Éternelle Genèse
Le dernier Homme du monde était assis seul dans une pièce, quand on frappa à la porte.
Le dernier Homme du monde hésita. Il était nu et il avait honte d’être nu. Le toc-toc-toc se fit entendre à nouveau, plus insistant. Le dernier Homme du monde s’empara de la première chose qui lui tomba sous la main, la housse du fauteuil sur lequel il était assis. Dignement, il s’en drapa avant de crier « entrez ! ».
La porte pivota lentement sur ses gonds. Un flot de lumière se déversa dans la pièce. Le dernier Homme du monde retenait son souffle. Alors, Dieu entra en sautillant, chargé comme un âne.
— Bienvenue, dit Dieu en repoussant la porte du pied. J’ai cru que vous vous étiez assoupi. J’allais revenir plus tard. J’espère que je ne dérange pas ?
— Aucunement, répondit le dernier Homme du monde. C’est juste que je n’étais pas présentable.
Dieu parvint péniblement à la table scellée au mur. Il laissa tomber pêle-mêle ses piles de dossiers, son ordinateur portable, une souris, une trousse de collégien.
— On ne vous a pas livré votre paquetage ? s’étonna Dieu. Même pas une brosse à dent ? Décidément, si je veille pas à tout, c’est le boxon. Allons, dites-moi qui vous êtes.
— Ben… je suis le dernier Homme du monde, dit le dernier Homme du monde.
Il avait répondu machinalement, comme une évidence. Il avait pris conscience de son statut de dernier Homme du monde au moment précis ou Dieu lui avait posé la question. Avant, il n’avait aucune idée d’être le seul et unique représentant de son espèce. En revanche, il ignorait comment il était arrivé là.
À quatre pattes sous la table, Dieu était en train de connecter l’alim de son PC à la prise murale. « Nom d’un homme, s’exclama Dieu, quelqu’un m’a encore niqué le plot de terre… Ah, ça y est. »
Dieu se releva, s’épousseta, ouvrit son ordi, introduisit sa clé USB.
— Reprenons. Vous êtes le dernier Homme du monde. Soit. La question est : « le dernier Homme du Monde de quel monde ? »
— Comment ça, de quel monde ? De la Terre, bien sûr !
— Vous savez, des mondes j’en crée chaque jour que je fais et il en meure autant chaque jour. Je réalise des essais, je dose les atmosphères, je modifie les paramètres, je tente des trucs. Je cherche à obtenir un monde idéal. Parfois, je me plante. Alors, vous comprenez, les mondes, je ne les connais pas par cœur. La Terre, c’est trop vague comme indication. Toutes mes créatures appellent Terre la planète que je leur ai pétrie et mers les étendues de flotte que j’y ai déversée. Donnez-moi le matricule de votre planète, ça ira plus vite.
Le dernier Homme du monde était ennuyé. Il dut avouer qu’il n’avait aucune idée du matricule de sa planète. Il ne savait même pas qu’elle était immatriculée au registre des mondes.
— Procédons par élimination dit Dieu. Votre soleil était-il une étoile double ? Une géante rouge ? Une naine jaune ?
Tandis que Dieu s’emmerdait à démêler son fil de souris en jurant dans sa barbe, le dernier Homme du monde faisait appel à ses souvenirs de lycée. Le soleil, une étoile double ? Sûrement pas, sauf les jours où le dernier Homme avait bu. Une géante rouge ? Certains soirs de beau temps, ça oui. Mais sinon, non. Il restait la troisième possibilité :
— C’était une naine jaune, je crois. Avec une dizaine de planètes en orbite, des petites, des grosses, des moyennes. Une avec une grosse tache rouge, une autre avec des anneaux. Autour de la Terre, gravitait la lune.
— Un double système planétaire ? s’étonna Dieu en s’interrompant. Alors c’est la Terre ! J’avais tenté ce nouveau concept d’après un article de Science & Vie. Ils expliquaient qu’un satellite assez gros permettait de créer des marées régulières avec du brassage et donc une accélération de certains processus. J’ai pas tout compris, mais c’était l’idée générale. Vous seriez donc le dernier Homme de la Terre ?
Avec fièvre, Dieu entra le mot de passe de son PC puis lança une appli. Le dernier Homme du monde eut le temps d’apercevoir le fond d’écran, une nymphette en bikini et en ailes blanches qui prenait une pose langoureuse sur un nuage pailleté.
— Ça rame, ça rame, dit Dieu un peu gêné devant le sablier qui tournait. Foutu réseau. Vivement la fibre. Ah ! nous y voilà ! C’est bien la Terre. Elle clignote rouge !
— Vous croyez que c’est grave ?
—La Terre, répéta Dieu incrédule. Il s’est passé quoi là-bas ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien vu, rien senti. Je dormais tranquilou et pfuittt ! Je me retrouve ici sans savoir pourquoi ni comment.
— M’enfin ! La Terre était toute jeune ! Je l’ai ensemencée de son premier Homme il y a à peine quelques millions d’années ! Un vice caché ? Ou bien c’est encore ce fichu Windows qui déconne ?
Dieu secoua le PC comme si ça pouvait ramener l’univers à la raison, mais le point rouge clignotait toujours parmi d’innombrables points verts. Dieu reposa l’ordi, fit un clic droit.
— Je comprends pas. L’atmosphère est saturée de CO2 et ça dure depuis un petit moment déjà. Et la température a grimpé de façon anormale ces dernières années. Puis cette radioactivité bizarre, elle vient d’où ?
Le dernier Homme du monde rentrait les épaules. Il avait honte, mais cette fois, ce n’était pas de se retrouver nu devant Dieu, c’était d’être à poil devant son créateur, porteur de toute la petitesse et la médiocrité de ses congénères. Pourquoi faut-il que ce soit moi le dernier Homme du Monde ? se demandait-il. C’est sûr, je vais me faire remonter les bretelles. Je vais prendre pour tous les autres, Trump, Poutine et l’autre con de Nord-Coréen.
Dieu se grattait la tête, en proie au doute.
— La Terre, dit-il enfin. La Terre, la Terre… C’est-y pas là-bas que j’ai envoyé mon fils il y a une paire d’années, pour tenter de semer des graines dans les consciences ?
— Jésus ? dit le dernier Homme du monde, vaguement inquiet.
— Jésus, c’est ça ! Ah les sauvages ! Je me souviens, maintenant. Vous me l’avez bien tabassé, bande de crevards ! On l’a rapatrié en urgence. Six mois d’ITT ! Il porte encore les cicatrices de son séjour, mais surtout, il est resté traumatisé. Il a jamais voulu redescendre. Il n’a plus été le même depuis, et c’est la croix et la bannière pour le faire quitter sa chambre.
— C’était il y a deux mille ans, osa timidement le dernier Homme du monde. J’étais pas encore né.
— Toucher un cheveu de mon fils, c’est me toucher moi, Dieu ! Et pas content de ça, il a encore fallu que vous bousilliez la Terre ? C’est du propre ! On m’en foutra des pignoufs pareils qui se barrent en pleine nuit en laissant tout dévasté derrière. Je vous reloge où, moi, maintenant ?
— Me reloger ? demanda le dernier Homme du monde.
— Ben oui, je vais pas vous garder ici ! Des planètes refaites à neuf, toutes propres, toute belles, j’en ai à disposition. Avec des ressources, des minerais, des animaux qui rampent et des animaux qui courent, des qui volent et des qui nagent, des océans transparents, des montagnes, des forêts, des paysages, des vergers. Mais si c’est pour tout retrouver dégueulassé au bout d’un mois, c’est pas question !
Dieu fulminait. Il lança une appli, tapa sa date de naissance dans la zone mot de passe. Le dernier Homme du monde ne put s’empêcher de penser que ce n’était pas très prudent. Si Dieu qui était censé être plus puissant que le président des état-unis se faisait pirater ses données et sa boîte mail par des hackers un peu rusés, l’univers serait dans de beaux draps. Mais le dernier Homme du monde ne moufta pas. Manifestement, ce n’était pas le moment de la ramener.
La page d’accueil s’ouvrit enfin sur une liste de mondes disponibles. Dieu les fit défiler, cliqua sur une ligne au hasard. La galerie afficha une série de photos paradisiaques, de plages de sable blanc, de mers turquoise, de montagnes verdoyantes aux sommets enneigés. Dieu lança le mode panorama.
— Oh oui ! murmura le DHM plein d’espoir. (à partir d’ici, j’écris DHM parce que j’en ai marre d’écrire à chaque fois le dernier Homme du monde en toutes lettres)
— Non, décida Dieu. Pas celle-ci.
Il passa en revue plusieurs autres planètes. Dans le coin inférieur gauche, une fenêtre popup indiquait les surfaces habitable et totale, la température moyenne, la composition de l’atmosphère, la présence ou nom de saisons...
— Ah ! j’ai trouvé ! s’exclama Dieu.
Le DHM atterré contemplait le paysage de roche noire, stérile et aride qui s’affichait à l’écran. Aucune plante à l’horizon, aucun animal. Pas de rivières ni de mers. Mais des fumerolles par centaines.
— Votre nouveau monde, dit Dieu. Une superbe petite planète encore en formation, avec une forte activité volcanique. Elle a l’air assez inhospitalière comme ça, elle crache le feu, mais en réalité elle ne demande qu’à être colonisée par une espèce conquérante comme la vôtre. Vous y serez bien, vous verrez. Vous n’aurez pas de mal à la repeupler.
— La repeupler ?
— Oui. Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. Vous m’adorerez en tant que Dieu le Père, votre Créateur et Créateur de toutes choses qui courre, nage, rampe et blablabla. Attention, important : vous devrez me craindre et enseigner cette crainte à votre descendance. Vous devrez surtout éviter de reproduire les mêmes erreurs. Méfiez-vous des serpents et des pommes.
— Je suis vraiment obligé de descendre là-bas ? Pourquoi moi, d’abord ? Vous rechercheriez pas un bon technicien réseau plutôt ? J’ai remarqué des failles dans votre sécurité et….
— Non. En tant que dernier Homme du monde de votre ancien monde, c’est à vous qu’incombe le devoir d’être le premier Homme du monde de votre nouveau monde. C’est pas excitant ? Un nouveau départ, une nouvelle identité ! Il ne me reste plus qu’à vous trouver une compagne. En général, les Premiers hommes des nouveaux mondes choisissent la dernière femme qui a partagé leur vie sur terre.
Dieu cliqua sur une icône du bureau pour lancer l’application du registre des Compagnes Potentielles. Dans le champ de mot de passe, il entra une série de huit zéros, la date de naissance de son fils, Jésus. Décidément, niveau sécurité, y avait du taff.
— Vous connaissez le numéro de sécurité sociale de votre dernière compagne ? demanda Dieu.
— Heu…. non, hésita le DHM.
— Donnez-moi ses nom et prénom, je devrais pouvoir la retrouver.
— Gwyneth, répondit instinctivement le dernier Homme du monde. Elle s’appelait Gwyneth Paltrow.
Le dernier Homme du monde se mordit les lèvres. Il se demanda un instant quelle mouche l’avait piqué. Mentir à son créateur, c’était s’exposer à se retrouver en exil sur une planète plus nulle encore. Mais Dieu n’avait rien remarqué. Il demanda :
— Gouinette comment ? Attendez, je googlelise. Elle était sur Facebook ? Insta ?
— Pas Gouinette, Gwyneth.
— OK, je l’ai. C’est bien elle ? Quand j’aurais cliqué sur restaurer, le processus sera irréversible. Votre compagne sera transférée sur votre nouvelle planète dans le corps de ses seize ans. Elle se réveillera à côté de vous. Un conseil : faites-lui croire qu’on vous a prélevé un morceau de n’importe quoi, une côte, par exemple. Ça vous permettra de jouer sur sa corde sensible de femme. Elle se sentira éternellement redevable et vous sera dévouée à la vaisselle et au ménage. Donc, je ranime votre Gwyneth, pas de regrets ? On peut encore changer.
— Est-ce qu’on peut rajouter aussi Jennifer Lawrence ? demanda le dhm.
— Nan nan nan, malheureux ! Deux nanas, c’est le bazar assuré. Allez, c’est parti !
Le dernier Homme du monde ferma les yeux. Il pensait à sa future planète à repeupler, à sa nombreuse descendance, aux serpents qu’il allait devoir écraser.
Il pensa aussi à la belle surprise qu’allait avoir Gwyneth en se réveillant.
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