Libreville ma douce
Six heures trente. Le soleil, en se levant, a paré le ciel d'une traîne vaporeuse rose orangée, et la douceur de la nuit tout juste chassée tempère la moiteur ambiante. C'est l'instant éphémère et magique où l'énergie vibrante du nouveau jour embrasse et anime tout ce qui vit.
Le cartable sur l'épaule, je tire avec précaution le lourd portail de fer forgé derrière moi. Je m'applique à éviter de faire grincer ses gonds rouillés, comme si leurs gémissements rauques pouvaient remonter l'allée, franchir portes et fenêtres, résonner au cœur de la maison silencieuse et tirer ses habitants de leur sommeil. Puis je gravis l'abrupte côte en latérite qui mène à la rue, jouant à contourner les nids de poule qui déforment le sol, sans cesse comblés et inexorablement réapparus à la saison des pluies suivante. Dépassant de la haie de sissongos qui borde le chemin, comme perchées sur la pointe des pieds pour mieux jouir du spectacle offert, dans notre jardin, par les hibiscus et les bougainvilliers en fleurs au jour levant, les stèles du cimetière voisin, dans leur alignement impeccable, me font une singulière haie d'honneur dans mon ascension jusqu'à la route.
Je rejoins une DS beige qui attend à quelques mètres de là, moteur en marche, et je m'installe à l'arrière sans un regard ni de l'homme au volant ni de son fils assis sur le siège passager. Je salue poliment les deux tignasses rousses qu'ils offrent à ma vue, et ils répondent par un grognement qui se veut courtois. Ca sent le cuir défraîchi, l'after-shave musqué et le cigarillo froid. Par chance pour mon estomac, l'air qui circule librement par les vitres grandes ouvertes atténue les odeurs. Sur le trajet du retour en revanche, à la mi‑journée, l'habitacle climatisé sera saturé du même mélange d'effluves, rehaussé d'une pointe de sueur pour faire bonne mesure.
La voiture s'ébranle et nous quittons notre quartier endormi en direction du centre ville, rapidement stoppés dans notre élan par un feu tricolore en mal de coopération à la jonction de l'artère principale. A la faveur de cette halte, un fumet doucereux de pain et de viennoiseries dorant dans un four s'engouffre par la fenêtre et chasse les restes du remugle testostéroné. Dans quelques heures le marchand de journaux et de cigarettes installera son étal devant la boulangerie, à l'ombre du auvent. Quand j'irai chercher le pain en fin d'après-midi, je lui prendrai un paquet de chewing‑gums ramollis par la chaleur, une revue qui date de trois mois parce qu'arrivée d'Europe par bateau, et un paquet de CravenA que je dissimulerai soigneusement à mes parents, mais que je fumerai crânement devant les copains.
Les passants sont encore peu nombreux mais la circulation s'intensifie. La voiture fait un écart pour éviter le véhicule rouge et blanc qui nous précédait et qui vient de s'arrêter brutalement, faisant totalement fi de l'usage des clignotants, un taxi qui crache un passager pour en charger un autre. Car ici les taxis, moyennant un prix modique, font office de transports en commun. Quand un quidam descend un autre monte, de sorte qu'on y est toujours trois ou quatre, et le trajet reprend, ponctué d'autant d'arrêts et de détours que l'imposent les destinations plus ou moins concordantes des uns et des autres, sans que nul ne se soucie du temps qu'il mettra pour arriver à bon port. Les conversations y vont bon train, car il n'est pas rare d'y croiser un cousin, ou le cousin d'un cousin, et souvent celui qui entre reprend le plus naturellement du monde la discussion là où celui qui sort l'a laissée, apportant sa contribution aux débats alimentés en continu par les informations officielles éructées par l'auto-radio.
On arrive au Centre Ville, délimité par la division de la voie en deux à la hauteur d'un imposant immeuble commercial qui étire orgueilleusement au soleil ses trois étages de vitres étincelantes. Dans son ombre, à une dizaine de mètres de là, le squelette de son jumeau mort-né gît dans un inextricable fouillis de béton, de métal et de lianes enchevêtrés. Sur un panneau délavé suspendu à un reste de clôture on distingue encore l'esquisse d'un palace cossu, témoignage dérisoire du rêve de l'architecte sur les ruines duquel les margouillats[i] ont à présent établi leur royaume.
La voiture a pris sur la gauche et nous longeons maintenant le bord de mer. Sur notre droite, le patchwork chamarré des cases colorées et des toits de tôle ondulée a fait place à un alignement de buildings sans âme. L'architecture aseptisée, typique du centre des grandes capitales, se prolonge sur quelques centaines de mètres avant de s'effacer à son tour au profit de remparts blancs rehaussés de ferronerie, ceux‑là même qui clôturent le Palais Présidentiel en contrebas d'espaces verts parfaitement entretenus et chichement agrémentés de palmiers plantés en ordre militaire, en six rangées de trois arbres parfaitement symétriques au regard d'une allée centrale aux buissons taillés au cordeau. Surplombant les jardins surélevés, la silhouette blanche de la résidence officielle du Chef de l'Etat domine, bâtiment colossal à la façade sertie de panneaux de verre et dont, pour tout dire, la structure au design ultra moderne composée de plusieurs édifices cubiques reliés entre eux m'a toujours évoqué un assemblage de pièces de Légo® géantes plus que tout autre chose. Moi, ce Palais, je l'aurais voulu comme un Palais des Mille et Une Nuits, aux volumes nourris de courbes gracieuses et d’arabesques aériennes, aux murs de marbre rose et aux fenêtres ornées de fer forgé, flanqué de tours inégalement hautes et de moucharabiehs, et niché au cœur d'un parc aux allures de jardin mauresque où les oiseaux de Paradis viennent se désaltérer aux fontaines étagées qui se dévoilent au détour des allées et des parterres de fleurs aux fragrances capiteuses.
Je préfère regarder sur ma gauche où les rives de la Pointe Denis se dessinent maintenant, là‑bas, de l'autre côté de l'Ogooué. Dimanche nous y avons remonté un bras du fleuve, moteur coupé, sans un mot, attentifs au bruissement incessant et ténu qui s'élève de la mangrove et que seul troublait, de temps à autre, le cri réprobateur de quelque perroquet perché dans un palétuvier et que le clapotis de nos rames fendant l'eau aura dérangé. J'affectionne entre tous ces trop rares moments passés seule avec mon père, sans ma sœur, trop jeune pour nous accompagner, ni sa mère, qui tient l'exercice en horreur. Je pressens peut-être déjà combien leur souvenir sera cher à mon cœur.
Puis la jetée prend fin et l'on passe devant une succession de petites plages bordées de cocotiers, théâtres quotidiens d'un ballet animé où des pirogues aux couleurs vives roulent jusqu'à l'eau, poussées sur des rondins de bois par des hommes aux bas de pantalons retroussés qui se hissent à leur bord d'un bond d'un seul, après qu'elles ont passé la barre, à quelques mètres du rivage. J'éprouve jour après jour la même fascination pour la vitesse avec laquelle les embarcations filent vers le large, et plus encore pour l'assurance et l'habilité des pêcheurs qui contournent tout en souplesse des troncs parfois gros comme leur batelet, et que les grandes marées ont amenés jusqu'à l'estuaire. Du bois d'Okoumé sans doute, cette essence tendre et docile à la façon que la terre produit ici généreusement, et dont le rose discret tirant délicatement vers le rouge confère naturellement aux objets qui en sont faits une élégante teinte incarnat.
Au détour d'une anse, le littoral prend un nouveau visage et déroule soudain une longue et large plage de sable fin. Celle-là, je la connais par cœur. C'est là que, chaque matin, Laurence, Christine et moi tenons le conciliabule rituel où les potins de la veille s'échangent à l'abri des oreilles indiscrètes avant le début des cours. C'est là qu’il nous arrive de faire salon improvisé sur des grumes échouées, à la faveur -trop rare à notre goût- de l’absence d’un professeur. C'est là que mon regard s'arrête et que mon esprit s’envole parfois, attiré au‑delà des nacots[ii] de la salle de classe par le balancement gracieux d'un palmier effleuré par le vent ou le reflet étincelant et furtif d'un éclat de soleil sur l'Océan.
La voiture ralentit. Je remercie mon chauffeur et sors prestement. J’aperçois Christine qui arrive de l'autre côté. Je lui fais signe. Nous rejoignons Laurence. Les jacasseries vont bon train. Un coup d’œil à ma montre et nous traversons à regret. Rapidement, nos trois silhouettes disparaissent, englouties par la vague d'uniformes bleus marine et blancs qui franchissent le portail du lycée.
Valérie Marie Linarès
[i] ou mabouya (en créole) : petit lézard familier des climats tropicaux tel le gecko ou l'agame des colons
[ii] nacot (ou naco, ou nako) : nom de marque passé dans le langage courant et qui désigne, en Afrique francophone, un châssis de fenêtre formé de lames de verre orientables très répandu dans les pays tropicaux
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