22 octobre 1994 - 12h03

6 minutes de lecture

Dès que la sonnerie retentit, je me rue hors de la salle de classe.

Depuis le départ de Shay, tout s'empire et dégringole.

Malgré tout, j'ai réussi à affronter ma rentrée en Seconde, au lycée le plus proche. Maman a tenu à m'inscrire à l'internat. Les trajets en voiture devenaient trop long, trop couteux, et puis, "il faut bien que tu te sociabilises, ma chérie". Oui, bien sûr, quel meilleur moyen de se faire des amis ? Sauf que ça ne marche pas avec une folle.

Je suis folle.

Une personne saine d'esprit ne sauterait pas toute la journée d'une pensée délirante à une autre. Et si je ne suis pas saine d'esprit, je suis folle. La folie n'interdit pas d'avoir de bonnes notes et une moyenne générale de 17,71 au Brevet. Mais la folie vous parasite, elle emplit votre tête d'images, de sons, de souvenirs, elle vous empêche de penser normalement et de vous concentrer entièrement sur le monde qui vous entoure. Et sans ma meilleure amie pour me soutenir, sans Cat, puisque plus le temps passe, plus elle devient inefficace, il ne me reste rien. Pas question de parler de mes problèmes à ma précieuse Maman, ça la détruirait de connaître l'ampleur de ma dégradation.

Aujourd'hui, en cours de français, j'ai osé participer. Et voilà comment je suis récompensée : regards, faux rires étouffés, coups d'oeils méprisants. C'est trop. Je suis peut-être paranoïaque, mais il y des choses qu'on ne peut pas inventer. Je n'en peux de ne pas pouvoir vivre à cause d'eux. Ils ne sont bien sûr pas la seule cause de mon étouffement, mais plus ils en rajoutent et plus le vase se remplit, se rapproche du débordement. J'ai besoin d'air, désespérément besoin d'air.

C'est trop dur. Le moindre de mes faits et gestes est épié. Et même quand je n'en comprends pas la raison, ils trouvent un moyen de critiquer, de se moquer. Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire de mal, de différent ? Je copie pourtant exactement leur comportement. Alors qu'est-ce qui m'écarte du groupe de manière aussi flagrante ? Je suis juste un peu plus réservée, un peu moins joyeuse et irrespectueuse, un peu plus... isolée. Quoi, alors c'est pour ça ? Juste parce que, étant seule, je suis une cible facile ? Juste parce que je suis la seule qu'ils osent attaquer ? C'est vrai que, sans personne à côté, je me sens d'un minable et d'un ridicule incomparé. Comme je regrette cette époque où, avec Shaylon dans mon camp, je me sentais presque invincible. Leurs railleries ne m'atteignaient plus. Mais tout ça, c'est terminé. Je croyais que j'étais devenue immunisée, à force, mais dès la rentrée, je suis retombée dans le cauchemar.

Et malgré tous mes efforts, je ne peux pas me détacher de leur opinion. Ca compte pour moi, le regard des autres compte pour moi, et je ne peux pas me convaincre du contraire. Alors oui, dès que la sonnerie retentit, je me rue vers la porte, la sortie, la liberté... les toilettes des garçons du deuxième étage, exceptionnellement séparées de plusieurs mètres de celles des filles.

Le SMS de Shay m'annonçant qu'elle déménageait a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Il ne m'en a pas fallu plus pour acheter dès que j'ai pu plusieurs boîtes de dolipranes en cachette, mettant ainsi en oeuvre la première partie de ce plan que je montais dans ma tête depuis de longues années déjà. Il ne me restait plus qu'à détacher les comprimés, et les avaler, mais je me suis accrochée à la vie comme une huître à son rocher, me serinant que si mon ancienne meilleure amie avait été là, elle aurait tout fait pour me dissuader. Me serinant, sans y croire, que ce n'était pas la bonne solution, qu'il restait de l'espoir et surtout, surtout, la possibilité de m'en sortir un jour.

Mais cette fois, c'est trop. Je ne sais pas pourquoi aujourd'hui spécialement. Il n'y a même pas d'élément déclencheur. Enfin si, mais il est minime : juste exactement la même chose que depuis la primaire, quand je n'avais pas répondu à ce garçon qui m'avait demandé ma date d'anniversaire. Alors pourquoi est-ce différent ? Peut-être parce que nous sommes le 22 octobre 1994. Peut-être parce que ça fait précisément deux ans que nous nous sommes parlé pour la première fois et un an que j'ai brisé notre amitié.

Je m'enferme dans une cabine, j'ouvre mon sac, sors les médocs de ma trousse, la meilleure cachette que j'aie pu trouver, et les contemple quelques minutes. J'essaye de changer d'avis, mais ma décision est prise.

Je déchire l'emballage.

Je détache les comprimés des plaquettes.

Et je réitère l'opération avec les quatre boîtes.

Je ne connais pas exactement quelle dose il faut pour partir, alors j'ai préféré prendre large. Comme ça, aucun risque que je me réveille deux heures plus tard, complètement KO mais bien vivante.

Une fois que les cachets sont bien tous en tas dans ma paume, j'adresse une dernière pensée à ma mère et Shay, les deux seules personnes qui ont jamais compté dans ma vie. Ce n'est pas beaucoup, mais ça m'a suffit.. jusqu'à maintenant.

Pardon.

Je n'ose même pas imaginer la réaction de Maman quand on l'appellera pour lui apprendre la nouvelle. La seule chose que je souhaite, c'est qu'elle se reconstruise et qu'elle affronte cette nouvelle épreuve sans faiblir. Un instant, ma détermination vacille : comment puis-je lui imposer ça, alors que, moi-même, je ne connais que trop bien dans quel désespoir elle va plonger ? Quelles ténèbres vont l'envelopper, la bercer, jusqu'à ce qu'elle cède à son tour ? Comment suis-je assez cruelle pour prendre une décision pareille, qui aura des répercussions indélébiles sur sa vie, sa mort ?

J'écarte cette pensée. Je suis peut-être égoïste, mais je n'en peux plus. Un jour, Shay m'a dit :"Survivre ne suffit pas, il faut vivre!". Sauf que ma vie n'est que de la survie, et je ne vois pas comment la transformer en autre chose. Alors, c'est bien le signe que la mort est préférable, non ? Pourquoi me torturer alors que, depuis que je suis en âge de savoir ce qu'est la mort, un suicide, je ne pense qu'à ça ? C'est la seule solution. J'ai lutté trop longtemps.

Maman.

Elle vaut la peine que je me batte non ?

Non ?

Oui, elle en vaut la peine, mais maintenant est venue l'heure de me battre pour moi, pour mon bonheur, que je ne trouverai pas ici. Peut-être y a-t-il quelque chose après la mort, même si je n'y crois pas trop. Dans tous les cas, tout est mieux que l'Enfer.

Presque rien ne me retient ici.

Aucune quête, aucune énigme, aucune certitude que ma mort en entraînera une autre, parce que Sheila Stay est forte et qu'elle vaincra aussi l'annonce de mon suicide. Les larmes coulent sur mon visage pour la deuxième fois depuis sa mort.

Lui.

Le déclencheur de toute cette folie infinie.

Il va me tuer, dans quelques instants, par mon propre intermédiaire, mais il ne tuera pas Maman, je le sais.

Mon coeur est enfin en paix. Je n'ai plus aucun doute, et je suis étrangement bien, assise sur cette cuvette, à penser au fait que tout est bientôt terminé. Que toute souffrance va bientôt prendre fin. Apaisement.

Ce n'est pas l'apaisement de Cat, lui était malsain et violent.

Celui-là est doux, tranquille, il m'enveloppe de ses bras rassurant, m'offre des sentiments jusque là jamais vraiment éprouvés.

Je veux rester dans cet état jusqu'à la fin de mon existence, parce que existence ne signifie pas vie, et que mon existence se poursuivra même après ma mort.

Mes joues sont trempées. Des petites gouttes glissent aux commissures de mes lèvres, sous mes tempes, dans mes cheveux détachés. Mais ce sont des larmes de bonheur, et je les accueille avec joie.

Je lève la main, renverse la totalité des comprimés dans ma bouche, mache quelques secondes, et puis, n'en tenant plus... avale.

Rien ne se passe.

Puis, petit à petit, une douce torpeur commence à m'envahir, agréablement. Alors, c'est donc ça, la mort ? Je l'imaginais un peu plus violente.

Mes paupières papillonnent, puis se ferment définitivement, mais il me reste encore quelques bribes de conscience. Juste avant de sombrer, mes pensées se dirigent une nouvelle fois vers Maman, et j'ai l'impression que, au-delà du voile de mon esprit, mes lèvres s'étirent d'un faible sourire.

Je tombe sur le sol comme une plume dans le vent.

Elava'm ènimulli tnaèn el te.

"Hope Is Gone."

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