14 octobre 1992 - 16h29

9 minutes de lecture

Nous sommes un mercredi.

Mais surtout, nous sommes le jour de ma naissance, le 14 octobre 1992.

Il y a précisément 13 ans, ma mère accouchait, et moi je prenais ma première inspiration. Pas que ce soit une raison de se réjouir, au point où nous en sommes, j'aurais préféré ne jamais voir le jour. Ou bien mourir quelques jours après. Pas de bol.

Et aujourd'hui, c'est surtout le premier anniversaire que j'ai le droit de fêter. En fait, je crois même que je n'ai appris la mention d'anniversaire qu'à l'école primaire, le jour où un garçon m'a demandé quel était ma date de naissance. Je n'ai pas su répondre, et je me suis contentée de le regarder avec des yeux énormes, si bien qu'il a fini par partir. Quand je suis rentrée à la maison, le jour même, j'ai questionné ma mère à ce sujet. Elle a regardé deux fois autour de nous pour vérifier que nous étions bien seules, elle m'a brièvement expliqué ce qu'anniversaire voulait dire, puis elle m'a fait juré de ne jamais en parler à mon père, et elle est partie à toute vitesse, me laissant seule dans ma chambre, ahurie.

Ahurie de ne pas avoir eu connaissance de cette notion avant de me faire ridiculiser à l'école. Evidemment, cette petite... histoire n'était pas passée inaperçue. Le lendemain, tout le monde était au courant, et tout le monde venait me demander pourquoi je n'avais pas répondu au petit garçon. Mais déjà à l'époque, j'étais réservée, et j'ai couru me cacher dans un coin, malgré la masse grouillante qui courait derrière moi, les mains sur les oreilles. Ils ont fini par me laisser en paix. Plus qu'en paix en fait, puisqu'à partir de ce jour, plus personne n'est venu me parler, sauf obligation.

J'ai donc 13 ans, et Maman a absolument tenu à me préparer une sorte de... fête. Un mot bien étrange pour moi. Bien sûr, je sais qu'il existe, je sais ce qu'il veut dire, mais uniquement grâce à mes livres, pas parce que j'en ai déjà expérimenté une, comme la plupart des enfants de mon âge. Une fête, ça paraît tellement incongru, alors qu'il n'est mort que depuis 3 mois et 12 jours. Ca paraît tellement peu, mais c'est bien la réalité! Parti, parti, j'en rirais presque si j'avais jamais appris à rire. Parti pour de vrai!

Et depuis 3 mois et 12 jours, ma mère s'épanoui, tandis que moi, j'ai encore gâché mes chances. La seule personne qui m'a ne serait-ce que regardée depuis cette rentrée désastreuse, en septembre, c'est une petite blonde vénitienne aux reflets chatains et aux cheveux si courts qu'ils forment une sorte de halo autour de sa tête. Mais le plus extraordinaire, ce sont ses yeux en amande, autant à cause de leur couleur que pour le contraste qu'ils offrent avec le reste de son visage : leur teinte bleue-grise se détache admirablement sur sa peau mâte. Surtout quand on sait qu'ils sont surmontés de deux sourcils noirs et épais, le tout au milieu d'un chaleureux visage ovale qui n'a encore rien perdu des rondeurs de l'enfance. Enfin, elle est encore plus petite que moi, ce qui constitue au bas mot un vrai exploit. Depuis que j'ai remarqué son regard sur moi, je ne cesse pas de l'observer moi aussi. Elle je peux dire qu'elle paraît aussi isolée que moi. Le matin, personne ne vient lui dire bonjour, pendant les pauses, elle reste dans son coin, pendant les cours, elle reste dans son coin, et le soir, personne ne vient la serrer dans ses bras ou faire un bout de chemin avec elle. En temps normal, je me serais vite désintéressée d'elle. Je ne connais même pas son prénom.

Mais étrangement, cette fille m'attire. Peut-être parce que, envers et contre tout, elle continue de me fixer, même après que je l'ai surprise. Peut-être parce que, pour la première fois de ma vie, ma paranoïa ne m'a pas prise à la gorge quand je m'en suis aperçue. Peut-être parce que, pour la première fois de ma vie, j'arrive à vivre avec la certitude qu'elle me veut quelque chose, que ce soit en bien ou en mal, sans paniquer et manquer de faire un malaise. Et peut-être parce que, même si elle ne s'est sûrement pas fait violer à 7 ans, maltraiter et tyranniser par son père, et encore une multitude d'autres horreurs, je me vois un peu en elle. En un certain sens, nous sommes toutes les deux pareilles, les deux parias de la classe, celles que personne n'approche, n'ose approcher.

Toujours est-il que je ne me suis fait aucun ami, aucun contact. La situation est exactement la même que dans mon ancien collège, peut-être même pire, puisque mes pensées volatiles se font de plus en plus insistantes, m'empêchant sans cesse de me concentrer sur mes cours et faisant baisser dramatiquement mes notes. Je peux à ce jour me vanter d'une moyenne générale de 13 environ, moi qui auparavant avait toujours mis un point d'honneur à être une bonne élève. Malgré les difficultés à la maison, je faisais tout mon possible pour satisfaire mes professeurs, et ça marchait manifestement. Ma réussite scolaire est pour moi une sorte de bouée à quoi me raccrocher, comme une preuve pour dire que je suis douée en quelque chose, que je ne sers pas à rien, que je mérite de vivre, qu'il n'a pas le droit de me traiter d'incapable égoïste et stupide. Même si, bien sûr, il ne s'y est jamais intéressé, et n'a donc jamais pu le constater.

Mais aujourd'hui, je n'ai pas le droit de flancher. J'ai brisé toutes mes promesses faites à ma mère depuis ce 26 juin, mais ce jour est important pour elle, et j'ai l'impression qu'en quelque sorte, elle s'y raccroche. Pourquoi ? En quoi peut-il lui apporter quelque chose ? Je n'en sais rien. Je sais juste que je dois bien me comporter. Que ça compte pour elle, et que je n'ai pas le droit de ruiner ses espoirs encore une fois. Je prends donc mon courage à deux mains, sentant combien elle est heureuse de me faire découvrir cette nouvelle expérience, et je la laisse poser ses mains sur mes yeux. Je frémis. Mon premier contact consenti, de peau à peau, avec un corps qui n'est pas le mien, depuis de longues années. Je dis bien, consenti. On ne peut pas dire que je consentais à ce que ce connard me viole. Sinon, ça n'aurait pas le titre de viol de toute manière.

Et je me retiens.

De toute mes forces, je me retiens de repousser ces mains douces, qui me paraissent cependant la chose la plus hostile, dangereuse et repoussante qui soit. Elle ne me veut aucun mal. Je laisse Maman me guider hors de ma chambre, puis dans le couloir, puis dans l'escalier, puis dans le salon, jusque dans la cuisine, précautionneusement. Et enfin, elle écarte ses paumes de mes yeux, rompant enfin ce contact moite entre elle et moi, dévoilant à mes yeux un magnifique gâteau décoré de mon prénom, Sahara, en lettres majuscules.

- Mangue et pomme, tes parfums préférés, s'écrie-t-elle joyeusement derrière moi. Tu peux en prendre autant que tu veux.

Comment pourrait-elle savoir que j'aime la mangue et la pomme alors que je n'en ai jamais mangé ? Je n'ai jamais goûté à un dessert aussi raffiné tout simplement, alors je ne risque certainement pas d'avoir des parfums préférés! Mais je dois me taire. Je dois me taire, je dois me taire, je dois me taire :

- C'est extraordinaire, merci!

Je me force. Littéralement. En me retournant vers elle, un énorme sourire aux lèvres - qui me paraît pourtant le plus faux du monde -, la totale... Je me force. Je ne dois pas flancher.

Est-ce qu'elle voit à quel point mon sourire, mon bonheur, sont hypocrites ? J'espère que non, de tout mon coeur. J'espère qu'elle ne devine pas que, secrètement, j'ai simplement envie de vomir le peu que j'ai réussi à ingurgiter à la cantine, ce midi, complètement étouffée par le chaos qui règne là-bas chaque repas. Mais non, son expression ne change pas, et j'en conclus que je suis convaincante. Tant mieux. Je veux qu'au moins, tous ces efforts servent à quelque chose.

A-t-elle l'impression que j'avance depuis sa mort ? Voit-elle un quelconque changement ? Si oui, soit je suis une actrice hors norme, soit elle se fait simplement des idées pour se rassurer elle-même.

Pour en rajouter encore un peu plus, comme toute fille normale, je devrais foncer dans ses bras, me coller à elle et plaquer sur sa joue un bisou qui durerait une éternité. Mais il ne faut pas non plus trop m'en demander : c'est au-dessus de mes forces. J'affiche donc la mine émerveillée la plus réelle qui soit et je pivote à nouveau, juste en face du gâteau, juste en face de mon calvaire. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ne puis-je simplement pas me réjouir sincèrement, même après 3 mois et 12 jours ?

*****

Enfermée dans ma chambre, pas à clef bien sûr, simplement porte fermée, je suis assise sur mon lit, face à la fenêtre. Tout est sombre autour de moi, les nuages recouvrent le ciel, le cachent à ma vue, et la lumière ne rentre quasiment pas dans la pièce. Va-t-il pleuvoir ? Quelle importance, de toute façon ?

Après avoir joué la comédie pendant les deux heures les plus longues de ma vie, dans la cuisine, assise à l'îlot central avec Maman, j'ai enfin, enfin pu monter sans risquer de la vexer, prétextant un léger mal de ventre à cause du gâteau. Ravie, par notre petite "fête", elle m'avait laissée monter sans aucun problème. Je suis donc figée sur mon matelas, le lit, auparavant impeccablement fait, à présent froissé sous mes fesses. Et ce, depuis une bonne demi-heure. Je ne lis pas. Je ne réfléchis même pas. J'attends simplement, même si je ne sais pas très bien quoi.

Puis, soudain, comme mûe par une force invisible, je me lève. Me dirige vers mon armoire. Ouvre les portes en grand. Attrape ma lime à ongles pointue. Très pointue, je crois que c'est l'objet le plus pointu que je possède. Je ne sais pas pourquoi elle possède un bout pointu, et je m'en fiche. La seule chose que je sais, c'est qu'elle est pointue, et c'est la seule chose que j'ai besoin de savoir pour l'instant. Je retourne vers mon lit, m'y assoit de nouveau, exactement au même endroit. Tout ceci, comme un automate parfaitement réglé. Je cligne méthodiquement des yeux.

Retrousse ma manche gauche.

Lève mon avant-bras gauche à hauteur d'épaules, bien droit.

Monte ma main droite, celle avec la lime à ongle, juste au-dessus, le bout pointu dirigé vers ma chair.

Et j'abats la lime à ongle.

Sans réfléchir.

Vite, fort, je trace un trait perpendiculaire à mon bras, bien précisément.

En une demi-seconde, c'est fait. En une demi-seconde, le sang commence à perler, à couler, à dévaler sur mon bras. Je ne savais que ça serait si profond. Mais je ne regrette rien. Au contraire. L'ivresse m'envahit, je plane, comme en proie à une drogue forte. Je laisse ma main et mon bras en suspension quelques minutes, profitant pleinement de cette sensation nouvelle que je découvre. Je me délecte de chaque minute de mon extase.

Je vole, je vole, je vole si haut.

Et, pour la première fois de ma vie, un sourire sincère étire mes lèvres. Si sincère que j'ai envie de pleurer. Alors c'était ça ? C'était ça le secret ? C'était ça le secret du bonheur ? Juste une petite, une minuscule, une légère entaille sur ma chair ? Juste une petite, une minuscule, une légère marque sur ma peau trop pâle ? Pas possible. Ca doit sûrement être plus compliqué que ça.

Et pourtant, elle est bien là, cette sensation de vertige plaisant, ce bonheur calme, apaisé, que je ressens. Le monde tourne comme au ralenti autour de moi. Je suis soulagée. Soulagée parce que ma lime à ongle vient de me permettre, en à peine une seconde, à la fois de me laver de mes péchés, de me punir pour toutes mes fautes, et à la fois de découvrir le secret de la plénitude. Comment décrire un tel sentiment ?

Je viens de faire la connaissance d'une nouvelle amie, une amie qui ne s'appelle ni Souffrance, ni Soumission, ni Solitude, ni Hypocrisie, ni Insensibilité.

Non. Celle-là, cette amie, s'appelle simplement Cat, et, au bout de quelques minutes, elle est déjà la meilleure de toutes.

Ma. Nouvelle. Meilleure. Amie. Cat.

Bonjour merci (Chanson) - Arcadian

Annotations

Vous aimez lire diye99 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0