11
Le lendemain, quand j'ouvre les yeux, je vois qu'il est réveillé et qu'il me regarde avec des yeux, je ne vous dis pas. Il dit aussitôt, d'une gentille voix.
— Zo…
Help ! Je n’ai pas encore tous les neurones connectés et il va me faire une déclaration d'amour ! Au secours !
— Zo, tu sais, je ne sais pas ce qui m'arrive, mais je suis super content d'être tombé sur toi. T'es vraiment un mec bien !
C'est tout ? Je suis un peu déçu.
— De rien. Moi aussi, tu sais, je suis content de te connaitre. T'es bizarre, mais j't’aime bien.
C'est vrai qu’il est bizarre. Il a tout perdu, il ne sait pas où il est, mais il est content de me connaitre ! Bon, j'ai encore mon problème du matin. Je me tire doucement du lit en m’excusant et je vais le résoudre sous une bonne douche chaude. Je n'ai pas envie qu'il me voie comme ça. Et je n'ai pas envie de le voir comme ça non plus.
Je le retrouve en bas. Il a sorti tout le petit-déj. Il a tout repéré, tout enregistré. Pas con, débrouillard, serviable. Sympa, quoi !
— Merci !
On mange tranquillos, sans causer. Il me pose une question pendant qu'on range. J'ai encore la tête mal réveillée, je l'envoie gentiment paitre.
— Hey, Zo, me laisse pas tomber.
— Tu me fais chier ! Retourne chez les préhistos !
Il comprend que j’ai envie de blaguer, de jouer avec lui. On se met à se disputer, mais chacun sait que c'est pour rire. Comme si on pouvait se fâcher avec un mec comme lui ! Je m’aperçois que je le calcule complètement. Et inversement ! C’est tellement fort que nous arrêtons.
Il veut que je lui explique tout et moi, je veux savoir comment il vit, ou vivait. On se met d'accord pour poser une question à tour de rôle. J'attrape mon phone, parce que je sais que je vais pas tout comprendre de ce qu’il va me dire ou que je vais avoir à lui montrer des trucs.
On a à peine commencé que sonne l’Imperial Starwars, à laquelle on doit répondre !
— Bonjour, mon cœur !
— S’lut, m'man !
— Tu vas bien ? Mieux qu'hier ? Tu n'as plus de fièvre ?
— M'man !
— Oui, je sais, c'est juste pour vérifier. Je m'inquiète pour toi !
— M'man !
— Bon ! Vous avez passé une bonne soirée…
J'attends la question. Je dis rien, histoire qu’elle mousse bien. Elle finit par craquer :
— On connait ?
Elle dit pas : on LA connait ou on LE connait, non, juste : « On connait ? ». Je sais qu'elle a passé sa nuit à réfléchir comment me demander sans me demander. Les gros sabots ! Je m'amuse.
— De qui tu parles ?
— Ben, de ton invité…
— Ah, oui ! Non, vous ne connaissez pas. J'étais sous la douche, j'ai froid.
— Je te laisse. Prends soin de toi et de vous. Je t'embrasse, biquet.
Je raccroche. Rob n'a pas cessé de me regarder, avec encore trop de questions dans les yeux.
— Ça fait aussi téléphone ?
— Téléphone, SMS, GPS, Internet boussole, télé, YouTube, TikTok, Insta, facedebouc, agenda, photo, vidéos, enregistreur…
— Arrête ! Je ne comprends rien et je sais pas à quoi ça sert !
Je me pose contre lui. Un peu trop, mais j'aime bien sentir sa chaleur. Nous passons un bon moment. Je lui explique le plus simplement possible, mais il pose plein de questions, dont j'ignore la réponse ! On partage à fond. C'est vraiment fort. J'aime jouer le fortiche devant lui, car il m'impressionne trop.
Le plus incroyable, c'est qu'il me transmet son émerveillement. Avec ses questions à la con, il me fait voir cet objet fabuleux. Je ne me rendais pas compte. Je veux toujours le dernier modèle, pour la frime, alors que je n’utilisais pas tout du vieux. Il m'apprend mon univers. Quand je vous dis que c'est un vrai martien !
Je parlais, il m’écoutait, j'étais parti. À un moment, j'ai senti que c'était dans un seul sens. Je l'ai coupé.
— Et toi, raconte ta vie de préhistorique !
Il ne sait pas quoi dire.
— Vas-y, tu prends un matin, tu te lèves…
— Je m'habille ! On va pas au lycée à poil !
— Oui, tu mets ta peau de bête !
— T’es con ! Des vêtements en tissu ! J’enfile ma blouse.
— Blouse ?
— Euh... Comme un manteau fin qu'on met par-dessus les autres habits. Pour les protéger et qu'on soit tous à peu près pareils.
— Ah ben oui, une blouse ! Comme les toubibs ! Je connais ! Pas con ! Vous portez tous une blouse ?
— Oui, mais pas tous la même. Il faut juste qu’elle soit fermée et qu’elle descende aux genoux.
— Quand tu vois les déguisements des mecs et des filles avec la marque… Surtout les filles, toujours bien futées. Moi, j'aime bien quand elles sont en leggings…
— Leggings ?
— Une sorte de collant épais…
— Non ! Ça doit être super.
Je lui montre des photos de mes copines. Il bave !
— Waouh ! Nous, les filles, c'est en jupe, pas de pantalon ! De toute façon aucune femme ne porte de pantalon !
— C'est super aussi ! Vous voyez leurs jambes !
— Oui ! Et comme on imagine le reste, c'est super, comme tu dis.
— Je vois !
Pendant que je m'imagine Amélie en jupe, il continue.
— À la sonnerie, on se met en rang et c'est silence jusqu'à ce qu'on soit assis. Et on se lève quand le prof entre.
— J'ai vu ça dans une prison, dans une série !
— Série de quoi ?
— Un feuilleton sur Netflix.
— Netflix ?
— Une chaine de télé. J’en ai marre de traduire ! Avance !
— Ah oui ? Il y a plusieurs chaines de télé chez vous ? Ils viennent juste de lancer la deuxième. Nous allons la regarder chez un voisin, car nous on n’a pas la télévision.
Je sais qu'il y a des gens qui ne veulent pas avoir la télé. Je ne sais pas pourquoi. Si je le lui demande, il va encore me dire que c'est trop cher et moi, je ne veux pas passer pour un riche.
— On en parlera plus tard. Reprends sur ta vie au collège, ou au lycée.
Il me dit que tout le monde est pareil. En même temps, il n’y a pas beaucoup de différences entre eux. Dans leur cité, il y a des Espagnols, des Portugais, mais surtout des Français.
Ça m’épate, car aujourd'hui, il faut que tout le monde ait une différence et il faut être fier d’en avoir une. Que ce soit par la couleur de la peau, la religion, le sexe et ses préférences, son handicap, son quartier, tu as le choix ! Moi, j'ai juste du mal avec ça : c’est trop compliqué. J'ai l'habitude de ne pas faire de remarques, mais on a toujours peur de ne pas avoir compris la particularité de l'autre.
Comme il ne comprend pas, j'arrête de lui expliquer, parce que moi non plus, je ne vois pas pourquoi on s’embête avec ça !
— Il faut être poli avec tout le monde, sinon tu te fais salement engueuler. Par exemple, tu peux être puni si tu insultes un camarade. Engueulé, ça veut dire que tu te prends des gifles. Même par les professeurs.
On avance comme ça, en ne sachant plus qui raconte quoi sur qui ! Ce que j’en retiens, c’est qu’on ne blaguait pas avec la discipline ! Une remarque à un prof, tu te prends deux jours d’exclusion ! En plus, les parents sont toujours d’accord avec les profs, tu ne peux pas compter sur eux pour te défendre.
— Donc, en plus, c’était une rouste en rentrant !
— Une rouste ?
— Une raclée. Ton vieux te battait !
Je le regarde avec de grands yeux.
— Non ! Il ne l’a fait qu’une seule fois.
— C’est pas normal d’être battu par ses parents ! Il faut aller porter plainte, téléphoner à SOS enfants battus…
— Mais non, c’est normal quand t’as fait une connerie ! Et là, c’était mérité !
Rob, il me dit qu’il avait gardé des traces pendant plusieurs jours. Il insiste pour me faire comprendre que son père est le plus gentil des pères.
Je n’ose pas lui demander ce qu’il a fait, mais j’aimerais bien savoir. Apparemment, ça devait une très grosse bêtise, celle qu’on n’ose pas faire !
Pas marrante, cette époque. Au moins maintenant, on peut argumenter, en faisant attention !
J’embraye sur son père.
Comme pour tous les autres Portugais, son père est maçon, sa mère fait des ménages. C’est marrant : comme mes grands-parents paternels ! J’aime bien quand papa raconte que ce sont les Creusois, puis les Italiens, puis les Espagnols, puis les Portugais qui ont construit les maisons et que c’est normal qu’ils les habitent maintenant ! Donc demain, il n’y aura que des Arabes et des blacks dans les maisons !
Il continue, en disant qu’il y a beaucoup de boulot avec l’arrivée des Pieds-noirs. Il me tacle quand je lui demande ce que vient faire une tribu d’Indiens dans l’histoire. La Guerre d’Algérie, l’OAS, les attentats, De Gaulle. Il n’a pas tout compris, mais il a vu débarquer dans sa classe plein de nouveaux élèves, des « rapatriés d’Algérie ». Nous, au programme, on en est encore à 1945. Je peux lui parler de la deuxième guerre mondiale, de la Shoah, pas de ce qui suit. Je ne savais pas que la France avait été en guerre après ! C’est terrible.
Apparemment, ça ne les concernait pas trop, mais je n’aimerais pas vivre tout ça. J’ai quand même de la chance de vivre maintenant.
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