Plainte

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Bureau des plaintes

  Un homme vêtu d'une toge attend patiemment, un ticket dans la main. Dans une salle d'attente, de nombreuses personnes prennent également leur mal en patience. Il gratte sa longue barbe qui descend jusqu'à son torse et rabat ses longs cheveux noirs vers l'arrière. Un écran affiche son numéro.

— Ah, c'est pas dommage, j'ai cru que ça durerait une éternité !

Comme l'indique le prompteur, il se lève et se rend au 338ème bureau. Un guichet comme un autre, deux cloisons sur les côtés pour le séparer des autres, une table qui sert de comptoir pour l'agent de service, deux chaises. Il s'assoit. Face à lui, l'homme affiche un air légèrement hautain et semble passablement s'ennuyer.

— Bonjour, je viens déposer une plainte. J'ai plus de réseau.

Levant un sourcil, le guichetier soupire puis rétorque, agacé :

— Attendez, commencez déjà par me dire votre état civil : Nom, prénom, profession, lieu de résidence.

Visiblement énervé, le barbu souffle.

— De Nazareth.

— Mazarin ?

— Non, Nazareth, avec un N comme nouille.

— Dites, restez courtois je vous prie.

Sourire en coin sur les lèvres du chevelu.

— De Nazareth, Jésus, Charpentier, Paradis célèste.

L'employé griffonne sur un formulaire. Sur un ton lassé, il demande :

— Donc, qu'est-ce qui vous amène ?

— J'ai plus de réseau avec mes fidèles. J'ai regardé, vérifié, j'ai appelé le service client, rien à faire.

— Vous avez essayé de tout débrancher et de rebrancher ensuite ?

Jésus hausse les épaules et fronce les sourcils.

— Non, mais sérieusement, vous croyez vraiment que j'aurais pas vérifié avant de venir ici ? J'ai fait trois jours de queue, je suis pas débile.

— Vous savez, j'en vois de toutes les couleurs. Donc, vous avez fait cette procédure ?

— Bien évidemment ! Mais non, toujours aucun réseau.

— Je comprends pas bien, vous n'avez plus de ligne ?

— Voilà, je ne reçois plus rien de mes fidèles. C'est agaçant, surtout que, sans moi, ils font n'importe quoi. Si vous faites pas quelque chose, d'ici un mois, c'est le bordel. Vous vous rendez pas compte, c'est des inconscients.

— Attendez, attendez, attendez. Depuis combien de temps n'avez-vous plus de connexion ?

— Depuis six jours.

— Bon, déjà, on va vous faire un rabais sur les tarifs, on est commerçants ici. Ensuite, donnez-moi quelques précisions, je vais vérifier sur la base de données.

Fouillant dans sa toge, Jésus sort quelques papiers qu'il tend à son vis-à-vis.

— Tenez, c'est mon contrat.

Quelques ânonnements s'échappent de l'opérateur pendant qu'il consulte rapidement les documents.

— Je vois que vous êtes le Messie de la religion Catholique Chrétienne depuis environ deux-mille ans. Je vais vérifier tout ça.

Genoux croisés, Jésus patiente, tapotant sur le bureau avec ses doigts, légèrement anxieux.

— Vous pouvez cesser ? C'est très agaçant.

— Ah... Pardon, c'est juste que ça m'inquiète là. Je peux vraiment pas les laisser sans surveillance, c'est une grosse bande de consanguins.

— Oui, oui, bien sûr. Laissez-moi un instant.

L'agent pianote sur un clavier d'ordinateur. Il s'arrête brusquement.

— Je vois. Non, ce n'est pas une question de réseau, monsieur de Nazareth.

— Comment ça ?

— Vous avez été remplacé.

— De quoi ?

— C'est comme je vous le dis. Vous n'êtes plus représenté sur Terre.

— Mais... Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Ça fait deux-mille ans que je suis la religion majoritaire !

— Oui, mais il y a eu un problème avec vos droits, on a dû revoir votre contrat. Vous faites partie des sectes confidentielles désormais.

— Quoi ?

Jésus se pare d'un teint rougeâtre. Il tape du plat de la main sur la table.

— Pas la peine de vous énerver monsieur ! Si vous continuez, j'appelle la sécurité !

— Je voudrais comprendre, expliquez-moi bordel de Père ! Je suis pas n'importe qui, je suis le fils de Dieu.

— Fils de Dieu ou pas, c'est comme ça.

— Il doit bien y avoir une raison, vous pouvez pas me dire ce qui s'est passé ?

L'agent se montre hésitant. Il regarde une affichette collée sur la paroi du guichet et fait une mine compatissante avant de reprendre à voix basse.

— Bon, je devrais pas vous le dire, mais comme vous êtes l'un de nos plus fidèles client, je vais le faire quand même. Il y a six jours, quelque chose s'est passé et a effacé tout l'historique de votre foi.

— Quelque chose ?

— Oui. Une équipe de scientifiques a réussi à créer une machine à voyager dans le temps. Ils ont envoyé deux personnes dans le passé, en l'an Vingt. Ils n'ont pris aucune précaution et ont été vus apparaitre miraculeusement dans un petit hameau. Ils ont été pourchassés, les autochtones pensant avoir affaire à des démons. Dans la précipitation, l'un d'entre eux a oublié son sac.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? En quoi ça me concerne ?

— Il y a eu débat au sein de leur communauté, monsieur De Nazareth. Ils ont décidé que ces visiteurs du futur étaient des anges. Faut dire, cheveux blonds clairs, yeux bleus magnifiques, ils en avaient vraiment l'air.

— Et le sac dans tout ça ?

— Tous les objets qui se trouvaient dedans sont considérés comme des reliques.

— Et le rapport avec la religion chrétienne ?

— Ah... Oui. Désormais, les gens croient aux anges blonds, les messies du culte d'Ikea. Le hameau est le berceau de la foi.

— Qué ?

— Oui, voyez-vous, ils ont trouvé un catalogue Ikea, c'est désormais le livre sacré.

— C'est n'importe quoi !

— Ah ça, j'y suis pour rien moi, s'ils sont complètements cons vos fidèles.

— Vous savez que je suis mort sur la croix, pour eux ?

— C'est sûr, c'est pas rigolo, mais de toute façon, il n'y a plus de croix. C'est une clé Allen maintenant !

— Une clé Allen ? Mais, vous vous foutez de moi ?

— Pas du tout monsieur De Nazareth, je n'oserai pas. Un client comme vous, on en voit pas tous les jours.

— Et mes églises, mes cathédrales ?

— Y en a plus. Remplacées par de grandes bâtisses où l'on vend des meubles à monter soi-même.

Jésus se prend la tête dans les mains, il fulmine.

— Vous pouvez surement faire quelque chose, non ?

La bouche étirée et les yeux bas, l'employé fixe jésus.

— Hélas, non. Ce n'est pas dans nos compétences. Je vous encourage à saisir le bureau des voyages dans le temps. Ces gens n'ont pas respecté les procédures, peut-être obtiendrez-vous gain de cause. Je vous cache pas que ça va être long, la démarche est ardue. Il va falloir prouver ce que vous dites. Et, malheureusement, si pour vous, ça fait six jours, pour l'Humanité, ça fait deux mille ans.

— Non, sans déconner ! Je vous prie de croire qu'ils vont entendre parler de moi ces oiseaux-là ! Putain de merde !

— Je comprends que vous soyez énervé, monsieur, pour autant, ça ne changera rien.

— Vous vous rendez pas compte ! Déjà, quand j'étais là, c'était un merdier pas possible, j'imagine pas l'état de leur planète !

Le préposé sourit.

— Ah, désolé de vous contredire. Ça se passe plutôt bien. Pas une guerre, pas de famine. Bon, par contre, tout le monde a les mêmes meubles et on dénombre beaucoup d'accidents domestiques à cause de la mauvaise qualité. En même temps, avec leurs tarifs hyper compétitifs, c'est normal, hein ! On peut pas faire de la grande marchandise à bas prix.

— Mais j'en ai rien à foutre mon petit vieux ! Rendez-moi ma place !

Changeant de ton, l'agent se redresse .

— Bon, ça suffit, j'ai été gentil. Je vais pas me laisser menacer. Sortez et faites ce que je vous ai dit, sinon, c'est la sécurité qui va vous jeter dehors.

Brusquement, il tire un rideau de fer pour fermer le guichet. Jésus reste là, avec un regard de merlan frit.

— Je t'en foutrais moi des voyages dans le temps. Bon, c'est où ce bureau à la con ?

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