Chapitre 3 : La Princesse des fées, Partie 2
Je l’ai regardé droit dans les yeux, avec une insistance qui aurait pu paraître hautement irrespectueuse si Némésis s’en était aperçu. Mais bien qu’elle soutenait mon regard sans faiblir, je compris que la reine ne me voyait même pas. Ses yeux semblaient contempler une vision qui n’appartenait qu’à elle : un monde où la Reine de la Nuit régnait en maîtresse absolue après avoir enfin dompté le soleil.
- Imagine, Forlwey, me déclara Némésis d’une voix rêveuse. Imagine ce que nous ferions si jamais nous n’avions plus à craindre la lumière du jour, et avec quelle facilité nous pourrions envahir la Surface… Il nous suffirait d’étancher notre soif de sang dans une ville humaine, d’infecter quelques survivants avec nos morsures, puis de les laisser s’enfuir rejoindre leurs semblables. Nous n’aurions plus qu’à attendre qu’ils se transforment et mordent à leur tour. En quelque mois, non… quelques semaines à peine, c’est l’humanité tout entière qui s’écroulerait : les humains seraient morts ou transformés en vampires, prêts à rejoindre nos rangs. Les anges, les exorcistes et les démons ne pourraient strictement rien faire pour empêcher le vampirisme de s’étendre à la Terre entière. Ils se retrancheraient dans leurs royaumes en attendant que nous venions les attaquer à leur tour… et un par un, toutes les nations, humaines, immortelles et magiques, tomberaient sous ma domination. Rien ne pourrait nous arrêter !
Oui, je pouvais sans peine imaginer un scénario pareil… Le Royaume Submergé disposait déjà d’une armée sophistiquée et d’une technomagie suffisamment avancée pour envahir la Surface. Et c’était sans parler de notre arme ultime : le vampirisme que nous pouvions transmettre à nos victimes par simple morsure, les forçant à devenir des vampires comme nous. C’est pour cette raison que les trois factions immortelles qui dirigeaient le monde (les anges, les démons et les exorcistes) se tenaient toujours prêts à répondre vigoureusement à toute incursion de notre part à la Surface. Cependant avant la menace que les immortels représentaient, il y avait surtout une barrière naturelle qui freinait les ambitions de conquête de Némésis : la lumière du jour, auxquelles tous les vampires sans exception étaient mortellement sensibles. Plus elle était intense, plus le vampire qui s’y exposait risquait d’être désintégré : en quelque minutes si le ciel était vraiment couvert, et jusqu’à quelques secondes seulement s’il était complètement dégagé. Avec un tel désavantage, il aurait été aisé pour les immortels d’écraser la moindre tentative d’invasion de notre part, sans compter le fait que contrairement aux anges, aux démons et aux exorcistes, seuls les vampires nobles détenaient des pouvoirs magiques.
Mais si jamais notre faiblesse à la lumière du jour disparaissait… voilà qui viendrait redresser sérieusement l’équilibre des forces.
- C’est un futur magnifique, Votre Majesté, ai-je concédé avec un sourire quelque peu amusé. Cependant il me paraît difficile d’y croire. L’idée qu’une fée puisse guérir la race vampire de la menace du soleil est…
- Je sais, me coupa Némésis avec impatience. Mais c’est une possibilité sérieuse… et je suis prêt à saisir cette opportunité. Il y a mille ans, l’Usurpateur et les Seigneurs Primordiaux m’ont chassée de la Surface, m’obligeant à abandonner toutes mes possessions... Il est plus que temps que je prenne ma revanche.
J’ai incliné la tête avec déférence, sachant très bien qu’il était inutile d’ajouter quoi que ce soit lorsque la reine ruminait ses rancœurs du passé. Après avoir construit le Royaume Submergé, Némésis s’était tournée vers la Surface, et avait commencé à se bâtir un immense empire entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Elle avait réduit les humains en esclavages, et n’hésitait pas à lancer ses armées à l’assaut des royaumes voisins, avalant toujours plus de territoires au sein de son empire. Mais ce dernier avait fini par imploser avec la rébellion d’une partie de la noblesse nosferatu menée par Dracula et l’intervention des trois factions immortelles. Attaquée de toutes parts et affaiblie par le schisme de sa noblesse, Némésis n’avait pu défendre son trop vaste empire, et avait dû se résoudre (non sans rage) à abandonner ses territoires de la Surface pour se retrancher dans le Royaume Submergé, qui demeurait encore aujourd’hui son unique mais imprenable bastion. Depuis mille ans maintenant, Némésis ourdissait sa revanche…
Alors si elle pensait vraiment que la fée était capable de lui offrir cette vengeance qu’elle espérait tant, la Reine de la Nuit n'écouterait aucun argument contre son idée… Et il valait mieux ne pas tenter de la contredire.
- Dans ce cas, il nous suffit de « convaincre » la fée d’utiliser ses pouvoirs pour vérifier si elle est effectivement capable d’accomplir des miracles, ai-je plutôt répondu en tournant un regard carnassier vers la jeune prisonnière qui frissonna d’effroi. Je suis sûr que quelques coups de fouet devraient la rendre bien plus serviable…
Les yeux de la fée étincelèrent de défi. D’un coup sec, elle se débarrassa de son bâillon qui semblait s’être défait avec le temps, pour me lancer d’une voix cristalline vibrante de haine et de peur mélangées :
- Vos coups de fouet peuvent atteindre mon corps, l'affaiblir et le briser, mais ils ne pourront jamais atteindre ma volonté, qui est de protéger les miens, et encore moins la briser ! Je resterai toujours dévouée à mon peuple !
- Tiens donc, elle sait parler ! me suis-je exclamé avec amusement.
- Ma magie est faite pour protéger la nature et les innocents, pas pour aider d'infâmes vampires à les asservir ! Que Gaïa vous maudisse pour tout le mal dont vous êtes volontairement responsables !
- Et elle a des griffes, en plus !
Rodrygal attrapa aussitôt la prisonnière et lui couvrit la bouche de sa main pour l’empêcher d’en dire plus. Sa captive se débattit violemment, mais son ravisseur ne frémit même pas.
- Je vous demande pardon, Votre Majesté, s’excusa-t-il avec une grimace contrite. Je ne voulais pas l’étouffer, alors je crains de ne pas avoir suffisamment serré le bâillon.
J’ai regardé Rodrygal avec ébahissement. Était-ce vraiment l’impitoyable Taureau de l’Atlantide qui parlait ainsi ?
Némésis balaya ses excuses d’un geste léger de la main.
- Aucune importance. Pour répondre à ta question, Forlwey, sache que je ne permettrais pas que le moindre mal soit fait à cette fée. D’après les recherches de Sorticia, ses congénères tirent leur puissance magique de leurs sentiments. Plus ces derniers sont puissants, plus leur magie l’est également.
- Et si nous la torturons ou la soumettons à des sortilèges de contrôle, nous risquons d’infliger des dommages irréversibles à son esprit qui pourraient affecter ses capacités magiques, précisa Sorticia en pinçant avec amusement la joue de la fée, laquelle la fusilla du regard. Nous ne voudrions pas que cela arrive… N'est-ce pas, ma petite fée ?
- Donc si nous voulons qu’elle serve pleinement son rôle, sa magie doit rester intacte, et elle doit la mettre volontairement à mon service… enchaîna la reine. Comprends-tu, Forlwey ? La contrainte et la torture sont inutiles.
- Mais dans ce cas, Votre Majesté… comment voulez-vous la forcer à vous servir ? ai-je fini par articuler en levant les yeux vers Némésis avec incompréhension.
- D’une façon qui n’impliquera pas de lui briser l’esprit ou le corps. Nous allons l’amener progressivement à devenir l’une des nôtres.
Le sourire de Némésis dévoila l’une de ses canines effilées, parfaitement blanches.
- Vous désirez la changer en vampire ? ai-je avancé d’une voix incertaine.
- Evidemment que non, rétorqua Sorticia en levant les yeux aux ciel, comme si j’avais avancé une idiotie. Nous ne savons pas comment les fées réagissent au vampirisme. Elle pourrait en mourir, ou voir ses pouvoirs être affectés à un tel point que notre projet en serait menacé.
- Mais tu n’as pas tout à fait tort, admit Némésis. Nous allons effectivement la changer en vampire… du moins en quelque sorte.
J’ai glissé un regard vers la fée qui avait cessé de se débattre pour fixer la reine avec inquiétude.
- Nous allons l’intégrer dans notre société et en faire l’une des nôtres par un mariage avec un noble. J’espère qu’ainsi entourée, elle finira par comprendre où doit aller son allégeance, et qu’elle me servira avec la même dévotion dont vous trois faites preuve. Mais si ce n’est pas le cas… je compte sur son union avec son futur mari pour produire des enfants ayant hérité de ses puissantes capacités de guérison. Ces héritiers seront élevés auprès de moi, et une fois adulte en pleine possession de leurs pouvoirs, ils accompliront ce que leur mère aura refusé de faire. Je serais bien sûr la première vampire à être guérie… Et ensuite tout notre peuple me suivra.
Le sourire dominateur de Némésis s’étendit.
- Après cela… le monde sera à nous.
Le silence accueillit les paroles de la reine. Sorticia avait un petit sourire en coin qui signifiait qu’elle était déjà au courant du plan de Némésis. Rodrygal, lui, arborait une expression qui mêlait soulagement et triomphe ; il s’attendait à la décision de Némésis, mais semblait avoir redouté un temps qu’elle ne choisisse une autre alternative… J’imagine qu’il avait demandé la main de la fée, et peut-être était-ce même lui qui avait soufflé cette idée à la reine dans le but de parvenir à ses fins. A présent que Némésis venait de lui donner raison, Rodrygal avait toutes les raisons de se réjouir.
En revanche la fée, elle, envisageait la reine avec un effroi glacé. Puis soudain, sa terreur se changea en colère. Se dégageant brusquement de l’étreinte de Rodrygal (car ce dernier, tout content de son triomphe, ne faisait plus aussi attention à sa captive), elle lança d’un air de défi :
- Jamais je n'épouserai un homme que je n'aime pas et encore moins un monstre dénué de cœur ! D'ailleurs, plutôt mourir que de vous donner l'opportunité d'anéantir ma civilisation et celles d'autres peuples ! Je ne vous laisserai pas accrocher la tête de plus d'innocents en trophées dans vos salons ! Je comprends mieux, maintenant, pourquoi le soleil vous a privés de sa chaleur. . . Vous n'en êtes pas dignes, tout comme vous n'êtes pas dignes de vos titres de noblesse ! Vos cœurs n'en contiennent pas une once, sans quoi je ne serais pas menotée devant vous ! Vos esclaves si injustement méprisés ont plus de noblesse que vous tous ici présents !
Aucun d’entre nous ne put réagir, car l’action avait à peine duré le temps d’un clignement. L’instant d’avant, la fée venait de terminer sa tirade... et moins d’une seconde plus tard, elle était étranglée par une main ferme et puissante qui la maintenait en l’air. Les yeux de Némésis, car c’était bien elle qui venait de saisir la captive, étincelaient de fureur.
- Tu semble te méprendre, petite fée, siffla-t-elle d’une voix dans laquelle perçait un océan de rage contenue. Dès l’instant où tu as pénétré sur mon territoire, tu es devenue ma propriété. Je dispose de ton sort comme je l’entend. La seule chose qui t’empêche de me servir de jouet, c’est ton utilité relative. Mais s’il s’avérait que tu n’ai même pas la moitié de la valeur que je t’estime valoir… tu me paiera cela de ton sang. Je te ferais regretter d’être née, et ensuite je trouverai ta terre natale pour faire payer toutes tes congénères du prix de ton arrogance.
Jamais. . . je ne vous. . . servirai. . . murmura-t-elle avec peine et défi malgré sa terreur.
- Oh, mais tu n’auras pas le choix, petite fée… Que ce soit avec ta magie ou avec ton sang en engendrant des héritiers, au bout du compte tu accompliras ma volonté. Je m’assurerai personnellement que tu ne meurs pas avant.
J’ai observé la scène avec un mélange de curiosité et de méfiance. Quand Némésis s’énervait, il fallait être prudent ; le moindre souffle trop bruyant pouvait amener sur le malheureux bouc émissaire ainsi désigné toute la fureur de la Reine de la Nuit. Même Sorticia, d’ordinaire si mielleuse avec Némésis, n’osait pas bouger. Le premier qui prétendait ne serait-ce que respirer sans l’aval de la reine risquait de le payer de sa vie.
C’est alors que Rodrygal se jeta soudain au sol devant Némésis.
- Votre Majesté, s’écria-t-il d’une voix tremblante que je ne l’avais encore jamais vue adopter. Je vous prie de pardonner son offense ! Elle est jeune et ne connaît pas encore sa place… La faute m’incombe, j’aurais dû lui faire comprendre…
- En effet, le coupa Némésis d’un ton glacial, le regard toujours fixé sur la fée dont le visage avait pris une teinte violacée.
Il lui suffisait d’une simple pression pour briser la nuque de sa victime, mais à ce rythme-là, cette dernière mourrait asphyxiée bien avant… Rodrygal parut s’en apercevoir, car il s’inclina de plus belle :
- Je vous en prie, punissez-moi à sa place ! la supplia-t-il. Je vous jures qu’une fois que nous serions mariés, je lui apprendrais à se tenir convenabl…
- Mariés ? Toi et la fée ?
Le ton sec de Némésis était teinté d’une pointe d’amusement. Interloqué, Rodrygal releva la tête pour la regarder d’un air surpris où se mêlait la peur et le doute. J’avoue que voir Rodrygal ainsi me plaisait fortement, mais j’étais aussi surpris que lui. Que voulait dire la reine par-là ?
- Vous avez dit qu’il fallait que la fée épouse un noble, balbutia le Vicomte de Clairecorail. Et comme nous avions parlé tout à l’heure, je… j’ai pensé que vous… que vous étiez d’accord pour…
Némésis éclata de rire. Elle desserra les doigts pour relâcher sa prisonnière, qui s’écroula par terre en toussant et en respirant violemment.
- Voyons, mon pauvre Rodrygal… reprit la reine en contemplant son serviteur avec un mélange de pitié et d’amusement. Je reconnais que tu as fait preuve d’une diligence remarquable en capturant la fée, mais regarde-toi : cela fait à peine quelques heures que tu l’as rencontrée, et elle fait déjà ce qu’elle veut de toi. Il est évident que tu es complètement sous son charme.
- Votre Majesté, protesta faiblement Rodrygal. Vous connaissez l’étendue de ma loyauté…
- Je sais. Mais je sais aussi que tu seras incapable de faire preuve de fermeté avec cette fée. Elle n’aura aucun mal à te filer entre les doigts… et cela mettrait en péril tous mes projets.
Se détournant d’un Rodrygal abattu, Némésis saisit le visage de la captive et la força à se redresser pour l’envisager d’un air avide.
- Il lui faut un mari qui sache dompter cette lueur de rébellion dans son regard… continua-t-elle. Un homme expérimenté qui ne se laisserait pas subjugué par cette mignonne petite fée. J’ai besoin de quelqu’un qui lui fera connaître sa place, qui en fera l’une des nôtres et qui surtout engendrera des enfants puissants et dévoués à ma cause… Et je sais justement qui sera parfait pour ce rôle : mon plus loyal serviteur, dont la dévotion pour sa reine ne saurait être remise en question !
J’ai compris brusquement à qui elle faisait référence, de même que la raison de ma présence ici. Estomaqué, figé par la surprise, j’ai regardé comme dans un rêve Némésis forcer la fée à se tourner vers moi avant de poser délicatement son visage contre celui de la captive.
C’était un étrange tableau, ai-je soudain pensé, que celui qui se dressait devant moi : la femme que je désirais… tenant dans ses bras celle qu’on allait m’imposer.
A suivre...
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