mêmes se sont entraidés, ils ont élargi leur niveau de participation à la vie du village.
— L’implication a augmenté, notait Sara.
— Elle s’est généralisée, oui.
Vincent le constatait, la princesse approuvait largement les directives de l’assassin de son père. De plus en plus attentive, ses yeux brillaient. De quoi ? Il se le demandait. Les bonnes intentions ne duraient pas en ce monde. Les soldats disparus, il ne resterait rien de ce sentiment d’entraide et le chacun pour soi reviendrait rapidement. Au galop, même. Qu’espérait-elle ?
— Mais beaucoup parmi ces gens ne sont pas indépendants. Comment réagissaient leurs maîtres ? s’interrogea Bruce.
— Les grands propriétaires terriens n’ont pas vraiment eu le choix. Avec une telle organisation, les quotas n’étaient plus respectés. Mais l’éventualité d’une attaque les calmait.
Sara ne s’inquiétait pas du regard qu’elle affichait, elle désirait tout connaître des réformes de Krys. Celles-ci ressemblaient tant à ce qu’elle avait imaginé de lui. De nombreuses questions émergeaient dans son esprit, bien avant que le récit ne les fasse naître. Le Commandeur agissait comme elle aurait voulu que son père agisse. Les questions qu’elle avait soumises à ses prétendants trouvaient leurs réponses dans ses décisions. Il venait à peine de prendre le pouvoir que déjà une dynamique prenait forme, malgré la tourmente, en une étincelle qu’il fallait attiser. Bientôt elle guérirait, elle le savait. Elle aspirait tant à participer à ces réformes…
Elle regretta immédiatement son manque d’attention. Andreï continuait.
— …jours qu’ils sont là mais les changements sont déjà visibles.
— Les nobles doivent tout de même craindre ces changements, répliqua Vincent.
De quels changements parlait-il ? se demanda Sara. De ceux que certains ici-même craignaient ?
— Partout où il va, il les réunit. Ceux-ci sont demandeurs. Ils veulent savoir qui se cache derrière ces bandes armées et si l’armée les protégera efficacement, ce dont certains doutent.
— Auparavant, nous commercions avec les royaumes voisins, ajouta Vincent. Une bonne part de leur revenu est remis en question par le blocus imposé.
— Comment se comporte Krys devant eux ? s’enquit Sara, peu intéressée par l’animosité de ses puissants voisins.
— Il les écoute. Il les rassure. Il s’engage peu. Il leur pose énormément de questions.
— Il veut savoir comment les choses fonctionnent, estima Vincent. Il n’en sait rien en fait. Je me demande bien où on va.
Sara examina Vincent un court instant.
— À moins qu’il ne s’apprête à réformer. » Et, en direction d’Andreï : « Consulte-t-il autant les villageois ?
— Plus encore. Il étudie leur manière de vivre, les techniques utilisées, leurs problèmes de tous les jours…
— Il va réformer, conclut-elle. » Vincent remarqua son poing droit serré. « Il ne s’intéresse pas uniquement à la défense du territoire. Il cherche à faire d’une pierre deux coups.
D’après le chef de la troupe, Krys réfléchissait énormément, parfois avec ses amis, parfois seul. Puis la tempête est arrivée. Il s’est alors calfeutré et s’est mis à dessiner des plans.
— Des plans ? s’étonna Bruce.
— Oui, des appareils, des instruments, toutes sortes de choses. J’ai jeté un œil. Il ne s’agissait pas de mobilier, si vous voyez ce que je veux dire.
Des longues-vues, des chaises roulantes, que va-t-il encore inventer ? se demanda la fille du roi. La réforme ! Il allait réformer. Survoltée, constatant qu’Andreï avait terminé, elle lança :
— D’accord pour la démonstration !
— Aaaah ! s’écria Julia. On va y avoir droit.
— Vous allez assister à une grande première, annonça Lucette.
— Allez me chercher le plus gros des coussins.
— Vous avez peur de tomber ?
— Quitte à faire une démonstration, autant tester quelque chose de nouveau.
Andreï s’amusa de cette soudaine agitation. Allie plaça une figurine sur un petit meuble, tandis qu’Alina étalait un épais tapis au sol, recouvert d’un impressionnant coussin. Lucette tendit une bille de bois à Sara. Lorsque tout fut prêt, celle-ci se leva sur une jambe et sautilla jusqu’à la figurine.
— La bille de bois fait office de couteau, expliqua Lucette. La figurine, c’est la cible.
— Eh, vous êtes beaucoup trop près ! protesta Julia. Et vous tournez le dos à…
— Juste pour prendre mon élan. Vous êtes prêts ?
Tous la regardaient dans le plus grand silence. Lucette ne comprenait pas pourquoi elle avait besoin d’élan pour lancer une simple bille. Allie s’inquiétait. Anne admirait ce corps en équilibre parfait. Vincent ce corps parfait en équilibre. Bruce espérait comprendre comment ces jeunes filles s’étaient rendues maîtres de cette bande armée et Andreï s’il s’agissait d’un jeu connu à la cour du roi.
— Prêts ! jeta Lucette.
La princesse, le dos tourné à la figurine, remplit ses poumons et prit son élan. En six sauts, elle se retrouva près du coussin. D’un cri, elle virevolta sur elle-même, se retourna tête la première, se reçut sur les épaules, fit un roulé-boulé arrière et se récupéra sur une jambe. Elle sautilla légèrement jusqu’à stabiliser sa position et salua l’assistance, médusée.
Premier à réagir, Andreï applaudit, suivi de tous.
— On aurait bien besoin de quelqu’un comme elle, fit-il. Une véritable acrobate.
— Mais ? ce n’est pas ce qu’on avait dit, bouda Lucette.
— Mais si !
Ses yeux fixés sur la figurine invitaient chacun à suivre la direction suggérée. Lucette se cacha le visage de stupéfaction. L’objet traînait au sol, la bille non loin de lui.
— Mais… Comment…
— Vous n’avez pas vu ?
Devant l’air surpris qu’ils affichaient, Sara soupira : « Ne me dites pas que je doive recommencer… »
Elle recommença, cette fois-ci en jetant la bille au moyen d’un geste ample, geste qui eut lieu au moment où elle se retournait sur elle-même, face à sa cible, avant de se retourner sur le coussin, de rouler sur elle-même pour se retrouver debout. Les applaudissements en furent d’autant plus nourris.
— Et c’est ainsi, fit Lucette d’un ton solennel, que la princesse nous montra comment procéder, et ainsi que nous anéantîmes de nombreux et dangereux guerriers.
Elle se courba en salutations, satisfaite de son effet.
— Elle aussi, nous pourrions l’engager, s’amusa Andreï.
Il se faisait tard. Les invités s’apprêtaient à partir lorsqu’Andreï déclara à la princesse :
— J’ai beaucoup aimé cette soirée. Vous êtes vraiment une femme formidable. » Il regarda les jeunes filles. « Vous aussi, mesdemoiselles, vous êtes incroyables. Vous avez réussi quelque chose de grand. Et, pour mélanger choux et navets, c’était un excellent repas. Merci à vous toutes.
Sur le pas de la porte donnant accès aux appartements royaux, la princesse tendit une petite bourse au chef de la troupe.
— Pour vous remercier de votre passage chez nous. Et des nouvelles que vous nous avez apportées.
Il se retourna. Bruce, Vincent et Robert étaient déjà parti. Jacques et Anne l’attendaient, quelques marches plus bas. À la fille du roi, il avoua :
— Vous savez, il y a quelque chose… » Il hésita. « Ce soir, vous m’avez fait penser au Commandeur Krys. Vous raisonnez comme lui. Exactement comme lui.
Il hochait la tête en souriant. Sara sentit son cœur se nouer.
— Et vous avez la même hargne que lui. Vous suscitez l’action. Et l’esprit volontaire. » Il prit encore un temps, son regard parcourait les colonnes de pierres. « Il va réformer, vous l’avez deviné. J’ai confiance. Nous allons continuer à le suivre. Je reviendrai vers vous.
Il salua. La princesse, émue, lui sourit tant bien que mal. Pour pallier sa gêne, elle l’accompagna d’un signe de la main.
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