29 juin 1992 - 00h33

8 minutes de lecture

Ça fait deux jours.

Les deux premiers jours de mon existence minable que je ne vis pas dans la violence et la soumission.

Noissimuos.

Ce mot m'a hantée, lui aussi, pendant des nuits et des nuits, tellement de nuits à avoir peur que je ne peux plus dormir. Pourtant, j'ai essayé. De tout mon coeur. Mais malgré tous mes efforts, même si je sais à présent que plus rien ne peut nous arriver... je ne peux m'empêcher de guetter, guetter le bruit de ses pas, de sa respiration lourde, de ses sifflements traînants. Guetter l'odeur de cigarette, guetter, la peur au ventre, une boule d'angoisse dans la gorge tellement grosse que j'ai du mal à inspirer correctement. Au moindre bruit, je sursaute. J'ai envie de pleurer, mais je n'y arrive pas, plus. Ou plutôt, je ne sais plus. Je sens toutes ces larmes que j'ai appris, à coups de pieds et de poings, à retenir. Ca fait des années que mes yeux sont secs. Secs comme le désert, comme le Sahara, comme mon premier prénom. C'est ma mère qui l'a choisi, de même que le deuxième, Eloa. Et je les chéris chaque jour un peu plus. Ce sont, avec mon nom de famille, Stay, les premières, les seules, les dernières choses qui ne me viennent pas de mon connard de père.

Ca fait des années que je n'ai plus pleuré, des années que je n'ai plus dormi une nuit complète.

Depuis que j'ai 7 ans, 3 mois et 20 jours.

Depuis le 3 février 1986.

Depuis qu'il m'a violée pour la première fois.

Depuis que je suis définitivement devenue une adulte, depuis que j'ai définitivement perdu mon statut d'enfant. On n'est plus une enfant quand on connaît ce genre de choses. Même inconsciemment, on grandit. On acquiert un comportement qu'une personne de 7 ans ne devrait pas avoir.

Ca fait deux jours que, malgré l'absence, la mort devrais-je dire, de mon père, mes insomnies ne m'ont pas quittée. A croire que ça aussi, ça restera gravé en moi à jamais. Remarque, de toute manière, quand je dors, je fais des cauchemars, alors je crois qu'au final, je préfère rester éveillée. Et écrire. Jamais les mots ne m'ont autant soulagée. Avant, je n'écrivais presque rien, tellement j'avais peur qu'il trouve les feuilles, mes précieuses feuilles. C'était plus pour moi une source de stress que d'apaisement.

Je sursaute et manque de hurler. Un craquement retentissant vient d'emplir le couloir.

Ce couloir si familier, si horrible, par lequel je l'ai si souvent entendu arriver, avec ses immondes murs jaunes pâle à motifs floraux. Des fleurs! Dans fleurs, dans la maison de l'épouvante. Quelle ironie...

En deux jours, notre situation avait en même temps tellement changé et si peu évolué! Personne ne savait rien, à part ma mère et moi, de ce qu'il avait fait. Nous habitons en France, plus précisément dans un département dépeuplé appelé la Lozère, dans la région naturelle des Cévennes. Notre maison de deux étages se trouve au bout d'un cul-de-sac, après quelques longs kilomètres de route sinueuse, loin de toute civilisation, loin de tout voisin suceptible de surprendre nos cris de douleur et les gémissements sadiques de mon père. Bien sûr, pour écarter tout soupçon, je suis scolarisée, mais pas à l'internat, évidemment. M'éloigner de lui plus longtemps qu'une journée était trop risqué pour mon père. Quant à ma mère, elle travaille juste à côté de mon école primaire, un peu plus loin de mon collège, lorsque j'étais passée en 6ème, en tant que dentiste dans une entreprise florissante. Mon père est... était au chômage, mais le boulot de ma mère nous permettait largement de subvenir aux besoins de la famille... et aux paquets de cigarettes. Je ne sais toujours pas si je dois bénir les cigarettes de m'avoir soustraite à ses violences, tout en sachant que rien n'effacera pour autant ce qu'il a fait, ou si je dois les maudire pour m'avoir enlevé ma seule chance de vengeance.

Par référé, il a été décidé que nous garderions la maison de mon père, jusqu'à une décision définitive du juge qui s'occupait de notre affaire. Enfin, si l'on pouvait dire ça, puisqu'il ne connaissait que la face cachée de l'histoire, celle où ma mère et moi-même pleurions à chaudes larmes la disparition de mon père bien-aimé. On nous avait cependant affirmé que j'hériterais sûrement de la maison, sous tutelle de ma mère jusqu'à mes 18 ans.

Ma mère, ma chère Sheila Stay, qui a au moins eu la présence d'esprit de ne jamais, jamais se marier avec mon salaud de père. Elle a toujours tellement fait pour moi! Me protégeant, prenant les coups à ma place, alors que je ne lui rendais jamais la pareille. Au lieu de ça, je fuyais dans ma chambre, accédant au toit par le véluxe, je prenais mes genoux entre mes bras, et je me balançais doucement en chantant, mes longs cheveux blonds aux pointes abîmées tombant sur ce visage crispé que je déteste tant. Peut-être parce qu'il n'a jamais arrêté de me répéter que je suis moche, incapable, stupide et sans espoir d'une destinée brillante. Peut-être aussi parce que, à force de le contempler, lui, le seul endroit qu'il ne frappait jamais de peur que les bleus et les coupures ne soient trop visibles, j'ai fini par le trouver horrible d'être si parfait par rapport au reste. Le reste. Mes os brisés maintes et maintes fois, ce coeur explosé tant et tant par terre, que je me demande comment il peut se reconstituer, encore et encore, à chaque fois, après chaque coup dur. Mais en fait, peut-être que je me trompe du tout au tout, et qu'au lieu de se réparer, il est définitivement brisé depuis longtemps, sauf que je ne m'en rends simplement pas compte. J'aimerais pouvoir faire la différence.

Comme j'aimerais pouvoir faire la différence entre toutes ces émotions qui se bousculent en moi. Ce chaos à l'intérieur de mon être n'en finit plus, et je suis épuisée de lutter. Epuisée de lutter contre l'anéantissement et le désespoir. Je ne vois plus l'intérêt qu'on peut trouver à vivre dans ce monde où rien, rien ne me procure joie, bonheur et apaisement. Je suis plongée dans une perpétuelle folie, et je ne vois plus la sortie. Le tunnel est tout noir devant moi.

Parce qu'à mon âge, l'âge où normalement les enfants échauffaudent des plans pour leur avenir, décident de leur métier futur et profitent des premières aventures de leur jeune vie, je suis en train d'essayer de résoudre les milliers de conflits qui se jouent en moi. J'ai une telle pile de problèmes à régler, et encore "problèmes" n'est pas vraiment le bon mot puisqu'il ne s'agit pas vraiment de ça, que je ne me souviens même plus du premier, enfoui sous une infinité d'autres.

J'essaye d'imaginer ce que ma mère, l'amour de ma vie, la dernière personne qu'il me reste... j'essaye d'imaginer ce qu'elle fait, ce qu'elle pense, en ce moment. Est-elle, comme moi, en pleine lutte ? Remue-t-elle toutes ces années de tyrannie en se demandant quoi en penser exactement ? Ressent-elle la même horreur à dormir dans cette maison que nous avons, ensemble, rêvé de quitter pendant tant d'années ? Sans m'en apercevoir, j'ai repoussé les couvertures et me suis assise sur le lit, mes pieds pendant jusqu'à parquet ancien en bois massif. Je voudrais réfléchir à ce que je fais, mais mon plus gros problème a toujours été mes pensées volatiles ; à chaque fois que j'essaye de penser intensément à quelque chose d'important, c'est comme si mon cerveau faisait exprès de me mettre autre chose en travers de l'esprit. Et le temps que j'écarte tous les obstacles, il est déjà trop tard. C'est sûrement pour ça qu'il me trouvait si lente : plus c'est urgent, plus c'est important, et plus mon cerveau m'entrave, m'enlise, de manière à ce que je n'atteigne jamais mon but.

C'est ainsi que, discrètement, j'ai déjà tourné la poignée de la porte. Je l'entrouvre, me glisse dans le couloir tandis que me reviennent en mémoire toutes les punitions qu'il m'a infligées jusqu'à ce que je comprenne enfin que je ne devais pas quitter ma chambre après le dîner, jusqu'à ce qu'il vienne me chercher le matin. Je n'avais même pas le droit de sortir de mon lit, d'allumer la lumière. Dormir, c'était tout ce qui m'était permis. Rien de plus.

Je me force à refouler ma paranoïa et me serine, figée en plein mouvement dans l'entrebaillement de ma porte, qu'il n'y a plus aucun risque, que j'en ai le droit à présent, qu'il est mort, mort, mort,

MORT!!! me hurle une petite portion de mon cerveau, mais l'autre partie, la plus grosse, est d'un tout autre avis.

Au bout d'une bonne vingtaine de minutes de tergiversation au cours desquelles mes muscles commencent à me brûler, je finis par prendre mon courage à deux mains. Après tout, n'est-ce que pas ce que je souhaite depuis que je suis en capacité de comprendre que ce qu'il nous faisait n'était pas normal ? Réfléchir. Mais surtout, prendre mes propres décisions. Alors, je n'ai pas le droit de flancher maintenant. Je dois avancer, et ne pas attendre pour ça, ne pas attendre qu'il soit trop tard. A cette pensée, je me décide enfin. Bientôt, il sera trop tard. Je ne peux pas me permettre de prendre plus de temps, et cette étape est la première d'une longue série.

Je pose un pied dans le couloir, me fige à nouveau dans l'attente de ses pas lourds qui arrivent pour me réprimander sévèrement... et qui ne viennent pas. Je soupire, tremblante, en sueur, et m'extirpe complètement de la chambre. La porte de ma mère étant juste en face, je n'ai à faire que quelques pas pour la rejoindre. Mais alors que je m'apprête à la pousser, toujours dans le même silence religieux qui contraste complètement avec ma bataille mentale rugissante, une nouvelle réflexion me vient soudain à l'esprit : et si... et si ma mère était en fait, en ce moment, en train de penser que tout ceci est de ma faute, et non pas à si elle est soulagée ou non de sa mort ? Mon rythme cardiaque s'accélère. Non, c'est impossible. Elle m'aime. Elle m'aime, elle m'aime, elle m'aime... je me répète ce mantra, mais cette fois, ça ne suffit pas. Parce que j'en suis moi-même convaincue.

Je fais demi-tour, rentre dans ma pièce sans une hésitation, me couche dans mon lit et me prépare à une nouvelle longue nuit d'insomnie.

"Comme j'aimerais te soigner, guérir toutes tes blessures, effacer toutes tes cicatrices, transférer toute ta souffrance en moi et faire de toi une personne heureuse, insousciante, libre!"

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