V1.3
Piotr avait passé une partie de la journée à parcourir les quartiers populeux de Brašobj à la recherche de Marďijcka... en vain. Il espérait la retrouver dans le bar où ils s'étaient rencontrés. Il pénétra dans le bouge avec l'appréhension d'un jeune premier. L'endroit était bondé et la chaleur qui y régnait contrastait avec les frimas d'un hiver précoce. Un foule bigarrée occupait les tables ou se déhanchait sur la piste de danse, entraînée par des airs de swing endiablés. L'aviateur se fraya un chemin jusqu'au comptoir lustré par le temps, jouant des coudes et des épaules. Lorsque enfin, il l'atteignit, il n'eut pas le temps d'attirer l'attention du serveur, qu'une habituée l'alpagua :
— Alors, mon mignon, me dis pas que t'es seul avec cette gueule d'ange !
La voix gouailleuse lui rappela bien des souvenirs. Il se tourna vers elle, le cœur battant. Puis resta interdit. Juchée sur un tabouret, elle croisait une longue paire de jambes dénudées malgré la saison. La ceinture de sa jupe soulignait sa taille fine tandis qu'un chemisier outrageusement ouvert découvrait une généreuse portion de sa poitrine. Son long cou portait un visage mince, encadré par une chevelure ondulée à la blondeur estivale. Son menton et son nez pointus s'alliaient à ses yeux en amandes pour lui donner une allure roublarde. Elle porta un fume-cigarette à ses fines lèvres carmin.
— Eh ben quoi ? J'te fais peur, beau militaire ? se moqua-t-elle après avoir recraché la fumée vers la foule.
— N... non, bafouilla Piotr, mal remis de sa surprise. J'ai cru...
— Que j'étais une autre ? Ben, toi alors, on peut dire qu'tu sais causer aux femmes !
— Je suis désolé, je... je ne voulais pas vous vexer. Je cherche une amie.
— T'inquiète, mon bichon, il en faudra plus que ça. J'imagine qu'ton amie a un nom ?
Lorsqu'il le lui donna, l'expression de la grue changea du tout au tout. Ses yeux étirés s'ouvrirent, son expression sarcastique laissa place à l'effroi. Son corps se raidit et, malgré elle, elle eut un mouvement de recul. Le regard fuyant, elle pivota sur son siège pour faire face aux étagères de la cloison. Piotr fut persuadé qu'elle savait quelque chose. Il sortit un billet de son porte-feuille et le lui présenta. Elle leva les yeux au ciel, affectant l'outrage puis fourra l'argent entre ses seins. Elle regarda aux alentours avant de se pencher sur le pilote :
— Tu devrais l'oublier, la Marďy... souffla-t-elle d'une voix à peine audible.
— Pourquoi ? chuchota-t-il. La concierge m'a dit qu'elle avait déménagé. Elle est partie avec un autre homme ?
La jeune femme étouffa un éclat de rire avant de répondre. Mais ses yeux hirlares trahissaient son dédain. L'azur de leur iris se fit glacial.
— Ah les bignoles, j'te jure... Ça, pour déblatérer sur les honnêtes gens, y a du monde ! Mais quand la dignité d'leur maison est en jeu, ça rabat son caquet !
— Je ne comprends pas. Marďy s'est fait virée parce que...
Un geste de la main l'arrêta. Les doigts s'agitèrent pour réclamer un complément de salaire. À son tour, il vérifia les alentours avant d'obtempérer. La commère empocha son pactole sans se presser. Piotr eut tout le loisir de détailler sa figure soudain inexpressive et détachée. Elle menait le jeu et le savait ; quelle confiance lui accorder ? Son argent ne pouvait-il être mieux employé ? Ses allures faussement distinguées ne manquaient pas d'attrait et la gaudriole serait sans doute un meilleur investissement que le colportage de ragots.
— Elle s'est faite pincer par la KTP[1] ! reprit la gagneuse sur le ton de la confidence. C'te garce était d'l'Internationale, à c'qui paraît.
— Marďy, une bolcho ? manqua de s'étrangler Piotr.
D'un regard, d'un battement du poignet, elle lui fit signe de se taire. Le pilote s'attendit même à se faire frapper !
— T'es surpris ? le fustigea-t-elle. À force d'traîner avec c'te morue de Vera, ça d'vait arriver. Toujours le pif pour se fourrer dans les mauvais coups, celle-là !
— V..., la fiancée de Sebasťan Slebovskí ? se força à murmurer l'aviateur.
— Fiancée d'mon cul, oui ! C't arsouille est son julot, rien d'autre. Z'ont disparu d'la circulation aussi, ces deux-là, chuchota-telle.
— Tous les trois ont été arrêtés ?
— J'sais pas pour toi, mais causer, ça m'donne soif ! Sois donc galant, mon mignon.
Elle cherchait plutôt une excuse pour se taire, déplora Piotr en commandant deux pintes. Ils restèrent ensuite silencieux, le pilote plongé dans ses pensées. Il revivait la stupide dispute qui avait mis fin à sa relation avec Marďijcka. Dans les escaliers, il avait croisé Sebasťan et lui avait tout raconté, la façon dont elle s'était emportée et l'avait jeté à la porte, son incompréhension devant sa colère. Comme à son habitude, son camarade avait rigolé avant de lui promettre de tout arranger. Puis les deux amis étaient allés partager une bière, comme celle qui se tenait devant ses yeux et dont il ne voulait résolument pas. Un haut-le-cœur le prit à la gorge. Ainsi on s'était joué de lui. Non ! Jamais Sleb n'avait parlé de l'Internationale. Certes, il n'était pas avare de critiques envers le pouvoir royal, mais jamais rien ni personne ne trouvaient grâce à ses yeux. Pas même sa poule ! Quant à sa régulière, à chaque fois qu'il se plaignait, elle l'exhortait à se taire. Dans le cas contraire, elle l'aurait encouragé à continuer... Cette blondasse ampoulée lui soutirait sa solde sans scrupules. À moins que... Et si Marďy cachait son jeu ? La garce ! Son idée de mariage n'était-elle pas une tentative pour entrer dans la base aérienne ? Aurait-elle ensuite introduit ses deux compagnons de lutte pour faire plus de dégâts ? Il frissonna à cette idée. Son visage se décomposa.
— Bah ! Laisse-les où ils sont. Qu'est-ce tu peux attendre de propre de gens comme ça ?
Sans attendre la réponse de son potentiel client, elle commanda deux vodka. Piotr accepta de trinquer, même si ce jeu ne l'enchantait guère. Toutefois, lorsque leurs regards se croisèrent, il y eut comme un éclair. Une sensation de vertige l'envahit et manqua de le faire chuter de son perchoir. Une main bienveillante le rattrapa.
— Qu'est-ce qui t'arrive, mon mignon ? Tu tiens plus d'bout ? Merde alors, les miloufs, c'est plus c'que c'était ! se moqua sa voisine.
Piotr sentit ses joues s'empourprer. Son palpitant accélérait. La chaleur et la honte se disputaient pour l'étouffer.
— Désolé, je... je dois... je dois encore avoir des séquelles de mon accident, inventa-t-il.
— Un accident d'avion ! feignit-elle de s'inquiéter en portant les mains à sa bouche.
Cette excuse fonctionnait à tous les coups ! La faiblesse attendrissait désormais au lieu d'apitoyer.
— Trois fois rien... un... un cheval de bois, plus de peur que de mal, bafouilla-t-il.
— Un ch'val de bois, qu'est-que c'est donc ? T'étais dans un manège ?
— C'est quand... c'est quand l'avion fait un virage brutal, répondit le pilote en mimant.
— Ah ! Mais c'est rien ça ?! fit-elle avec une moue déçue. Moi, j' croyais qu' t'étais tombé ou que'que chose comme ça ! Fripon, tu m'as bien eue !
— Mais j'aurais pu casser l'avion ! La jambe de train aurait pu céder, mon Letov aurait basculé sur le côté et alors... Dieux seul sait ce qui serait arrivé !
— Merde, t'as l' cul bordé d' nouilles, alors ! s'exclama la grue avec de grands yeux.
Piotr affecta la modestie d'un haussement de sourcil. Un rictus, il souriait presque ! Son honneur était sauf, la situation rétablie. La jeune femme, elle, se fit exubérante et enchaîna :
— Faut fêter ça ! siffla-t-elle joviale avant d'avaler sa vodka.
Après tout, Marďijcka ne l'avait-elle pas envoyé balader ? N'avait-elle pas disparu sans prévenir ? C'était ses seules certitudes. Mais son cœur, lui, tergiversait encore. Le petit verre de spiritueux, soudain, s'avéra l'allié nécessaire pour faire taire cette cacophonie. Il en goba le contenu, sous l'œil amusé de sa compagne du soir. L'alcool lui brûla la gorge, dégoulinant comme un torrent de lave. Il sentit le coup de fouet parcourir son corps et s'ébroua. Les yeux pétillants de la donzelle, ses épaules qui maintenant roulaient sur le tempo de Jen pro ten dešni den joué par l'orchestre, son sourire enjôleur... Et ses gambettes croisées, dévoilant avec malice un beau bout de cuisse ! Leur balancement langoureux accaparait l'attention du pilote, l'ouverture de la jupe courte éveillait son appétit. La greluche continuait son manège, ondulant des hanches sur son siège. Elle lui devenait si désirable, si délicieuse. Il fallait qu'elle arrête, lui ne pouvait pas succomber, pas avec une telle facilité ! La garce ! elle attisait sa concupiscence... Ses lèvres se sentaient pourtant orphelines, prêtes à goûter cette peau. Il engloutit sa pinte pour les faire patienter, alors que sa compagne relançait le barman d'un geste de la main.
Piotr attrapa sa main au vol et attitra la belle. Elle pouffa comme une jeune première éméchée avant de s'abandonner, le corps plaqué contre son torse. Enivré par la chaleur du contact, il pensa l'affaire menée. L'aviateur se pencha pour embrasser la base de son cou. Un éclair. Le visage souriant de Marďijcka qui le repoussait avec délicatesse. Souvenir de leur premier soir. Elle feula et ouvrit davantage son chemisier. Un doigt malicieux glissa pour écarter les balconnets de son soutien-gorge obus, l'autre main s'agitant en éventail. Piotr le suivit avec envie. Il voulait voir, ne rien perdre du spectacle, le toucher, s'en emparer. Mais l'image de sa régulière revenait. Avec délicatesse, la séductrice se retourna et lui saisit son menton pour relever son regard. Dans la clarté embuée de l'estaminet, son visage trop maquillé se faisait phare au milieu d'un océan d'obscurité. Leurs verres s'entrechoquèrent une nouvelle fois, le souvenir sournois reflua avec la marée ambrée. Leurs sourires et œillades mutins se répondirent. Et de cette complicité, une autre vint rejaillir. Nouveau ressac, nouveau recul. Nouvelle vague spiritueuse pour diluer, dissoudre la tristesse qui déjà s'installait. L'appétit de chair continuait de l'appeler, le traître fantôme de la hanter.
Combien laissa-t-il avant de quitter ce lieu de perdition ? Il ne marchait en tout cas plus droit. Appuyé contre sa conquête d'un soir, une main contre ce sein qu'il avait tant désiré, il la laissa le guider, presque trop pressé de la consommer. Chaque intersection était l'occasion de l'embrasser, de faire monter le plaisir, de tenter une percée. Avec fermeté et délicatesse, elle le refrénait. Le manège recommençait à la suivante. La frustration devenait prison, l'attente, pénitence. Mais quand enfin, ils gagnèrent la soupente de cette putain, le pilote put se départir du poids qui le persécutait.
Au réveil, la réalité le rattrapa. La gueule de bois, la paie évaporée dans les poches d'une autre, le retard pour l'appel... Seul dans les rues encore ensommeillées, sans rien pour s'offrir un café, l'aviateur dessoûlerait dans l'air frais. Il se rabroua en frottant ses bras. Trop éméché, il avait dû oublier son cuir au dancing. Quelle poisse ! Un Praga RV brinquebalant s'arrêta à sa hauteur. La tête ronde du sous-officier d'ordinaire[2] de l'escadrille émergea de la portière.
— Piotr ?! Qu'est-ce que tu fous là ? demanda-t-il. Allez, monte, cette carne de Fronovskí va encore te faire ta fête.
— Eh, l'milouf ! T'as oublié ton paletot ! lança la grue en jetant son manteau par la fenêtre.
— Putain, mon vieux, ça valait l'coup de rater l'appel ! siffla le responsable du ravitaillement.
[1] Pour Krǒvskǎ Tajňa Policiǎ ou Police Secrète Royale.
[2] Le sous-officier d'ordinaire est responsable du mess. Dans l'armée française, il s'agissait d'un sergent, assisté d'un caporal(-chef) pour la surveillance des cuisines et du percolateur. Le sous-officier d'ordinaire devait s'assurer du travail et de la propreté des cuisiniers, de la quantité des aliments et lutter contre le gaspillage. C'est également lui qui se chargeait des éventuelles achats de denrées après avoir reçu la liste et les fonds nécessaires auprès du sergent-chef comptable ; leur bon stockage et leur distribution aux cuisines étaient également de sa responsabilité. Il pouvait également superviser la distribution de linge propre et le dépôt du linge sale par la troupe.
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