• Parce que dans ton entêtement borné, tu ne te contentes pas d’ignorer tes pairs, non… Tu insultes régulièrement tous les nobles qui ont le malheur de croiser ton chemin ! Même quand tu ne dis rien, ils savent que tu les méprises ! Un jour, Forlwey, ils en auront assez de toi. Et ils n’hésiteront pas à agir. Tu as de la chance d’être, malgré ton abominable caractère que tu tiens assurément de ton père, un excellent parti : aucun clan ne te refuserait la main d’une des leurs. Et voilà ! En un mariage, tu te forges une alliance avec un clan qui s’assurera qu’aucune coalition ne se monte contre toi. Tu n’auras rien d’autre à faire, Forlwey. Enfin… quelques beaux petits héritiers qui m’appelleraient « Marraine Belle » ne seraient pas de refus non plus.
• C’est trop d’effort, grommelai-je. Et c’est trop dangereux. Mon père s’est marié, et il est mort.
• Ces deux événements n’ayant aucun lien entre eux puisque c’est toi, mon garçon, qui a arraché le cœur de ton père avant de tuer ta belle-mère, me rappela Élisabelle, exaspérée. Je pense que même s’il avait décidé de rester célibataire toute sa vie et de se contenter de ses esclaves, tu aurais quand même finis par tuer ce pauvre Donoval.

C’était vrai. Ma mère étant une esclave servilis morte avant que je n’apprenne à marcher, c’était mon père qui avait assuré mon éducation. Il m’avait appris une seule leçon mémorable, l’imprimant dans mon esprit avec une bonne dose de violence paternelle : les forts gouvernent, les faibles se soumettent.

Une leçon simple, que je n’avais pas manqué de lui rappeler un siècle plus tard, lorsque je l'avais vaincu en duel pour lui arracher à la fois le cœur et Abyssombre. J’avais aussi éliminé ma belle-mère afin qu’elle ne me contestât pas mon héritage… et parce que j’avais eu envie de voir quelle tête elle ferait quand je lui transpercerai le cœur.

L’affaire avait à l’époque provoqué de grands remous. Le clan de ma belle-mère désirait se venger mais Élisabelle, qui avait multiplié les marques d’attentions et les invitations courtoises à leur intention, avaient réussi à apaiser les tensions. Cela ne les empêchait pas de me lancer des regards noirs à chaque fois que je croisais l’un d’eux. Ils restaient polis, nobles, mais leur haine à mon égard n’en demeurait pas moins tenace. Oh, ils adoreraient me voir tomber de mon piédestal pour dévorer mes restes…

• Allons, cesse de te chercher des excuses, reprit la baronne de Véresbaba. Tu es fier, je le comprends. Tu as raison de l’être : ta puissance est reconnue par Némésis elle-même. Mais la force n’est pas tout si tu veux assurer ton pouvoir, Forlwey. Il te faut de la diplomatie… des alliés… des amis !
• J’ai la confiance de la reine, répondis-je en buvant une autre tasse. Je suis aussi l’ami du prince Kérès. Et je t’ai toi, Élisabelle. Si j’ai besoin de « relations » avec les autres nobles, c’est à toi que je m’adresse.
• Oui, donc je suis ni plus ni moins ton intendante, s’agaça la baronne.
• Ne le prend pas comme ça, murmurai-je en adoucissant ma voix avec un petit sourire charmeur. Tu sais bien que tu es irremplaçable à mes yeux. Tu es la mère que je n’ai jamais eu.

Deux secondes de silence passèrent tandis qu’Élisabelle s’essuyait discrètement les yeux.

• Ne joue pas sur mes émotions, mon garçon, me dit-elle en reposant sa tasse avec le plus grand sérieux. Si tu me vouais une telle affection, tu consentirais sans doute à prêter une oreille plus attentive à mes conseils !
• Mais j’y prête attention, ma chère Élisabelle, et je comprends ton inquiétude. C’est juste que… la partager, m’en préoccuper… cela me demanderait trop d’efforts et irait à l’encontre de mes convictions. Je n’ai pas plus l’intention de feindre la politesse avec des nobles bouffis de leur propre importance que de me marier, et tu le sais parfaitement. Tous ces nosferatus de second rang sont inférieurs à moi. Et je ne traite pas avec les faibles, sauf pour les commander.
• Donc tu as l’intention de rester seul toute ta vie en t’amusant avec tes esclaves ? réagit la baronne avec mépris avant de désigner d’un geste la domestique derrière elle. Je comprends qu’une servante comme celle-là soit utile pour assouvir tes… envies, mais une épouse digne de toi t’apporterait bien plus ! Elle te complèterait, Forlwey. Elle serait diplomate à ta place, entretiendrait les relations que tu méprises tant… Elle te rendrait présentable, et peut-être même populaire aux yeux de la noblesse !
• Je t’ai déjà dit que l’idée d’un mariage ne m’intéresse pas. Il n’y a qu’une seule femme que je désire, et que je serais prêt à épouser sur le champ si elle l’exigeait… ce serait Sa Majesté la Reine, et personne d’autre.
• Et c’est reparti, ironisa Élisabelle avec exaspération. Tu ne veux pas épouser une nosferatu parce que toutes celles du Royaume Submergé te sont inférieures… Mais tu ne veux pas non plus épouser l’une des princesses Nocturii - et encore faudrait-il que l’une d’entre elles te désire - parce que ce serait manquer d’ambition. Non, bien sûr… toi, le Comte Sanglant, tu veux épouser l’inatteignable, l’indomptable Némésis !
• C’est justement parce que la reine est inatteignable que je veux l’atteindre, répliquai-je en me permettant un sourire rêveur. Aucun vampire au monde ne l’égale en grâce, en puissance ou en ambition. C’est la plus belle femme de l’univers, Élisabelle. Aucune autre ne lui arrive à la cheville. Si je gagne son cœur, je serai l’homme le plus heureux du monde.
• Le problème, Forlwey, c’est que la reine ne donne son cœur à personne. Elle accorde ses faveurs et les retire quand ça lui chante. Tu l’as servi fidèlement pendant trois siècles… sans qu’elle ne t’accorde plus que des louanges. Elle sait que tu es un excellent serviteur, mon garçon, et elle n’hésite pas à te gratifier de marques d’honneur ou de présents pour te témoigner sa confiance… mais t’as-t-elle jamais témoigné le moindre geste d’intimité ?
• Pas encore, ai-je reconnu en me refrognant. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner mes ambitions, et encore moins épouser une femme qui ne me conviendrait pas par dépit !
• Némésis sait que tu cours après ses faveurs, Forlwey… tout le monde le sait ! Mais elle se garde bien de te les donner, parce qu’elle sait que tôt où tard, elle se lasserait de toi et finirait par te rejeter. Or, tu es bien trop efficace et loyal pour qu’elle prenne le risque de briser ton cœur et ta loyauté ainsi. Némésis n’est pas femme qu’on peut attraper, mon enfant…
• C’est ce qu’on verra, me contentai-je de répondre en avalant une gorgée de thé pour dissimuler l’irritation que la vérité dans les paroles d’Élisabelle avait soulevé chez moi.

On frappa soudain aux portes du petit salon. J’avais pourtant demandé à ce que nous ne soyons pas dérangé… Intrigué, j’ai relevé la tête pour lancer d’un ton sec :

• Quoi ?

Les portes s’ouvrirent alors pour livrer le passage à l’un de mes serviteurs, manifestement effrayé à l’idée de se retrouver en présence de deux nosferatus, et surtout de contrevenir à l’une de mes consignes. Je notais avec satisfaction sa peur tandis qu’il s’inclinait profondément devant moi et mon invitée, craignant à tout moment que mon courroux s’abatte sur lui. C’est alors que je remarquais l’enveloppe bleu nuit qu’il tenait dans les mains et qu’il tendit vers moi, fermée par un cachet doré représentant une fleur de lys.

L’emblème de la reine.

J’ai arraché vivement l’enveloppe des mains de l’esclave et brisé son cachet pour déplier la lettre qu’elle contenait. Parcourant rapidement le message sous le regard attentif d’Élisabelle, mon cœur se mit à battre la chamade au fur et à mesure de ma lecture. Dès que mes yeux effleurèrent la signature de la reine, je bondis aussitôt sur mes pieds.

• De bonnes nouvelles, je présume, lança Élisabelle d’un ton bougon, car je n’avais pas encore partagé le contenu de la lettre avec elle.
• Excellentes, même ! répondis-je d’un ton enchanté. Sa Majesté me prie de venir au palais dans les plus brefs délais. Elle a une mission de la plus haute importance, qu’elle désire confier à son « serviteur le plus dévoué et le plus compétent ». Et en échange de ma discrétion et de ma diligence, elle me promet une « récompense dépassant toutes mes espérances » ! Tu vois ? La reine me tient en haute estime et m’accorde déjà sa confiance. Peut-être que bientôt, elle m’accordera ses faveurs et sa main… Toi qui voulait me voir marié, ton vœu pourrait bien être exaucé plus vite que tu ne le penses.

A suivre...