Le violoncelle sous la pluie...
- Punaise, je n'ai plus un sou... me lamentai-je. Dans quel beau quartier ne suis-je pas encore allé ?
La carte de Paris dépliée sous les yeux, j'essayai de trouver un endroit où quelques pièces pourraient m'être données.
- Ah, tiens ! Saint-Germain-des-Près ! m'exclamai-je. Cela doit faire bien bon deux semaines que nous n'y sommes pas allés hein mon beau ?
Pas de réponse. Debout sur son support, mon ami de longue date faisait la moue.
- Boude pas comme ça mon ami. Je sais que nous avons de la route, mais là-bas nous pourrons gagner de quoi manger et payer notre loyer !
Attrapant son étui, je l'y déposai délicatement. Il était de loin le plus loyal et le plus merveilleux des amis. Il ne parlait pas certes, mais il faisait mieux : il chantait.
En faisant la route jusqu'à l'arrêt de bus, je repensais à tous les bons moments que nous avions partagés. Je le connaissais par cœur et je savais comment le faire vibrer pour qu'il donne le meilleur de lui-même.
Une fois installés dans le bus, je m'autorisai à repenser à certains moments. Je savais que ce n'était pas une bonne idée, mais aujourd'hui, il faisait beau et le soleil brillait sur ma peau vieillie. Je fis tomber le masque hypocrite que je m'efforçais de porter à chaque sortie et les souvenirs me revinrent en mémoire. Le visage de ma femme prit vie sous mes paupières. J'ouvris vite les yeux, conscient de m'être laissé aller à des choses interdites. Je pris mon chapeau entre mes mains et la tête appuyée contre la vitre, je ne pus m'empêcher d'en vouloir plus...
Les yeux fermés, je revis mon fils dans ses bras. Leurs visages rayonnaient de joie. Je lui jouais des morceaux pour qu'il danse. Le soir, il fredonnait Bach et Schubert. J'aimais entendre sa voix qui n'avait pas encore mué. Il avait commencé à manipuler mon bel ami. Il était tellement grand pour lui que nous en avons ri pendant quelques années. " De trop courtes années" pensais-je en ouvrant les yeux. Il n'avait même pas dix ans quand la maladie nous l'avait volé dérobant avec lui mon premier amour emporté par le chagrin. Elle souriait quand je lui jouais des mélodies mais elle ne riait plus. Une partie d'elle était partie en éclat lors de l'extinction de la lumière qu'était notre fils. Et je voyais bien qu'elle n'était pas réparable. Elle finit juste par ne plus se nourrir puis par s'éteindre, elle aussi.
Ce jour-là, je jouai en pleurant sur mon ami. Je laissai partir mon bonheur vers notre lumière et moi, pendant ce temps, je faisais chanter et vibrer les cordes de sa voix.
Une larme m'échappa. Je remis mon masque et mon chapeau et sortis du bus l'air de rien. Je me repérai vite dans les rues de la capitale et quand je vis, en haut des escaliers, Monsieur le Peintre je savais que nous étions arrivés.
- Hey ! Salut les gars ! nous lança-t-il.
- Salut Monsieur le Peintre ! renvoyai-je de bon cœur.
- Tu as maigri Élyah ! Ça fait deux semaines que je ne t'ai pas vu !
- Oui, je...
- Ça va, garde tes excuses cette fois-ci. Je commence à te connaître depuis ces quelques années que nous partageons cette place. Toujours bien habillé à ce que je vois !
- Oui, toujours, renvoyai-je en souriant.
- Tu es bien trop chic !
- Et toi pas assez, plaisantai-je.
Nous rigolâmes à nos brimades puis je m'installai non loin de lui.
Je sortis mon bel ami et me mis à le faire résonner en jouant le prélude de la première suite de Bach. Une poignée de passant s'attroupa. Ils jetèrent leurs pièces dans l'étui ouvert posé à même le sol. Les applaudissements retentirent et ils m'en demandèrent une autre. J'allais chercher leurs âmes avec le Chant des oiseaux de Casals et soudain, le ciel commença à se rembrunir. Mon masque commença à tomber et mon cœur à s'ouvrir. Les notes glissaient sous mes doigts aplatis par l'usure. Je fermais les yeux et je ne vis plus rien. Ils étaient là, ils riaient et moi, je pleurais.
Les larmes sur mes joues me tirèrent de mon rêve. J'ouvris les yeux et je vis les passants qui pleuraient, eux aussi. Monsieur le Peintre reniflait comme à son habitude. Il avait troqué son pinceau et sa toile pour replonger dans les abisses de la vie où sa sœur et son neveu riaient encore. Il leva la tête vers le ciel pour me faire comprendre que la pluie arrivait.
Je pris une grande respiration et jouais les Larmes de Jacqueline d'Offenbach. Les yeux bien ouverts, je vivais et ressentais toutes les émotions que je donnais à mes spectateurs. Ils étaient émus. J'avais, en ce jour, volé leur cœur en y gravant mon souvenir.
Le ciel se mit à déverser ses larmes en averse. Je rangeai vite mon ami dans son étui et les passants se dispersèrent. Je mis l'argent dans mes poches et un homme y rajouta un billet sans dire un mot. Nous nous toisâmes et il me sourit. Il resta quelques instants là, sous la pluie, à me regarder et m'annonça que sa voiture me ramènerait à son hôtel.
- Mon frère, m'interpella Monsieur le Peintre. Tu sais qui est cet homme ?
- Bien sûr que je sais qui il est !
- Ton jour est enfin arrivé mon frère. Tu vas pouvoir jouer pour le monde entier !
Je ne pouvais m'empêcher de sourire à ses propos.
- Tiens, prends mon parapluie. Même le ciel s'est mis à pleurer quand ta mélodie est montée jusqu'à lui. Ma sœur doit être tellement fière de toi !
- Merci mon frère, soufflai-je en baissant la tête.
J'ouvris le parapluie sur mon ami. Il ne pouvait supporter que mon chagrin.
Mon frère remonta sa capuche et retourna à sa toile. Sous la pluie, il reniflait encore et moi, pendant ce temps, j'attendais sous les larmes du ciel une voiture qui me mènerait vers mon nouveau destin.
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