Qui es-tu ?
Le cabinet est rangé impeccablement, comme toujours. Des étagères en bois contiennent quelques dossiers et le bureau n'a aucune trace de poussière. Dans un coin, Erin Filery est installée dans un fauteuil violet. En face se tient un canapé de la même couleur. Elle lit un dossier, plus précisément, le mien.
Comme à chaque fois que je viens, l'odeur de la pièce neuf et son aspect trop chaleureux me donne l'impression que le cabinet cache quelque chose. Et je sais que c'est le cas, puisque j'ai créé ce lieu, tout comme Erin, ma psy. Cette dernière n'a toujours pas relevé les yeux, et, mal à l'aise, je ne sais pas si je dois m'avancer ou rester planter là.
- Qu'est-ce que tu attends ? Tu veux du café ou des gâteaux, peut-être ?
J'aurais dû choisir une autre psy. Laura, tiens, de mon autofiction. Seulement, si elle était douce, elle avait fini par gueuler sur Jenny alors qu'elle venait de se faire quitter. Je ne suis pas sûre que ce choix aurait été mieux. Mais aurait-elle été pire ? Erin est froide, rationnelle, franche, fermée. Le genre de personne avec laquelle j'avais le plus de difficulté à communiquer.
Je finis par m'asseoir, ne relevant pas sa remarque, mais sentant mes joues prendre une teinte rouge pivoine.
- Alors, comment ça se passe depuis la semaine dernière ?
Je hausse lentement les épaules et cherche mes mots. Comment lui expliquer que je me sens plus vide que jamais ? Que mes pensées intrusives et noires sont de retour ? Que même le stage ne me permet pas de penser à autre chose ?
- J-je suis toujours bloquée.
- Il va falloir développer.
- J'ai cette i-impression constante d'être bloquée. Tout le monde évolue, est heureux, avance, sauf moi. Comme si j'étais bloquée derrière une paroi de verre, et que j'observais les autres. Je sais ce que vous allez dire, que je dois me bouger, sortir de ma zone de confort, penser à être positif, voir une... Autre psy, commencer une thérapie. M-mais... Je n'ai pas la force de le faire.
Je triture mes mains, me forçant à ne pas faire couler les larmes qui montent à mes yeux. Je suis à bout. À bout de tout.
- J-j'ai l'impression de lancer des appels à l'aide, notamment sur Twitter, mais personne ne les voit ou ne cherche à savoir. Je me hais de faire ça, j-j'ai l'impression de me comporter comme une ado pseudo d-dépressive... J-je crois qu'au fond, tout ce que je veux, c'est qu'on me prouve que la vie mérite d-d'être vécue. J'ai des amis merveilleux, mais je suis horrible avec. J-je ne ressens plus d'affection pour eux. Je passe mon temps à me plaindre. Je rêve d'avoir cette discussion ailleurs que dans mon imagination, mais je ne sais même pas vers qui me tourner, et je sais que je n'arriverai pas à communiquer aussi clairement. J-je me sens seule.
Ma gorge se serre, je déglutis douloureusement. Un mot. Je sais qu'il suffit d'un mot de Erin pour me faire craquer. Puis je réalise qu'elle n'en a pas besoin. Je sens les larmes me couler le long des joues, je sens mon vendre se tordre, je sens la tristesse envahir tout mon être. Et je sais que, très vite, mon esprit va faire disparaître mes émotions et me calmer.
Erin ne m'observe pas. Elle sait que ça me mettrait encore plus mal. Non, elle réfléchit à comment réagir, à trouver les bons mots.
- Tu me disais la dernière fois que tu ne savais pas quoi faire de ta vie, que tu ne voyais même plus d'avenir. Alors dis-moi une chose... Qui es-tu ?
- Q-quoi ?
- Qui es-tu ?
- J-je ne comprends pas...
- On va faire un jeu. Tu vas répondre à mes questions, et je t'expliquerai après. Comment tu te décrirais en quelques mots ?
- Euh... Je ne sais pas... Une jeune femme anxieuse qui passe son temps à se p-plaindre ?
- C'est quoi ton passe-temps favori ?
Je me demande à quoi ça rime. Elle me fait faire un questionnaire ? Pourquoi ? Je suis ici pour parler de ce qui ne va pas, pas de ce que je sais déjà. Mais je sens mon souffle ralentir, mes larmes repartir, et mon esprit se concentre pour répondre correctement. Après tout, si ça peut me faire penser à autre chose...
- J'aime écrire.
- As-tu des animaux de compagnie ?
- Euh oui, j'ai un chien, des poules et j'avais un hamster avant.
De plus en plus perplexe, je la dévisage alors qu'elle relève la tête vers moi et me regarde pour la première fois de la séance.
- Ta couleur préféré ?
- Le b-bleu-violet.
- Ton livre préféré ?
- ... Je dirais Six of Crows de Leigh Bardugo ou La Passe-Miroir de Christelle D-Dabos.
- Ton auteur préféré ?
- Pourquoi ces questions ?
- Réponds-moi, et je te dirai après.
J'hésite, puis je m'enfonce dans mon canapé avec l'impression que ce n'est que le début. Autant se mettre à l'aise. Surtout que mon dos me tire, signe que je suis encore stressée.
- Je n'en ai pas. Même si j'adore Franck Thilliez.
- Tes qualités principales ?
- ...
Elle me fixe pendant que je réfléchis, ce qui me met encore plus mal à l'aise. Mes yeux sont attirés par sa chevelure rousse. En la créant, je n'imaginais pas voir une couleur aussi flamboyante. Elleme fait penser à des flammes. Des flammes capables de ravager le monde.
- ... Je dirai que j'essaie toujours d'éviter de juger les autres. J'essaie d'être à l'écoute et d'aider le plus possible. J'essaie de tenir mes promesses.
- Tes faiblesses ou points à améliorer ?
- Je suis trop pessimiste, je passe mon temps à me plaindre. Je stresse tout le temps et je suis irritable. Je suis lâche, et j'ai tendance à me renfermer quand quelque chose ne va pas. J'ai beaucoup de mal à communiquer en oral quand je veux parler de moi ou de ce qui me préoccupe. Je...
- Une citation préféré ?
Un peu agacée de m'être fait coupée, je soupire avant de croiser les bras.
- J'aime bien "Plus claire la lumière, plus sombre l'obscurité. Il est impossible d'apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres" de Jean-Paul Sartre.
- Thé ou café ?
- Thé.
- Comment tu passes tes week-end ?
- Je bosse sur les cours. Si j'ai du temps, je lis, je traîne sur le portable, je joue à la console, j'écris, je regarde des vidéos ou des animes.
- Ta saison préférée ?
- Le printemps. C'est la fin des cours, il fait bon et c'est joli.
- Ta chanson préféré ?
- Je n'en ai pas. Mais il y a un moment où j'écoutais presque en boucle You are enough et I'm not ok de Citizen Soldier. Ce groupe parle beaucoup de santé mentale, et sait traduire exactement ce que je ressens. Ce n'est pas pour rien que leurs chansons m'ont déjà fait pleurer...
- Chiens ou chats ?
- J'ai un chien, mais je n'ai jamais eu de chat. Donc je dirai les deux, à défaut de ne pas savoir ce que c'est que d'avoir un chat.
- La chose la plus précieuse pour toi ?
- Je ne sais pas. Mais je garde soigneusement tous les cadeaux que l'on me fait, ils sont importants pour moi. Je suis incapable de les jeter. Alors je dirai tout ce qu'on m'offre.
- Un projet pro ou perso dont tu es fière ?
Je ne pense déjà plus à ce que je disais. Ma respiration est plus calme, et je me sens plus à l'aise, je ne bégaye plus. Mon dos ne fait plus souffrir. Je prends le temps de réfléchir, d'analyser, et quelques fois, j'ai même des réponses instantanées.
- Je dirais l'écriture du Monstre. L'histoire que j'ai publiée sur Fanfictions.fr qui parle d'une journaliste. Elle enquête sur la disparition d'un gars de son âge, et on découvre vite que c'est elle qui l'a kidnappé. Cette journaliste, c'est la représentation de moi plus tard, si je ne m'étais pas remise de ce que ce garçon lui a fait, c'est donc inspiré d'une histoire vraie. Le vrai nom de ce type, c'est Lenny. Il faut savoir que c'était dur d'écrire. Déjà parce que j'avais tout fait pour que ça soit bien écrit, ensuite parce que je devais me le représenter à chaque fois que j'écrivais, alors que j'avais encore du mal à m'en remettre. Et enfin parce que l'ambiance est assez lourde et dure. Je l'ai écrite de février à décembre 2023, avec 12 chapitres de mémoire. Je ne pensais vraiment pas que j'irais jusqu'au bout.
- Des valeurs qui te sont chères ?
- Beaucoup. L'égalité, l'honnêteté, la bonté, pour commencer.
- Comment te vois-tu dans dix ans ?
- ... Je n'en ai aucune idée. Pas dans un cercueil, j'espère.
- Ville ou campagne ?
- Campagne, sans hésiter. La ville, il y a trop de gens et de bruits.
- Ton parfum de glace préféré ?
- Citron. Avec du chocolat blanc ou des fruits rouges.
- Tu préfères sortir avec des amis ou rester à la maison ?
- Rester à la maison. Sortir avec des amis, ça me stresse. Et je pense que j'ai besoin de passer du temps seule.
- Ta plus grande peur ?
- La vraie question, ce serait qu'est-ce qui ne me ferait pas peur... Je dirais l'abandon, le regard des autres et le rejet.
- Tu aimes rencontrer de nouvelles personnes ?
- Oui... Et non. Moi et les relations sociales, ça fait deux, ça me stresse, je me sens mal à l'aise. Mais j'avoue que j'aime bien apprendre à connaître les autres. Mais ça, vous le savez déjà.
Je commence à fatiguer. J'ai soif, et mon esprit divague. Je dois forcer pour rester présente avec Erin.
- Tu as des habitudes ou des manies bizarres ?
- Oui, pleins. Je ne vais en citer qu'une : quand je fais quelque chose que je n'aime pas, ou quand je prends une douche par exemple, je vais me projeter dans un univers que j'aime ou que j'invente. Quand rien ne me motive, j'imagine des conversations sérieuses avec mes proches où je me confie. Plus rare encore, je peux réfléchir sur la suite d'histoires que j'écris, dont Le livre des larmes et Entre Ténèbres et folie, mais aussi Le Club des Écrivains sur Wattpad.
- Quelle est la leçon la plus importante que tu aies apprise dans la vie jusqu'à présent ?
Il me faut plusieurs secondes de réfléxion. Plus le temps s'étire, plus j'entends les tic tac de l'horloge, plus ça me stresse. Mais je sais quoi dire.
- L'argent gouverne le monde. Les gens ne sont pas égalitaires, certains naissent riches donc ils auront plus de facilité que les autres. D'autres naissent pauvres et c'est difficile de gravir les échelons. La vie apprend aussi qu'il faut créer notre propre place dans la société, mais que cette dernière ne s'adaptera pas à toi, parce que c'est toi qui dois t'adapter. Et je trouve ça particulièrement injuste. Mais pourquoi vous me posez toutes ces questions, au juste ?
- Pour te montrer que tu sais qui tu es. Tu sais ce que tu aimes, tu sais contre quoi tu luttes, tu connais tes points à améliorer. Tu m'as dit que tu n'as pas le courage de te lancer dans quelque chose sans garantie. Alors commençons simplement : apprends à te connaître davantage. Sors de ta zone de confort, mais petit à petit. Regarde des films ou des séries que tu n'as pas l'habitude de voir, lis des livres que tu n'aurais jamais lu quelques semaines plus tôt. Tout ce que tu vois, c'est un immense travail à effectuer. Ce que je veux te faire voir, ce sont les petites étapes à franchir, petit à petit. Tu sais ce que tu as à faire, maintenant.
Je suis muette. Je bois ses paroles. Elle a prononcé tout cela d'une traite, sans hésitation, sans aucun doute, avec calme et minutie. Je sais qu'elle étudie ma réaction, et qu'elle s'aperçoit du retour de ma lutte contre les larmes. Je me lève, elle n'a pas besoin de me préciser que la séance est terminée.
- J-je vous dois combien ?
Je ne fais même pas attention à ma voix tremblante, ni à mes jambes flageolantes, ni au tic tac de l'horloge, ni aux cheveux flamboyants de Erin. Non. Je me contente d'attendre qu'elle me le dise, parce que la suite, je la connais. Je sortirai du bureau, je payerai au secrétariat, devant Mathilde, et je retournerai dans le monde réel. Mais contre toute attente, elle répond :
- Je ne te demande pas d'argent, juste une promesse.
Je suis surprise. Erin ne rechigne jamais face à l'argent. Elle en a besoin. Pourtant, elle plonge les yeux dans les miens, me jaugeant du regard, froide, calculatrice.
- Promets-moi de ne pas abandonner. Que ça soit ta vie... Mais aussi et surtout tes histoires que tu as commencé à écrire. Je suis toujours dans mon foutu bureau à attendre l'appel de Henry, alors que j'aimerais bien que l'histoire avance, et je pense que c'est aussi le cas pour tes lecteurs.
Nouvelles larmes qui me montent aux yeux. Nouvelle envie de pleurer. Mais aussi, premier sourire de ma part.
- Très bien... Je vous le promets.
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