Scène 14 (2/3)
Scène 14 (2/3)
Les invités présents ce matin-là attisaient fortement la curiosité de la jeune elfe. Bien que la rencontre avec ces hommes l’ait quelque peu intimidée, Caevanne sentait de nombreuses questions agiter ses pensées. Cet instant à l’écart dans la cuisine, en compagnie de Jolianne et de Thilas, était l’occasion pour elle d’en apprendre davantage à leur sujet.
— Erzhale, commença-t-elle finalement, c’est lui qui s’occupe de Lynell ?
— Exactement ma chérie, c’est un magicien de la Tour-de-fer. Il encadre beaucoup d’orphelins de la ville basse, comme elle.
Du doigt, Jolianne fit signe à Thilas de lui apporter la coupe remplie de grappes de raisin.
— Bodse a également une passion qu’il partage avec Kaltar Devra pour les objets rares. Je suis très touchée par le présent qu’ils ont offert à Ogan, cette arme a beaucoup de valeur.
Caevanne comprit que Kaltar Devra devait être l’homme à la barbe et aux cheveux poivre et sels. Jolianne poursuivit.
— Le père d’Ogan, Brahm, était un très vieil ami de Kaltar. Il avait la réputation d’être un grand navigateur, très respecté. C’est de cette façon qu’ils ont fait connaissance. Peu de marchands d’Albar avant eux ont eue l’occasion de se rendre aux mines de fer du Mont Âpre-Brume.
Jolianne jeta un regard à la porte de la grande salle, elle attendait le retour de Lynell.
— La route maritime pour s’y rendre est très dangereuse, commenta Thilas. Les courants, vents et récifs sont particulièrement traîtres dans la baie des Crocs de l’Ours.
Tous ces noms n’évoquaient rien à la jeune elfe.
— Pourquoi ne pas plutôt s’y rendre par la terre ferme ?
— C’est impossible, coupa court Thilas en remarquant l’agitation de Jolianne.
Lynell venait de revenir de la grande salle. Elle s’avança en hâte et chuchota quelques mots à l’oreille de Jolianne qui s’alarma soudainement.
— Pressons, ordonna la maîtresse de maison. Nos invités attendent.
Jolianne disposa à la hâte les grappes de raisin dans le plat et contempla l’ensemble avec satisfaction. Le bleu profond des grappes de muscat contrastait avec la pâte dorée des feuilletés triangulaires. Comme au fond de minuscules ravines serpentant sur le plat, le raisin reposait sur quelques feuilles de laitue et de mâche. Caevanne remarqua également des œufs brouillés dans un bol en céramique, du fromage de chèvre finement découpé en tranches et, bien entendu, de nombreuses miches de pain fraiches, délicatement disposés dans une corbeille en osier.
— Thilas, mon grand, tu auras tout le temps de lui raconter ces histoires durant la procession. Prends plutôt le vin s’il te plait, et surtout, n’oublis pas de t’occuper de la coupe d’Elbran Frat en premier. Je compte sur toi, termina-t-elle avec gravité.
— Toutes les deux, reprit-elle pour Lynell et Caevanne, chargez-vous de porter le plateau à table.
En passant près d’elle, Thilas se pencha vers Caevanne avec un sourire en coin.
— Ogan a passé un marché très important avec Elbran. Il était tout excité quand il a annoncé la nouvelle à Jolianne, on aurait dit un enfant !
Tandis que Thilas partait devant, Caevanne se demanda de quel marché il pouvait être question. Elle croisa le regard préoccupé de Jolianne et se dépêcha de venir en aide à Lynell pour porter le plateau jusqu’à la pièce voisine.
Dans la grande salle, ils retrouvèrent les invités, plongés dans un récit que relatait Ogan. Une fois l’ensemble déposé sur la table, ils s’accordèrent quelques instants pour humer les effluves sucrés des pâtisseries triangulaires. Face à elle, l’elfe remarqua le propriétaire de l’auberge se confier directement à l’homme aux bagues. Dans leur aparté, ce dernier hochait la tête en signe d’approbation avec un air compréhensif.
— Aucun problème avec l’elfe, conclu Ogan... Très curieux comme histoire.
Ils parlaient visiblement d’elle, les regards qu’ils lui jetaient étaient éloquents, mais de là où elle se trouvait, Caevanne ne parvint pas à interpréter davantage le sens de leurs paroles. Jolianne s’installa à son tour, entre son compagnon et l’intimidant Kaltar Devra. Lynell, telle une ombre longeant les murs, était furtivement repartie dans la pièce voisine.
Tout était fin prêt pour commencer le repas.
— Pendant que vous étiez en cuisine, Ogan nous a parlé de toi, lui confia l’elfe sur sa droite. J’espère que tu te plais à l’auberge.
Caevanne venait d’être informée du rang qu’Erzhale Bodse détenait. Elle n’imaginait pas qu’il s’adresserait directement à elle et fut prise de court.
— Tout est bien différent de l’endroit où j’ai grandi, bredouilla-t-elle. Mais je suis heureuse ici, Ogan et Jolianne s’occupent très bien de moi.
— Fallnera, c’est bien ça ? J’ai eu l’occasion d’aller sur cette île, deux ou trois fois. Il faut reconnaître que les gens de ces villages, bien qu’ils ne s’intéressent pas à la magie - j’ai essayé de leur parler de mes travaux, sans succès - savaient accueillir généreusement les voyageurs.
Caevanne serra les poings et sa mâchoire se crispa. Sa famille était bien placée pour savoir à quoi il fallait s’en tenir avec la convivialité des habitants de l’île. Leurs manières n’étaient que façade vis-à-vis de l’extérieur et des étrangers. Mais elle réprima sa colère : Il était préférable qu’elle garde sa pensée pour elle-même. Elle approuva simplement d’un signe de tête le témoignage de son interlocuteur.
Bien que Thilas sur sa gauche gardât le silence, la jeune elfe sentit chez lui un intérêt évident pour leur échange. Erzhal attrapa avec délicatesse la noix de bleu-terre qui lui était destinée et la détailla du regard, pensif.
Caevanne constata en l’observant qu’il avait l’épiderme particulièrement blanc. Son teint lui rappelait étrangement celui de l’elfe à la cape, le soir de son arrivée à Albar. Tout deux étaient bien différents des elfes qu’elle avait toujours connus. Etait-ce ce à quoi ressemblaient les nobles de Ionesar ? Lorsqu’elle apprenait la magie avec son maître, ce dernier lui vantait souvent leur apparence et leur maîtrise dans l’art des énergies, discipline qu’il peinait à lui inculquer. Bien souvent lorsque Caevanne rencontrait des difficultés, il aimait se perdre avec nostalgie dans le souvenir d’un ou d’une élève de Ionesar.
Pas plus âgés que Caevanne, ces étudiants étaient de toute évidence sa plus grande fierté. Jamais son maître n’avait songé qu’elle aurait pu le prendre comme un reproche, comme un manque de considération pour les efforts et sacrifices qu’elle fournissait, en suivant son enseignement. Peut-être ne se contentait-il que d’alimenter l’admiration qu’elle-même nourrissait pour ces gens-là.
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