Chapitre 6 : Un époux "raisonnable", Partie 1

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J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir, torturé par ma dernière altercation avec la fée. Enfin à bien y réfléchir, « torturé » n’était peut-être pas le bon mot. Son corps mince, sa peau pâle et délicate, sans parler du goût exquis de son sang chaud débordant de vie… Toutes ces sensations enivrantes ne faisaient qu’aiguiser davantage mon envie d’elle.

Car bien que nous soyons à présent séparés par plusieurs étages, je savais précisément où elle était ; telle était la puissance de l’instinct de chasse des vampires. Après avoir goûté le sang d’un être vivant, nous étions en effet capables de sentir sa présence même à des kilomètres de distance. C’était comme une boussole mentale qui nous permettait de localiser notre proie, afin d’achever ce que nous avions commencé. Bien sûr, ce lien finissait par faiblir et disparaître au bon de quelques heures, voire quelques jours suivant l’affinité du vampire avec son instinct de chasseur. Néanmoins cette sensation explosive submergeait complètement les jeunes vampires qui mordaient pour la première fois, achevant ainsi leur transformation en adulte et atteignant leur plein potentiel. L’attraction pour la proie ainsi marquée était alors si puissante que ces jeunes chasseurs de la nuit ne résistaient généralement pas longtemps avant de se jeter sur la cible de leur instinct. Avec l’âge et l’expérience, nous apprenions toutefois à contrôler nos pulsions pour se servir de notre instinct de chasseur uniquement lorsque nous désirions activement traquer notre proie.

Quatre-cents ans d’expérience m’avaient laissé le temps de museler mes pulsions pour les plier à ma volonté, et non l’inverse. Pourtant depuis que j’avais goûté le sang de la fée, c’était comme si ma raison était en train de m’abandonner, submergée par mon désir pour cette femme dont je ne voulais pas. Je ressentais pleinement sa présence, comme si elle était allongée juste à côté de moi, et non plusieurs étages plus bas : j’entendais les battements de son cœur, sa respiration saccadée par le chagrin… et cette proximité mentale me rendait la distance physique nous séparant intolérable. Je devais mobiliser toute ma volonté pour ne pas obéir à mes pulsions, qui me poussaient à quitter mes appartements pour rejoindre celle qui était désormais mon épouse, afin de planter mes canines dans sa gorge délicate pour goûter encore une fois à son sang si délicieux…

A un moment donné n’y tenant plus, je me suis transformé en essaim de chauve-souris pour jaillir de mon lit et traverser ma chambre à toute vitesse, prêt à fracasser ma porte et tout ce qui me barrait le chemin jusqu’à la fée, la seule qui pouvait étancher la soif dévorante qui me brûlait la gorge. Mais à l’instant même où je m’apprêtais à passer à l’acte… le regard de défi, teinté de peur et de honte que m’avait adressé la fée alors que j’étais sur le point de me jeter sur elle tout à l’heure, me revint en mémoire.

Ce simple souvenir me figea sur place. Perdant ma concentration, j’ai alors repris forme humaine, regardant sans la voir la porte qui me barrait toujours le chemin, et que j’aurais pu d’une simple commande mentale, ouvrir sans même la toucher. Mais il y avait une autre barrière qui m’empêchait de quitter la pièce, et qui rappelait à l’ordre mes pulsions déchaînées : les yeux roses de la fée qui me jugeaient, me condamnaient, et me méprisaient. La culpabilité qui m’avait assailli avec force dans la salle de réception revint d’un coup me prendre à la gorge, mais cette fois-ci je l’accueillis presque avec soulagement. Elle me permit de reprendre le contrôle de mes pulsions, et de museler la soif de sang qui me tenaillait toujours.

Inspirant profondément, j’ai alors regagné mon lit tel un fantôme pour me laisser tomber dedans, serrant mes poings si fort que je me suis transpercé les paumes. Cette douleur me fit du bien. Elle me distrayait de la présence de ma femme que je ressentais toujours pleinement, et qui continuait de m’attirer à elle tel un aimant.

Au bout d’un moment, je pense que j’ai enfin fini par m’endormir.

C’est mon instinct qui m’a réveillé. Alors que j’étais encore profondément endormi, mon sixième sens m’envoya soudain un signal vibrant dans ma nuque, m’avertissant qu’une puissante aura se dirigeait vers moi à toute vitesse. Instinctivement, mon corps s’est aussitôt redressé, prêt à répliquer à la moindre agression.

C’est alors que la porte de mes appartements s’ouvrit d’un bond, livrant le passage à une véritable parade de jeunes esclaves servilis qui avaient les bras chargés de cadeaux. Et bien sûr, fermant la marche, la baronne de Véresbaba fit à son tour irruption dans mes appartements, avec Laïus à sa suite qui semblait avoir vainement tenté de la retenir.

  • Debout, mes enfants ! s’écria-t-elle d’une voix joyeuse en frappant dans ses mains avec allégresse. J’espère que votre nuit de noce a été…

Élisabelle s’interrompit brusquement quand son regard se posa sur moi, torse nu, muscles tendus comme si j’étais prêt à me battre, puis glissa vers le lit derrière moi, complètement vide.

  • Où est la princesse, Forlwey ? m’interrogea-t-elle avec étonnement.
  • Quelle princesse ? ai-je grommelé en attrapant la bouteille que j’avais gardé hier, avant de la jeter avec dédain quand je me suis aperçu qu’elle était vide.
  • Ta femme, mon garçon !
  • Oh, la fée… Mais attends, pourquoi est-ce que tu es ici, Élisabelle ? lui ai-je demandé, préférant détourner la conversation sur un sujet moins fâcheux pour éloigner l’orage que je sentais venir à l’horizon. Et c’est quoi tous ces paquets ?

La distraction marcha, car Élisabelle oublia son inquiétude pour esquisser un sourire ravi.

  • Eh bien figure-toi que je n’ai fermé l’œil de la nuit ! m’expliqua-t-elle avec fierté. En fait, comme je n’arrêtais pas de penser à quoi ressembleraient vos futurs enfants, je me suis mis à confectionner quelques vêtements en imaginant ce qui pourrait leur plaire…
  • Quelques vêtements ? ai-je répété d’un ton incrédule en envisageant les dizaines de paquets que ses jeunes serviteurs peinaient à porter.
  • …Et j’ai fini par constituer une véritable garde-robe qui les habillera de leurs premiers mois jusqu’à leur dixième année ! Bien sûr, j’ai fait plusieurs versions différentes pour filles et garçons, puisque je suis certaine qu’il y aura bientôt plus d’un héritier en cours de route !

Élisabelle me fit un clin d’œil complice, puis poussa un petit cri excité en tapant encore une fois dans ses mains.

  • Oh, comme j’ai hâte de vous montrer tout ce que j’ai fait ! jubila-t-elle. Je suis sûr que ta femme en sera ravie !

Je l’ai regardé s’agiter, complètement sidéré. A vrai dire, je ne l’avais jamais vu aussi enthousiaste… Même à mon mariage (et bien que son plaisir d’être là en tant que témoin du marié était évident), elle n’avait pas perdu son calme ainsi.

J’étais sur le point de rappeler à la baronne de Véresbaba qu’elle n’avait pas le droit de débarquer comme cela chez moi, et surtout dans mes appartements privés (objections qu’Élisabelle aurait surement balayé de la main) quand son regard se posa à nouveau sur mon lit vide. Son expression s’assombrit aussitôt.

  • D’ailleurs, tu ne m’as pas répondu tout à l’heure… reprit-elle en m’envisageant avec suspicion. Où est Aïna, Forlwey ?

Détournant les yeux avec embarras, je me suis décidé à lui répondre :

  • Elle est dans ses appartements.
  • Ses appartements ? Tu veux dire qu’elle est allée s’habiller pour le déjeuner, c’est bien ça ?
  • Je… je n’en sais rien. Je ne sais pas vraiment ce qu’elle a fait depuis qu’on s’est quittés…

En fait, je savais fort bien où et dans quel état la fée avait passé sa soirée après notre dispute. Le lien qui m’unissait à elle depuis que j’avais goûté à son sang avait à peine faibli. Même maintenant, mon instinct de chasseur m’informait que ma proie dormait encore dans son lit, épuisée par les émotions de la veille.

  • Si je comprends bien ce que tu insinue… commença Élisabelle d’un ton cassant. Tu veux dire qu’elle n’a pas passé la nuit ici avec toi ?
  • …Non, ai-je admit en déglutissant.
  • Vous n’avez donc pas consommé le mariage ?

Sa voix était presque un murmure, comme si elle n’osait le dire tout haut de peur que ses craintes se voient confirmées. J’ai détourné le regard avec embarras. Inutile d’attendre une confirmation orale de ma part ; pour Élisabelle, cet aveu était amplement suffisant. Et la colère qui était en train de s’emparer d’elle était si puissante que ses jeunes esclaves reculèrent lentement contre le mur, apeurés.

  • Donc si je comprends bien, non seulement tu n’as pas rempli ton devoir d’époux, mais tu as également trahi ton serment envers Némésis…
  • C’est peut-être un peu exagé… ai-je commencé à protester, mais Élisabelle ne m’en laissa pas le temps.
  • …Et tu m’as aussi trahi, Forlwey ! explosa-t-elle. Où sont les filleuls que tu m’as promis ?!
  • Je n’ai rien promis de t…
  • Combien de temps vais-je encore devoir attendre avant qu’ils naissent et soient suffisamment grands pour m’appeler « Marraine Belle », hein ?! Je savais que tu étais un ingrat, mon garçon, mais pas au point de fendre le cœur d’une vieille dame qui t’a tout donné…

Elle essuya une larme discrète sur sa joue, acte purement théâtrale qui avait pour but de me faire sentir coupable, afin que j’écoute sans broncher le sermon qui n’allait pas manquer de suivre. Cette fois-ci cependant, j’avais bien l’intention de faire valoir mon point de vue, poussé par l’indignation que j’éprouvais à être désigné comme seul responsable de ce désastre qui était mon mariage.

  • Ce n’est pas ma faute si le mariage n’a pas pu être consommé, Élisabelle, ai-je déclaré d’un ton que je voulais ferme (j’étais quand même chez moi, bon sang !). La fée m’a insulté, et j’ai dû…
  • Il n’est pas convenant de discuter d’un tel sujet ici, me coupa Élisabelle d’une voix impérieuse en levant la main. D’autant que tu n’es pas même pas présentable…

« C’est quand même toi qui as fait irruption dans ma chambre sans même t’annoncer ! » ai-je eu envie de protester, tout en retenant ma langue car je savais très bien que cela ne ferait que donner une occasion supplémentaire à Élisabelle pour se plaindre de mon ingratitude.

Se tournant vers Laïus, Élisabelle lui ordonna alors du même ton ferme :

  • Le Comte déjeunera dans le petit salon d’ici vingt minutes. Il prendra une infusion de sang avec de l’essence de satshéïne pour lui remettre les idées au clair. Allez aussi vérifier que la Comtesse se sent bien.

Laïus s’inclina et s’esquiva aussitôt. Techniquement, il aurait dû guetter mon assentiment avant d’exécuter cet ordre, puisque j’étais le maître des lieux et Élisabelle une simple invitée. Une telle indiscrétion de la part d’un autre nosferatu aurait pu être considérée comme une offense ou au moins un sérieux manquement à l’étiquette, selon mes liens avec l’invité fautif. Seulement voilà, cela faisait déjà un moment que la baronne de Véresbaba se comportait comme la maîtresse des lieux dans le fief des seigneurs d’Abyssombre. Même du temps de mon père, qui ne l’appréciait pas autant que mon grand-père (et mon ancienne belle-mère encore moins), Élisabelle commandait au personnel sans jamais que cette prérogative n’ait été remise en cause.

-Quant à toi, mon garçon, reprit cette dernière en tournant son regard ombrageux dans ma direction. J’espère que lorsque tu viendras déjeuner, tu auras une bonne explication pour m’expliquer ce désastre...

***

  • ...Et donc ensuite j’ai décidé d’en rester là pour ce soir, en me disant qu’elle avait compris sa leçon, ai-je achevé du ton de l’homme qui, injustement accusé, parlait avec l’assurance de quelqu’un qui se sait innocent et dans son droit.

Nous étions installés dans le petit salon, Élisabelle face à moi tenant sa tasse de porcelaine avec délicatesse, et écoutant depuis maintenant dix minutes mes explications sans même faire mine de m’interrompre. Je venais de lui raconter les événements de la veille afin de lui prouver que j’étais bien victime et non coupable de l’insolence de la fée, laquelle m’avait ainsi empêché de faire mon devoir d’époux et d’accomplir la volonté de Némésis. J’étais plutôt fier de mon discours : j’avais parlé avec conviction et fermeté, persuadé qu’une fois la vérité rétablie, Élisabelle comprendrait alors que j’avais agi avec mesure et raison pour remettre la fée à sa place.

La baronne de Véresbaba porta la tasse à ses lèvres pour boire une gorgée de l’infusion. Puis elle reposa la porcelaine sur ses genoux avant de me dire d’un ton tranchant :

  • Tu t’es comporté comme un parfait imbécile, mon garçon.

J’étais tellement stupéfait que ma propre tasse faillit m’échapper des mains.

  • Tu n’es pas sérieuse, Élisabelle, ai-je enfin balbutié, oscillant entre indignation et incrédulité. Tu ne peux pas prendre le parti de cette sauvage contre moi ! Ce n’est pas juste !
  • Ce n’est pas une question de justice, Forlwey, mais de bon sens ! La reine t’a expressément recommandé de ne pas violenter ou traumatiser ton épouse… et toi dès ta nuit de noce, tu manques de la forcer comme une esclave !
  • Sa Majesté a bien faillit l’étrangler lorsque la fée lui a été présentée, ai-je bougonné.
  • Sa Majesté peut se permettre de contredire ses propres ordres, si cela lui chante ! Toi en revanche, Forlwey… une telle attitude peut te valoir une exécution pour trahison, tout nosferatu que tu es ! Tu sais pourtant que depuis le Schisme, Némésis prend la trahison très au sérieux… Et vu ce qu’il s’est passé avec tes frères, j’aurais espéré que tu ne lui aurais pas donné de raisons de douter de ta loyauté ! T’en prendre à la princesse alors même que Némésis place de si grands espoirs en ses pouvoirs… si cela se savait, tu donnerais de bons arguments à ceux qui veulent voir ta tête sur une pique !
  • La reine ne se rend pas compte à quel point ma situation est compliquée, me suis-je plaint en secouant la tête. La fée me méprise… pire, elle me hait.
  • Et tu crois que la violenter va changer ses sentiments pour toi ? ironisa Élisabelle.
  • Elle me détestait déjà avant… l’incident d’hier. Alors je vois mal comment je pourrais l’amener à servir volontairement Némésis ou même engendrer les héritiers que la reine veut si je ne peux pas lui… forcer la main.

Sans compter que depuis que j’avais goûté son sang, je ne rêvais plus que d’une chose ; plonger mes canines dans son cou délicat et m’en délecter à nouveau… Mais ça, je me suis bien gardé de le dire à Élisabelle. A vrai dire, j’avais omis de lui révéler que j’avais goûté au sang de la fée ce soir-là, et que depuis ce souvenir m’obsédait ; c’eut été admettre que je perdais le contrôle… et le Comte Sanglant ne perdait jamais le contrôle de la situation !

Élisabelle poussa un soupir découragé, puis elle posa sa tasse à côté d’elle avant de joindre les mains sur sa poitrine tout en m’observant, comme si elle se demandait par où commencer.

  • Tu sais que j’ai déjà été mariée trois fois, finit-elle par me dire après quelques secondes de silence.
  • Je le sais très bien, ai-je acquiescé, tout en ne sachant pas très bien où elle voulait en venir.

A suivre...

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