La galerie des rats

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En sortant de chez eux, leurs regards se portaient sur une ville connue, aux avenues familières, aux visages baissés, fermés mais rassurants. C’était les visages de la vie, de la frénésie citadine. Les visages de la normalité sécurisante. Ils se sentaient bien dans cette agitation, où tous allaient dans des directions opposées, mais chacun avec un but défini. Eux aussi avaient un but, et si dans le tumulte vrombissant des voix mêlées aux moteurs, ils se sentaient parfois perdus, au moins ils savaient qu’on les attendait, quelque part. Alors ils marchaient, tête baissée, le long de ces allées piétonnes, longeant les boulevards comme des flots de chair, des cohortes de vers rampants sous un ciel qu’ils ne regardaient plus.

Le ciel était devenu inexistant. Dans la ville, le ciel était une curiosité qui n’avait plus sa place. Il n’était pour eux qu’un plafond aux couleurs changeantes, et lorsque les étoiles, la nuit, étaient un peu trop visibles, ils s’étonnaient de ces points de lumière au-dessus de leur tête, avant de rabaisser leurs yeux sur l’endroit où allait se poser leur prochain pas. Rien d’autre n’était important, que les allées et venues de ces êtres hébétés aux mouvements robotiques.

Le vacarme d’une vie trépidante exerçait sur moi une pression monumentale. Lorsque leurs voix m’assaillaient, je me sentais enfoncé dans le sol et, les mains sur les oreilles, je fermais les yeux très fort en essayant, par mes incantations, de les faire disparaître. Leurs corps, leur empressement, les chocs et les impatiences m’amenaient au seuil de la mort, dans une agonie aliénante qui faisait surgir en moi des pulsions démentielles.

Une nuit où la chaleur d’un été brûlant avait amplifié le phénomène assourdissant des vies humaines déchaînées, je me rendis à la cave et me mis à creuser vers les ténèbres, vers le silence. Je sentis la terre fraîche et voulus m’y enterrer. Autour de moi, je vis des rats me regarder ; spectateurs curieux de mon obsession nocturne. Je creusai, creusai, et les cris des rongeurs remplacèrent peu à peu le brouhaha des voix dans ma tête. Des cris aigus, brefs, identifiables, uniques. Je maniai la pelle jusqu’à l’aube.

Les rats m’entouraient dans le gouffre que j’avais creusé. Les monticules de terre noire s’élevaient contre les murs de la cave, quand soudain je me sentis aspiré dans le sol. Je poussai un cri aigu, qui rejoignit les vivats des rongeurs spectateurs de ma détresse.

Ma chute s’arrêta sur un tas de terre fraîche, quelques mètres plus bas. J’attrapai ma lampe-torche tombée avec moi, et mon regard se porta de chaque côté d’un immense tunnel qui filait, droit, s’enfonçant dans une obscurité totale. Le sol était d’un gris mouvant, comme une rivière. En portant le faisceau dessus, je vis qu’il s’agissait d’un flot ininterrompu de rats, les uns derrière les autres, courant dans une même direction. À mes pieds, ils formaient un léger écart pour me contourner. Aucun ne me portait d’attention, aucun ne s’arrêtait. Ils ressemblaient à ces êtres humains, à la surface, entraînés par un joueur de flûte tissant leur destin dans un tumulte constant.

Troublé, j’escaladai non sans mal le trou creusé depuis ma cave et rejoignis ma maison. Il me sembla voir, dans les coins de chaque pièce, sur les étagères, sous mon lit et dans mes placards, leurs yeux rouges et leurs queues ondulantes.

Le lendemain, en rentrant chez moi, je descendis à nouveau, pour observer ce flot hypnotisant de rongeurs courant vers une destination mystérieuse. Le tumulte des vies humaines laissa place, dans mon esprit, au bruit de leurs pattes, aux cris perçants qu’ils émettaient. Je me mis à quatre pattes, courbai le dos, et poussai un couinement aigu.

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